A Elle

sylvenn

Noires Heures - Essais

Avant de parvenir à elle, je ne vivais pas. Je ne savais même pas ce que c'était de vivre. J'attendais juste mon tour, inconscient.
Lorsqu'un jour j'ai été appelé, je ne savais pas quelle serait la suite. Je n'avais même pas hâte de la connaître, à vrai dire : j'étais bien comme ça, je baignais dans une suffisance intérieure où je ne manquais de rien. Pourtant avant même le début, elle m'a fait découvrir le bonheur.


Non, pendant des mois, je n'ai rien demandé. Mais aussi progressivement que soudainement, les choses se sont accélérées. Moi qui n'attendais rien, voilà que la tentation avait saisi mon cœur. Il brûlait d'envie, de curiosité ; les choses ne pouvaient plus rester ainsi.


Ce profond bonheur que je vivais jusqu'à présent, tapi dans mes propres Abysses, s'était vite transformé en une frustration silencieuse et latente. Je devais découvrir. Je devais partir.


Alors je suis parti.


Persuadé que je m'engageais à nouveau dans un processus lent, dans une douce berceuse comme celle que j'avais toujours connue, je n'ai rien vu venir.


J'ai embrassé un autre Bonheur : le vrai Bonheur.


En embrassant ce dernier, j'ai senti naître en moi un souffle nouveau. Un souffle frais de vitalité, et chaud d'une passion flamboyante.


Plus jamais je ne pourrais m'en passer une seule seconde. Je venais à la vie, la vraie. Elle me tendait les bras et je me jetais en eux. Elle m'étreignait et je l'étreignais en retour. Ainsi pendant les premiers jours, les premiers mois, les premières années même, jamais on ne sut nous décrocher l'un de l'autre.
J'étais en vie.

Mais sans le savoir, je fus aussi dès lors, en route vers la mort.
Chaque seconde était perfection. Le lendemain, elle devenait un souvenir étincelant que ma mémoire venait encadrer sur les murs de mon cœur.


Le souffle qu'elle m'inspirait, inspirait tout autant mes idées. La Vie était Belle, et je ressentais un irrépressible besoin de le montrer. Pas en hurlant : en chantant. En dessinant. En écrivant. D'un coup, c'était comme si tous les sens que la Nature nous avait offerts n'avaient existé que pour lui rendre cet hommage. A Elle.


Alors je le lui rendis. Ça n'était jamais assez pour étancher mon envie de déclamer mon Amour pour elle, alors je recommençais, encore. Et encore. Et encore…

Jusqu'à ce qu'un jour… non.
Jusqu'à ce que… lentement… quelque chose ne s'étiole. Qu'une rose ne se fane. Qu'une pierre ne s'érode.
Jusqu'à ce que le temps n'accomplisse son méfait au fil des jours.


J'aurais pourtant pu le voir venir. J'avais été si aveugle ! Pourtant je m'étais tellement répété que rien ne dure, mais que s'il le fallait je nagerais sans jamais m'essouffler, à contre sens de ses vagues… Mais voilà, je me noyais à mon tour, comme tant d'autres avant moi.


L'Amour m'avait rendu invincible ? Non. Juste sourd aux manigances des jours et des nuits qui se relayaient dans leur entreprise de détruire toute existence.

Perdu, loin sous la surface, me noyant dans le grossier ennui de la routine, mes forces s'essoufflaient peu à peu. Cherchant pendant si longtemps une hypothétique solution du regard, une aide, une bouée, mon âme ne pouvait se résoudre à accepter que rien ne changerait. Rien, excepté moi-même.


Perdu dans ces Abysses du Malheur, mon esprit devint comme fou. Il commença à divaguer ; et bien vite, des souvenirs profondément ancrés en moi refirent surface.


Je me rappelai alors d'autres Abysses. Celles dans lesquelles je baignais autrefois, insouciant, en sécurité. Puis je me rappelais comme Elle m'avait appelé, comme j'avais découvert ce qu'était le vrai Bonheur ici-bas. A cette époque, j'étais sorti. Tout avait été si brusque… jamais je n'avais alors vécu une chose aussi intense, et pourtant si douce.

Balayant du regard le vide dans lequel je perdais lentement connaissance, je compris alors que tout n'était qu'un cycle. Il me fallait sortir à nouveau, pour revenir à Elle.


Aussitôt émergeant de la surface, je la retrouvai ; mais elle n'était plus la même. Elle me tendit la main, mais en la saisissant, une froideur mortelle parcourut mes veines. En plongeant dans son regard, je compris : tout ce temps où je me noyais, elle m'avait attendu. Seule. Oubliée. Elle qui autrefois m'avait donné tout son Amour, je l'avais rejetée pour ne plus penser qu'à mon propre destin, sans comprendre que j'en briserais deux du même coup.

Tous deux errant ainsi, au milieu de cet océan sans fin, deux choix s'offrirent clairement à nous. Celui de nager jusqu'à trouver terre, ou bien lâcher prise pour nous noyer, cette fois pour de bon.


Difficilement, nous commençâmes à lutter contre les flots. Mais à chaque fois que nous avancions, ils se rabattaient sur nous, épuisant les dernières de nos forces et rapprochant le moment où nous sombrerions.


Nous essayâmes encore, mais une nouvelle vague se brisa sur nous. Et encore une. Puis encore une. Encore. Jusqu'à l'épuisement.


Alors que nous sentions que nos destins communs étaient scellés, elle et moi nous jetâmes un dernier regard.


Dans celui-ci, tout apparut alors. Tout. Nos souvenirs, notre Amour, les jours de beau temps comme les jours d'averse, l'usure du temps, mais aussi la passion des premiers instants. Je saisis sa main. Elle saisit la mienne.


Comme par miracle, l'infinité bleutée dans laquelle nous perdions pied depuis trop longtemps s'évapora en une brume épaisse, nous plongeant dans un épais brouillard d'incertitude. Pétrifiés par la peur de tout cet inconnu, nos bras s'enlacèrent et nous nous étreignîmes comme au premier jour.


Plongeant nos yeux et nos âmes l'un en l'autre durant ce qui aurait aussi bien pu être une seconde qu'une éternité, nous sentîmes bientôt une brise serpenter autour de nos corps, balayant avec une puissance aussi silencieuse qu'inébranlable les Ténèbres qui s'amassaient autour de nous quelques instants auparavant.

Au fond de nous, nous sentions que tout notre Amour si longtemps engloutit ressurgissait enfin. Mais pour autant, nos bras ne se délièrent pas. Je ne le voulais pas, et elle ne le désirait pas davantage.


Pourquoi ? Pas par peur d'affronter le monde autour de nous.
Non. Simplement pour sentir son souffle sur mon épaule. Pour sentir la chaleur de notre passion retrouvée imprégner nos chairs et nos cœurs. Pour sentir sous mes doigts la douceur de celle qui m'avait fait connaître le Bonheur.


Parce que je compris qu'avant elle je ne vivais pas, et qu'après elle je ne vivrais plus.

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