A la frontière ...

marie-cheng

En ouvrant les yeux, je ne peux pas dire combien de temps j’ai dormi, ou si je me suis seulement assoupie. Je recolle lentement les événements de la veille, que ma mémoire reconstitue fidèlement mais que ma raison a bien des difficultés à expliquer. La pièce est la même que celle de la veille, si tant est qu’une nuit soit passée. Il m’est extrêmement difficile d’en juger : la pièce ne comporte aucune fenêtre et d’autre lumière que le halo aveuglant diffusé par l’ampoule nue pendant au plafond. La pièce est chaude, trop humide, et ressemble à une cellule. On m’y a collé il y a au moins 24 heures, sans me donner aucune explication.

Que le gouvernement chinois bloque Twitter, Facebook, Hotmail ou l’accès à des vidéos pro tibétaines sur You tube ne m’avait jamais beaucoup émue. Je n’avais jamais songé à la question des droits de l’homme ou des libertés fondamentales en Chine. Moi qui n’accordait que peu de crédit à ceux que je prenais en riant pour une bande de guignols chauves gesticulant dans d’obscures contrées tibétaines, j’étais aujourd’hui contrainte de réfléchir  un peu plus à la question. Et pour cause, elle me concernait. J’avais même l’étrange sensation de m’être fourrée dans une situation inextricable. Cette fois ci, c’était moi à qui l’on refusait l’accès au territoire chinois. C’était mes droits que l’on bafouait. J’avais pourtant du mal à en saisir la cause. J’ai été jeté dans cette pièce anonyme alors que je me présentais volontairement, au poste douanier contrôlant la frontière sino vietnamienne entre les villes de Dang Dang et Ping Xiang. Je n’étais même pas venue pour visiter la Chine : je quittais Ho Chi Minh pour regagner Hong Kong en bus, la ville où j’étudiais en échange universitaire. Drôle d’itinéraire, peut être, mais terriblement moins cher qu’un aller retour en avion que je ne pouvais pas m’offrir.

Je commençais à le regretter. Les explications rationnelles pouvant élucider les raisons de la situation dans laquelle je me trouvais étaient peu nombreuses. Peut être correspondais je à une jeune occidentale recherchée par la police chinoise ? C’était bien possible. Il suffisait d’être blonde et d’avoir les yeux bleus pour correspondre au signalement d’une étrangère en Chine. Ou alors, les gardes-frontière auraient ils trouvé de la drogue dans mon sac à dos ? C’eut été pire encore.

Alors que je réalisais tout juste ce qui m’arrivait, j’étais prise d’une peur panique. Je ne sortirai jamais de ma geôle. Au cours de ma courte existence j’avais rarement ressenti une angoisse si profonde. Une véritable panique. Du genre à vous donner ces fameuses sueurs froides dont les auteurs de romans aiment faire souffrir leurs protagonistes. J’avais été victime d’une erreur, certes, mais je ne savais pas laquelle, et était encore moins en mesure d’expliquer leur erreur à mes trois geoliers chinois. Ceux là me dégoutaient. A mon réveil, ils déjeunaient justement dans la pièce jouxtant celle qui me servait de cellule. Leur repas provoquait chez moi une envie de vomir insoutenable. Plus forte encore que mon angoisse d’être retenue comme une criminelle à la frontière,  était mon dégoût de l’odeur nidoreuse émanant du mélange infâme qu’ils semblaient ingérer machinalement. Peut-être le baiju, l’alcool de riz, les aidaient ils à avaler tout ça.

J’entendis soudain l’un d’entre eux se lever et crier quelque chose en chinois  à quelqu’un d’autre. Il y a avait comme de la déférence dans la façon dont la phrase avait été prononcée. Evidemment, c’était dur à dire, car je ne comprenais pas un mot de chinois, que ce soit de ce dialecte du Sud, de mandarin, ou du cantonais parlé en majorité à Hong Kong. Pourtant, malgré la voix rude, je percevais comme une pointe de respect, un changement perceptible que je n’avais pas entendu lorsque celui lui m’avait adressé une longue diatribe avant de me jeter au fond de la pièce anonyme dans laquelle je croupissais. L’inconnu, responsable du changement d’attitude du geôlier qui s’était adressait à lui, entra soudainement dans celle-ci. Ce fut pour moins un choc de reconnaitre un médecin, entre deux âges, engoncé dans une blouse blanche, parfaitement lisse et soignée.

Mais que faisais dont ce médecin dans ma cellule ? Ou étais je tombée ? Allait-on m’utiliser comme terrain d’expériences médicales, scientifiques ? Je n’avais jamais été paranoïaque. J’étais même d’un tempérament plutôt calme, confiant, optimiste. Mais la situation révulsait mes sens. J’étais prise au piège sans même savoir quel piège on me tendait. Avant de partir en voyage au Vietnam, j’avais justement étudié la répression que le gouvernement chinois exerçait depuis les années 1990 à l’égard du mouvement spirituel Fa Lungong. Me ressasser les images des tortures infâmes perpétrées à l’encontre de ses adeptes ne faisait qu’intensifier ma peur. J’étais encore comme dans un lointain coma lorsque le médecin m’adressa ses premiers mots. Du chinois, encore du chinois. Ce n’était plus une façon de parler, je n’y comprenais rien. Si seulement ces abrutis pouvait parler ne serait ce que quelques mots d’anglais ! C’est comme ci il avait suffit de demander : devant mon incompréhension, le médecin tentait de baragouiner quelques mots dans cette langue. J’avais du mal à comprendre son accent nasillard, mais un mot retira toute mon attention. L’homme en blouse blanche répétait « sick, sick, sick ». Fallait il dont que ce soit cela l’explication ? Étais-je malade ? J’avais effectivement accusé une légère intoxication alimentaire lors de mon séjour, mais je ne voyais pas en quoi cela pouvait être un motif de me refuser l’accès au territoire chinois, et de me garder pendant des heures dans ce cachot moderne.

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