5. Annabelle

jadedm

Chapitre 5 du roman - Un tant soit peu d'amour

Je grelottais tellement qu'il m'était difficile d'insérer les clés dans la serrure. Lorsque j'y parvins enfin, le cliquetis retentit et je poussais la porte avec l'épaule. Je lâchais un long soupir et mon sac s'écrasa bruyamment au sol. Je me défis de mon manteau, le suspendis, puis enlevais mes chaussures et mes chaussettes trempées. 

  Alors qu'il faisait h abituellement beau en cette période de l'année, l'automne s'était abattu d'un coup, accompagné de violentes bourrasques et de tristes averses. En peu de temps, les arbres s'étaient vu dépouillés d'une bonne partie de leurs feuilles à peine jaunies, et les pavés bordelais étaient rendus glissant par cette pluie torrentielle. 

  Je traversais l'appartement sur le bout des pieds et m'enfermais dans la salle de bain pour me réchauffer et me changer. La journée avait été exécrable et j'étais bien contente que tout cela soit terminé. 

  Voilà deux ans que j'avais été engagée en tant que vendeuse dans un magasin de vêtements qui ouvrait à peine ses portes. Dès le début, j'avais compris que l'entreprise était vouée à l'échec. La marchandise ne correspondait pas aux besoins du quartier, les prix étaient bien trop élevés et les produits marginaux. Toutefois, j'avais besoin d'un travail et celui-ci n'était pas très loin de mon appartement, ce qui me permettait de faire pas mal d'économies. Puis les mois ont succédé aux semaines, qui se sont eux-mêmes transformés en année et le bilan est tombé. En dépit de son résultat négatif, la responsable a souhaité poursuivre et laisser une chance à son commerce pour une année supplémentaire. Les choses ont continué à se dégrader, tant au niveau professionnel qu'au niveau relationnel. J'ai donc fini par être licenciée pour cause économique et mon dernier jour venait enfin de s'achever. 

  La chaleur ambiante me détendit peu à peu et je sortis de la douche pour me sécher vigoureusement. Je me brossais soigneusement les cheveux, avant de les attacher en une tresse. J'enfilais ensuite mon pyjama ainsi que ma vieille robe de chambre, puis allais me faire un thé.

  Une fois ma tasse remplie d'eau fumante, je m'installais sur le fauteuil. Mon regard erra un instant et se perdit dans le vide. Je restais un long moment ainsi, apathique, sans aucune pensée ni aucune émotion. Lorsque je revins peu à peu à moi et ma vision se fit plus nette et je distinguais alors la photo qui me faisait face. 

  Elle avait été prise par Sinead, peu de temps après que mon amie se soit inscrite à des cours de photographie. Elle représentait la petite plage de Nore, en contrebas de chez elle. Des traces de pas longeaient le bord de l'océan, où s'écrasaient de sauvages rouleaux crachant des gerbes d'écume. De petites gouttes constellaient l'image, ajoutant quelques tâches floues par-ci par-là. 

  Malgré le fait que ce soit un cadeau de Sinead et que l'oeuvre me plaise beaucoup, je ne supportais plus cette photo. J'avais des nausées rien qu'à la voir. Je voulais la déchirer, la brûler ! Et pourtant, je n'arrivais pas à l'enlever ni à m'en séparer. Je haïssais cette maudite plage où avait péri ma meilleure amie, mais d'un autre côté, c'était la dernière chose qu'il me restait d'elle.

  Mes yeux s'embuèrent et mes mains tremblèrent autour de ma tasse. Je bus une gorgée de thé, me concentrant sur le liquide chaud qui se répandait dans mon corps, mais je ne pus réprimer un frisson. Cela faisait six mois que Sinead avait été retrouvée morte sur la plage de Nore, et je n'arrivais toujours pas à faire mon deuil. 

  Chaque nuit, je revivais le matin où j'avais reçu l'appel d'Oscar. Je travaillais ce jour-là et n'avais pas décroché immédiatement. Plus tard, lorsque j'avais écouté son message me pressant de le rappeler, j'avais trouvé cela étrange qu'il me contacte, alors que nous ne nous côtoyons guère en dehors de nos rencontres avec Aaron et Sinead. Quelque chose dans sa voix m'avait alerté et je m'étais dépêchée de le rappeler. 

  Ce qui s'en suivit reste entouré d'un épais brouillard. Je me souviens de l'avoir écouté me parler de Sinead, m'annonçant qu'elle était décédée. Sa voix tremblait et se brisait régulièrement, mais il avait réussi à tenir la conversation jusqu'au bout. Il m'avait expliqué qu'elle avait été retrouvée sur la plage et que la police avait ouvert une enquête pour tenter de déterminer les circonstances de sa mort. Il n'en savait pas plus pour le moment et me tiendrait au courant dès qu'il aurait de nouvelles informations. 

  Lorsqu'il eut raccroché, je me suis sentie faible. Ses mots ne cessaient de résonner dans ma tête et je pensais que j'avais peut-être mal compris ce qu'il me disait. La pièce s'était alors mise à tourner autour de moi et j'avais à peine eu le temps de m'asseoir avant de perdre connaissance. J'étais revenue à moi quelques minutes plus tard, le coeur au bord des lèvres et j'avais prévenu ma responsable que je ne pourrais pas venir travailler. J'avais ensuite appelé ma mère qui était immédiatement venue s'occuper de moi pendant quelques jours. 

  Après l'annonce du décès de Sinead, j'étais tombée en dépression et avais dû être arrêtée. N'ayant pas de nouvelles, j'avais fini par me forcer à rappeler Oscar. Il m'avait alors informé de la date de l'enterrement et j'avais pris les dispositions nécessaires pour m'y rendre. Une fois sur place, le cauchemar ne fit qu'empirer. Aaron n'était plus que l'ombre de lui-même et Oscar semblait complètement dépassé par les évènements, sans compter Cillian qui s'était pointé à la cérémonie avec son air arrogant.

  J'en profitais pour rendre visite à Ms Brennan, mais ce qu'elle m'apprit à son tour n'arrangea pas les choses. Selon ses dires, la police n'arrivait pas à se prononcer sur ce qu'il était arrivé à mon amie. Tantôt, ils penchaient pour un suicide tantôt, pour un meurtre. Apparement, l'inspecteur était obstiné et avait bien l'intention de découvrir la vérité. Divers éléments laissaient penser que quelqu'un était à l'origine de la mort de Sinead, mais ils n'avaient aucune preuve pour le moment et il était encore trop tôt pour tirer des conclusions. 

  J'avais accueilli ces informations avec une froideur morbide. Je me sentais apathique et je ne savais pas ce que j'aurais préféré entendre. Il est difficile d'accepter qu'une personne que l'on aime se soit donné la mort. 

  J'avais l'impression de n'avoir pas pu protéger Sinead et ça me rendait malade. Ces derniers mois repassaient en boucle dans ma tête et je me rendais compte à quel point nous nous étions éloignées l'une de l'autre. J'avais été trop préoccupée par ce travail qui me rongeait chaque jour un peu plus, pendant que Sinead faisait face à ses propres problèmes dans un autre pays. 

  Une fois l'enterrement de mon amie passé, je décidais de rentrer. Voir les hommes de Sinead dans un tel état de détresse n'arrangeait pas mon propre mal-être. De plus, je scrutais chacun de leurs gestes, pensant qu'ils étaient peut-être coupables. J'en étais devenue ridicule et je préférais m'en aller avant de péter les plombs. 

  J'appelais régulièrement Oscar durant les semaines qui suivirent les obsèques, pour prendre des nouvelles. Pourtant, je n'apprenais jamais grand chose et il restait vague sur ce qu'il se passait là-bas. Un jour, je cessais de l'appeler et je n'eus plus de nouvelles durant de longs mois.

  Alors que l'été nous étouffait de sa chaleur accablante, le passé ressurgi avec force, balayant tout sur son passage. La police avait fini par clore l'enquête et avait déclaré qu'il s'agissait d'un suicide. Tandis qu'Oscar me parlait, cherchant ses mots, j'entendais une petite voix hurler à l'intérieur. Pourquoi ma meilleure amie se serait-elle donnée la mort ? Comment une telle chose avait-elle pu arriver ? Pourquoi personne ne s'était douté de rien ? Pourquoi n'étais-je pas là lorsqu'elle en avait eu besoin ? Je lui avais alors raccroché au nez, refusant d'en entendre davantage. 

  Depuis ce jour, les circonstances floues autour du décès de Sinead n'ont cessé de me hanter et je me posais encore et toujours la même question. Que s'était-il passé ? Je trouvais étrange que la police ait travaillé plusieurs mois sur l'affaire pour finalement conclure à un simple suicide. Ils avaient mené de nombreuses recherches et malgré cela, ils n'avaient pu exploiter aucune preuve tangible permettant d'indiquer qu'il s'agissait d'un meurtre. Je me doutais qu'ils avaient donc fini par clore le dossier sans grandes convictions, car l'affaire stagnait et qu'ils avaient sûrement été appelés ailleurs.

  Je refusais de croire qu'il puisse s'agir d'un suicide. Pourquoi aurait-elle mis fin à ses jours ? Je savais bien que Sinead avait rencontré des problèmes psychologiques par le passé, et avait déjà eu des gestes lourds de conséquences, mais elle avait toujours su se faire secourir à temps… Bon sang, que s'était-il donc passé sur cette maudite plage ?  

  Les larmes roulaient à présent sur mes joues et la photo de Sinead dansait sous mon regard embué. Je m'en voulais tellement de n'avoir pas su la protéger. Pourquoi m'étais-je éloignée d'elle ainsi ? Pourquoi n'écoutais-je qu'à moitié nos dernières conversations ? Quelque chose aurait pu me mettre la puce à l'oreille et j'aurais peut-être pu éviter un tel drame. 

  Puisque je ne croyais pas à la conclusion de la police et qu'eux-mêmes ne semblaient pas satisfaits de leur enquête, la mort de Sinead impliquait forcément une tierce personne. Il m'était inconcevable que cela puisse être un inconnu. Alors lequel des hommes de Sinead serait le plus à même d'avoir commis l'irréparable ? Aaron son mari, Oscar son meilleur ami ou Cillian son amant ? Sinead était une femme appréciée, mais son véritable cercle concentrique était restreint et je savais que de nombreuses tensions s'étaient accumulées en son sein ces dernières années…

  J'avais dû m'endormir, car je sursautais soudain dans un cri. L'appartement était plongé dans le noir et je me trouvais encore sur le fauteuil, face à la plage de Nore. Le souffle court, le dos trempé de sueur et les cheveux collés contre mon visage, je n'arrivais pas à me débarrasser du cauchemar qui m'avait assailli. 

  Il y faisait sombre et j'étais couchée sur une plage, du sable plein la bouche, dans laquelle perçait le goût métallique du sang. Au-dessus de moi, se tenait un homme et ses mains se resserraient peu à peu autour de mon cou. Je me débattais tant bien que mal, mais mon assaillant n'avait que faire de mes pauvres tentatives. L'air me manquait et je paniquais, tandis que mon regard se plongeait dans les billes noires d'Aaron, devant lesquelles volaient quelques mèches blondes de Cillian. Lorsque l'homme parla, ce fut avec la voix rauque d'Oscar sans que je n'en comprenne un traître mot.  

  À présent que j'étais de retour chez moi, ce cauchemar dans lequel les trois hommes n'en faisaient plus qu'un me glaçait le sang. Je me mis à trembler et une crise de larmes s'empara de moi. Le rêve était tellement réel, tellement violent, qu'il me tordait le ventre. Je pris alors ma décision. 

  Il fallait que j'affronte mes démons. Il fallait que je sache la vérité sur la mort de Sinead. Cela n'était plus une simple pensée, mais une réalité qui me frappait de plein fouet. Il faudrait me rendre sur place, tout reprendre à zéro, rencontrer les uns et les autres, poser les bonnes questions et lire entre les lignes. Je ne devais avoir aucun scrupule, aucune honte de la manière dont je reviendrais déterrer le passé. J'avais du temps et du désespoir à revendre. J'étais déterminée et peu importe ce que j'y découvrirais, tant que j'aurais les réponses à mes questions.

  Je ne pouvais toutefois pas me lancer tête baissée dans l'aventure que je m'étais destinée. Bien que libérée de mes obligations professionnelles, j'avais encore des papiers administratifs à régler et je devais surtout annoncer ma décision à ma famille et à mes amis. Je passais la semaine suivante entre plusieurs rendez-vous, me demandant comment aborder le sujet avec mon entourage. 

  Finalement, lassée d'attendre le bon moment, je me rendis à l'improviste chez mes parents. Je réussis à faire bonne figure et à me contenir jusqu'au  dessert, avant d'annoncer nonchalamment.

 « Je vais partir en Irlande pour quelque temps. »

  Ma déclaration jeta un froid autour de la table. Mes parents échangèrent un regard, tandis que mon père secouait la tête.

« Que vas-tu faire là-bas ? 

- J'ai prévu d'enquêter sur la mort de Sinead. »

  Les yeux de ma mère s'agrandirent et elle s'écria avec de grands gestes :

« Mon Dieu, Nana ! Tu as perdu la tête ? 

- maman, calme toi… Laissez-moi vous expliquer.

- Tu n'iras pas là-bas ! Encore moins si c'est pour fouiller dans le passé et faire ressurgir ce terrible drame !

- J'ai besoin de savoir ce qu'il lui est arrivé.

- Ce qu'il lui est arrivé ? répéta mon père d'une voix où perçait la colère. Cette pauvre fille s'est tuée, laisse-la reposer en paix ! Laisse-les tous tranquilles, bon sang ! J'aimais bien ton amie, mais elle n'a jamais été totalement saine d'esprit ! Je n'étais pas vraiment surpris quand ta mère m'a annoncé la nouvelle. »

  J'étais sidérée. Comment pouvait-il dire de telles choses ? Il haussa les épaules devant mon air ahuri et se servit une part de gâteau comme si nous avions évoqué le temps qu'il faisait et que le sujet était clos. Je me tournais vers ma mère qui baissa les yeux. 

« Vous n'êtes pas sérieux… Sinead était ma meilleure amie. J'ai le droit de savoir ce qu'il s'est passé.

- Nana, si la police a conclu au suicide, c'est qu'il y a une raison. Tu ne vas pas remettre en question leur jugement tout de même ?

- Si, justement ! Je n'y crois pas un seul instant ! Je pense réellement que Sinead a été tuée, maman ! »

  Elle leva les yeux au ciel, tandis que mon père frappait du poing sur la table.

« Ça suffit, maintenant ! Tu ne vas nulle part, tu ne mènes aucune enquête et tu fiches la paix aux gens ! De quel droit vas-tu débarquer là-bas avec ton joli minois et tes questions déplacées ? Je suis désolé pour ce qui est arrivé à ton amie, mais tu dois apprendre à faire ton deuil autrement ! »

  Je me passais les mains sur mon visage brûlant de colère. Je savais que mes parents n'approuveraient pas mes projets, mais je ne pensais pas qu'ils se montreraient aussi virulents. Je les laissais s'emporter quelques instants avant de me lever.

« En fait, je n'étais pas venue vous demander votre avis. Ma décision est prise et quoi que vous puissiez dire, cela n'y changera rien ! J'étais simplement venue vous annoncer mon départ pour une durée indéterminée. »

  Je repoussais ma chaise, enfilais ma veste et m'en allais sans un mot, suivi par les lamentations de ma mère. Derrière nous retentissaient les cris de mon père, m'ordonnant de revenir à table et de cesser mes enfantillages. Je n'y prêtais pas attention et sortis en claquant la porte.

  Après l'altercation avec les parents, il me tardait de faire mes valises et de m'envoler vers l'île d'émeraude avec mon enquête pour seule objectif. Arrivée chez moi, je m'écroulais sur mon lit et m'endormis sans même m'en rendre compte. Je passais la journée du lendemain à chercher les meilleurs prix pour les billets d'avion et les locations de voitures. Le plus difficile fut toutefois de trouver un logement. Aaron et Oscar résidaient le long de la Sky Road, tandis que Cillian habitait à Galway, et j'hésitais longuement entre les deux endroits, éloignés d'environ une heure de route. Je finis toutefois par trouver mon bonheur à Clifden, petite bourgade située à quelques minutes de Nore. Il s'agissait d'un petit appartement lumineux au coeur de la ville et je fus immédiatement conquise. 


  Alors que le départ se rapprochait, je ressentais un étrange mélange d'excitation et de peur. Le tableau de Sinead me hantait un peu moins chaque soir et j'étais impatiente de me rendre au petit hameau de Nore pour commencer mes recherches et comprendre ce qu'il était arrivé à mon amie.

  Toutefois, bien que je sois motivée, je n'avais aucune idée de la manière dont j'allais m'y prendre. Je n'y connaissais rien en criminologie, psychologie ou quoi que ce soit qui puisse m'aider. Je n'avais pas vraiment réfléchi au moyen de mener mon enquête et la veille du départ, une sourde angoisse s'empara de moi. 

  Pourquoi réussirais-je là où la police en avait été incapable ? Qu'espérais-je découvrir en rouvrant les blessures du passé ? Que se passerait-il si mes recherches confirmaient qu'elle s'était réellement suicidée ? Ou au contraire, comment réagirais-je si elle avait été assassinée ? Quelle serait ma réaction si l'auteur du meurtre était, comme je le pensais, l'un des trois hommes de sa vie ? J'espérais trouver des réponses à toutes ces questions, mais que ferais-je de la vérité ? 

  


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