A contre-temps

makara

L'histoire d'un homme qui vit à contre- temps et victime de tremblements

Dorian vit à contre-temps. Depuis tout petit. Il est perdu face à la rapidité du monde. Il est témoin des minutes qui filent et des cycles qui disparaissent et il se sent démuni. En ce matin du 10 Janvier 2017, Dorian marche dans la rue. Il y a ce soleil blafard d'hiver qu'il connaît bien, des nuages argentés, des feuilles dentelées au sol et une odeur de pain entêtante qu'on vient juste de sortir du four. Dorian met entre cinq et vingt minutes pour aller de son appartement à l'Université où il enseigne la philosophie. Cette marge de temps est nécessaire car Dorian est attiré par les petits riens, les vétilles qui pullulent, invisibles, sauf pour lui. Il voit l'univers tourner, les gens courir, la symphonie du monde s'accélérer et il ne sait jouer que les soupirs et les silences.

Alors qu'il remonte le Boulevard Saint-Michel qui mène à la Sorbonne, il s'arrête pour ramasser un morceau de plastique qui lui rappelle étrangement la forme d'une main. Il caresse l'objet un instant puis le soulève lentement avant de le mettre dans la poche de son manteau. Un souvenir. En se relevant, il croise son regard dans la devanture d'un magasin de vêtement. Il est svelte, élancé, la peau brunit par des mélanges familiaux qu'il n'a jamais compris. Ses cheveux jais ont une texture indéfinissable, épais par endroits, vaporeux ailleurs. Ses prunelles sombres posent sur le monde un regard lointain. Parfois, il semble même complètement absent. Il ne s'en rend pas forcément compte. Lorsque ses élèves le lui font remarquer en cours il dit « s'être perdu dans la concordance des temps ». Cela les fait rire. Il rit aussi car il sent que c'est ce qu'on attend de lui. Il détaille son apparence et remarque un pli sur son manteau qu'il aplatit d'un geste assuré. Il ajuste son foulard et passe une main dans ses cheveux pour les discipliner. Il aime son allure de dandy des rues, surannée certes, mais tellement singulière. Le bib-bip de sa montre le rappelle à l'ordre. Cet égarement continu dans ses pensées le fait arriver systématiquement en retard. Il se détourne et continue sa marche d'un pas paisible. Sur le chemin il est arrêté à deux reprises par des objets au sol et une fois par un combat d'oiseau dans les arbres qui l'émeut particulièrement. Lorsqu'il arrive à l'Université, la secrétaire de l'accueil l'appelle.

Monsieur Fabre ! Vous n'avez pas eu le mail ?

Je n'ai pas d'ordinateur, répond-t-il simplement.

Ah, soupire la jeune femme. Bon et bien votre cours était avancé ce matin deux heures plus tôt, les élèves sont déjà partis étant donné que vous n'arriviez pas...

Dorian dévisage la jeune femme, impavide.

Vous avez loupé votre cours du coup, insiste-t-elle.

Dorian acquiesce. Ses mains s'agitent, cela arrive souvent lorsqu'il a des imprévus.

Monsieur Stephano veut vous voir dans son bureau, ajoute-t-elle, c'est urgent.

Très bien, marmonne Dorian en se dirigeant vers le département de Philosophie.

Il monte au deuxième étage et frappe à la porte de Monsieur Stephano, le chef du département de philosophie. Une voix lui répond d'entrer. Il s'exécute.

Ah, Dorian. Vous voilà. Très bien je souhaitai vous parler. Asseyez-vous.

Dorian se rapproche et s'assoit dans le vaste fauteuil en cuir. La pièce sent un peu la cannelle et le renfermé, les meubles sont en bois, le bureau occupe les trois quart de la pièce. Des liasses de papiers sont empilées en équilibre précaire sur le bureau.

Nous devons discuter. Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Sur douze cours, vous êtes arrivé onze fois en retard. Sans compter celui d'aujourd'hui où vous n'êtes pas venu. Cela n'est plus possible, bien que je sois sensible à votre condition nous ne pourrons pas vous reproposer un poste pour l'année prochaine.

Dorian dévisage le vieux monsieur au fort accent espagnol. Il trouve sa moustache bien plus étroite que d'habitude, son visage plus bouffi. Les informations montent lentement à son cerveau. Plus de travail l'année prochaine. Il prend une grande inspiration, réflexe impulsif lorsque une chose le contrarie. Souvent il a l'impression d'étouffer, de chercher l'air nécessaire à sa survie parce qu'il n'aspire que la pollution du monde, les immondices que l'on préfère ne pas voir mais qui existent bel et bien.

Monsieur Fabre ? (…) Dorian ? S'inquiète Monsieur Stephano.

S'ensuit un silence pesant. Dorian se lève, époussette le fauteuil, ouvre la porte et la referme derrière lui sous le regard ébahi du chef du département. A quoi bon ? A quoi bon, discourir, argumenter, se justifier. Le travail dans ce monde est surestimé. Ce n'est pas pour lui. Le domaine dans lequel il excelle c'est l'observation du monde. Il calcule les infinis possibles de la vie, les délais et les hasards. Mais qui cela intéresse-t-il ? Faut-il un rendement à tout ? Le métronome de Dorian est cassé depuis ses 5 ans. Les retards, les traitements, les tremblements sont les nouveaux rythmes, les nouvelles mesures de son existence. Une fois à l'air libre, sa respiration se calme. Il pèse et sous-pèse les choix qui se présentent à lui et décide d'aller croquer des minutes à la boulangerie. Il aime bien y aller. Sa seule amie y travaille, Constance. Il entre dans le magasin. Une douce chaleur l'étreint. Le lieu est coquet, coloré. Des pains multiples agrippent le regard et l'odorat. Cela lui rappelle son enfance. Constance est jolie, elle est habillée d'un tablier jaune fleurie et une chaînette en forme de sablier flotte sur sa poitrine. C'est grâce à cet objet que Dorian lui a parlé la première fois. Il sourit et demande des croissants mais ne quitte pas des yeux les sables du temps qui rapidement s'égrènent.

Ça va Dorian ? lui demande Constance après avoir servi le dernier client.

Dorian hausse les épaules, minaude et finit par lâcher :

Non pas fort, j'ai perdu mon emploi.

Les yeux verts de Constance se teintent de tristesse.

Oh je suis désolée. Encore les retards ?

Oui. Mes efforts sont vains... murmure-t-il en mangeant dépité un morceau de croissant.

Non, ce n'est pas vain, Dorian. Tu l'as dit toi-même la dernière fois.

Dorian soupire et s'adosse contre le mur.

Je suis inadapté.

Alors tu es mon inadapté préféré.

Ce n'est pas drôle Constance, la réprimande-t-il avec un sourire contrit.

Tu n'as pas tout essayé... Il doit rester des solutions non ?

Je vais aller vivre dans les musées ce sont les seuls lieux ou la lenteur et la langueur sont encore appréciées.

N'exagère pas, s'esclaffe Constance.

Si, là-bas je suis bien. J'ai l'impression que c'est un monde à ma mesure.

Tu n'as qu'à essayer de trouver du travail au musée alors !

La réflexion de Constance se fraye un chemin dans l'esprit de Dorian. Peut-être, pourquoi pas... Subitement il a envie d'être entouré d'œuvres d'art, de perdre son temps à observer les détails. Il s'approche de Constance, l'embrasse sur le front et sort d'un pas vif de la boulangerie. Il s'engouffre dans le métro, descend les escaliers quatre à quatre. Quelle allure, c'est rare qu'il aille aussi vite ! Il disparaît dans une rame de métro et s'assoit sur un siège d'une couleur indéterminée. Pendant le trajet son esprit vagabonde. Peu à peu il perd pied. Il reprend conscience lorsque le métro arrive à son terminus, un enfant le regarde revenir à la vie. Son esprit est brumeux, un mal de tête lui vrille le crane. Il se demande s'il a bien pris son traitement ce matin puis se relève péniblement. Le monde se met à tourner. Il s'adosse contre le wagon, tétanisé par la peur. La dernière chute a été traumatisante. Plusieurs côtes fêlées, et une entorse au poignet. Qu'est-ce qu'il ne donnerait pas pour ne plus avoir ces pertes de conscience, cette mémoire à trou. Il aimerait coudre les blancs entres eux, attaquer les stigmates a la racine, raccommoder les fils de son existence. Mais il n'a pas d'aiguille.

Lentement, il se force à sortir de sa léthargie et décide de rejoindre à pied le Louvre. Après une longue marche, un sentiment de victoire s'empare de lui lorsqu'il atteint le musée. Le bâtiment grouille de monde. Il espère que cette fourmilière touristique se cantonnera aux classiques tableaux et que sa vue ne sera pas ternie par tous ces tueurs d'images : les caméras, les appareils photos et leurs comparses. Dorian se dirige vers les salles de la Renaissance italienne, source inépuisable de bonheur pour lui. Il s'extasie devant la bataille de San Romano puis reste bouche-bée devant Saint-Michel terrassant le démon. L'imbroglio de couleurs lui assène comme des shoots d'adrénaline. Chaque tableau est un voyage préférable à sa réalité. Alors qu'il ne lui reste plus que quelques minutes avant de rejoindre la sortie c'est là qu'il L'aperçoit. Placée dans un coin, poussiéreux, la peinture n'a pas été mise en valeur si bien que de nombreuses personnes passent devant sans même lui jeter un coup d'œil. Dorian se rapproche, son cœur bat plus fort dans sa poitrine. L'œuvre d'art ne dépasse pas un mètre. L'ensemble est sombre mais la silhouette de l'homme qui émerge de l'ombre capte le regard de Dorian. Le modèle est magnifique, certainement un aristocrate vénitien. Appuyé sur un bloc de marbre, le jeune esthète est vêtu d'un pourpoint noir et d'une chemise blanche plissée, dont le col froncé est serré par un cordon. Une chaîne en or avec un médaillon orné d'un saphir et d'une perle se découpe sur sa chemise entrouverte. Dans sa main gauche, il tient un gant d'une grande qualité. L'index de sa main droite est couronné d'une bague armoriée. Il semble désigner quelque chose. Dorian est fasciné. Il y a une certaine ressemblance entre les deux hommes. Un air commun qui a traversé les siècles... Le modèle pose dans une attitude nonchalante, son regard doux semble lointain comme celui de Dorian. Il est de face, la tête ainsi que le regard légèrement tournés vers la droite. Le raffinement des gants de cuir montre la maîtrise du peintre. Dorian se penche pour lire le nom et l'auteur d'un tel chef d'œuvre. Le Titien, « l'homme au gant ». Un maître de la Renaissance, ce n'est pas étonnant, pense-t-il. Dorian se demande bien ce que le jeune homme montre du doigt. Il imagine la scène dans l'atelier du peintre, les longues heures de pause et soudain l'arrivée d'un rouge-gorge ou d'un roitelet qui interpelle le jeune homme. Sans un bruit, sans mimique celui-ci aurait simplement tendu l'index pour montrer l'insolite étranger. Il était certainement comme lui, un peu différent. Il s'approche encore plus, son visage n'est plus qu'à quelques centimètres de la peinture. Une voix l'interpelle. Il ne bouge pas. Pourquoi l'embête-t-on ? Il contemple.

Monsieur, nous allons fermer ! Veillez rejoindre l'accueil.

Dorian, déçu, se voit obligé d'abandonner sa Galatée, l'objet nouveau de son désir. Il jure de revenir dès le lendemain et c'est ce qu'il fait. Les jours passent et sa passion pour le tableau ne faiblit pas. Il reste des heures à l'admirer sous différents angles. Il a maintenant remarqué le fin duvet au dessus des lèvres de son aimé, sa carrure, sa posture qui impose le respect. Il est persuadé que derrière l'homme, derrière cette noirceur se cache un monde entier, un univers que lui seul devine et qui attend sa venue. Il lui suffirait de toucher la toile pour y être plongé, pour rejoindre ce jeune homme au regard si profond. Il se met même à dessiner pour justifier son inertie face à la peinture. A l'aide d'un petit cahier il esquisse les contours, ajoute des couleurs, transforme les expressions de son visage. Il perd toute notion du temps. Lorsqu'il rentre le soir chez lui, seul, son esprit est ailleurs. Un esprit qui virevolte en compagnie de l'homme au gant. Peu à peu il commence à échafauder un plan : voler la peinture. Cela lui semble cohérent. Il trouve que l'homme au gant est un portrait trop intime pour être affiché ainsi, il le voit mieux au dessus ou en face de son lit tel son double. Il recherche dans les petites annonces un travail au Louvre, il demande au personnel si une position s'est libérée. On lui propose d'être agent de service. Il accepte et passe ainsi ses soirées et ses matinées à nettoyer les innombrables salles du musée. Il est toujours envoyé plus loin dans les dédales du Louvre et pendant plusieurs jours, il ne peut rejoindre son aimé. Au bout de quelques semaines, il arrive à être affecté au secteur Renaissance, sa joie est immense. Pendant plus d'une dizaine de jours, il s'affaire près du portrait. L'homme au gant l'observe du coin de l'œil, il semble lui dire «  qu'attends-tu ? ». Il guette la meilleure occasion. Il a maintenant compris qu'à 21heures tous les soirs, l'alarme est désactivée quelques minutes. Il sait qu'il va devoir à ce moment là s'emparer du tableau, le recouvrir d'un linge et le poser sur son chariot ménager. Personne ne verra rien. Il en est sûr. Il planifie son action le 30 Janvier 2017. Le jour J, il prend conscience de la lenteur du temps. La journée lui semble interminable. Quand l'heure arrive et qu'il déambule avec son chariot dans les pièces, son cœur bat à pleine vitesse. Ses mains sont moites, sa tête est lourde. Plus il s'approche de la salle, plus il sent l'échec. Pour la première fois il a l'impression d'être à la vue de tous, que les regards sont unanimement tournés vers lui. A 20H55, il se retrouve dans la salle en question. « L' homme au gant » est à peine visible, les lumières tamisées de la pièce font danser des reflets dorés sur les habits du jeune homme. Dorian s'égare dans les prunelles de l'aristocrate. Quelle élégance... Le bip-bip de sa montre le rappelle à l'ordre. C'est maintenant. Tout de suite. Un poids soudain lui pèse sur la poitrine, il a l'impression d'être écrasé sous la pression. Il lève les mains et détache avec douceur le tableau de son axe. Il le pose délicatement au sol. Il s'essuie les mains contre son pantalon. Il sue. Il entend soudain des pas derrière lui. Un frisson le traverse, une torpeur le saisit. C'est fini.

Monsieur ! Que faîtes-vous ? Remettez immédiatement ce tableau à sa place !

Dorian n'ose pas regarder l'individu qui arrive dans sa direction. Il tombe à genoux et marmonne quelques mots incompréhensibles. Son plan à échoué, drastiquement. Il plonge dans le regard de l'homme au gant. Ses mains se mettent à trembler. Oh non... Depuis quand a-t-il oublié son traitement ? Il essaie de maîtriser ses soubresauts. La peinture lui échappe et tombe au sol. Il se penche et touche d'un doigt fragile la surface de l'œuvre. Il a l'impression qu'il pourrait attraper sa main. Subitement, il se sent projeté hors de son corps. Déconnecté. Sous l'index inquisiteur de son aimé, il est pris de convulsion, ses yeux se révulsent. Son corps ne lui obéit plus.

Sa crise est bien plus forte que d'habitude.

Le contre-temps est terminé. Le compte à rebours a commencé.

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