A la recherche de Mister Loft
agenta
EVELYNE CARON-LOWINS
A LA RECHERCHE DE MISTER LOFT
A Fleur que j’aimais, que j’aime et que j’aimerai toujours…
A mon père.
Je sortais de deux mois à Bovaryland. Deux mois que j’avais passé à observer la vie de la rambarde de mon balcon. Comme les vieilles. Gabriel n’avait pas voulu partir en vacances.
Un à un, j’avais vu les commerces de la rue Monge baisser leur stores. Dans les éclats de rires et les jurons d’énervement, j’avais entendu, engouffrer les valises à l’arrière et claquer les portières. Alors que, dans un Paris livré aux vélos, le flot des voitures ralentissait son rythme, j’avais sagement arrosé les plantes de la voisine et promené le chien de maman
Non, cette année, Gabriel, universitaire scrupuleux, n’avait pas voulu quitter la Capitale. Prétextant un volumineux retard de lectures, il avait un plan d’été imparable. Il n’avait jamais été autant occupé.
Pas de palmiers, pas de mer calme ou déchaînée. Pas même d’île de Ré. Pas de Lubéron, perspirant sous le soleil. Rien. Le vide. J’allais et venais, désœuvrée, sous le regard indifférent de mon mari. Et quand, au beau milieu du désert aoûtien, j’avais proposé un dîner d’amoureux, je n’avais recueilli qu’un « Tu n’y penses pas, c’est trop cher. »
Je n’ai pas d’argent était sa rengaine- qu’il en ait ou qu’il n’en ait pas. D’ailleurs comment le savoir ? Nos comptes étaient séparés. Et nous de même. Nous vivions côte à côte : pourtant un mur nous entourait. Il me parlait, c’était à peine audible. Je lui adressais quelques mots, il me les faisait répéter. Je me souvenais d’une voisine, me confiant que son mari présentait les mêmes symptômes.
– Dès que je parle, ironisait-elle, il pense : « Tiens ! Il me semble que j’entends sa voix, elle a dû dire quelque chose. » Alerté, il lâche alors, en grommelant, un « quoi » d’une impolitesse agacée. Comme si c’était moi qui était sourde !
Mais il avait quatre-vingt ans, le mari de la voisine !
Certes, j’aurais pu bouger ; perdue dans la foule des touristes, me promener dans Paris. J’aurais pu voir un film, unique spectatrice d’une salle délicieusement climatisée.
Impossible: il m’avait momifiée.
Autoséquestrée dans l’appartement, qui me semblait tous les jours rétrécir, je n’avais plus la force de rien. Le regard rivé au vide, je coulais lentement vers la dépression nerveuse.
Diane, mon associée, n’avait pas manqué de me le reprocher, juste avant son départ pour Mykonos où elle avait bien tenté de m’entraîner. Face aux réactions indignées de Gabriel, j’avais renoncé. Allons donc ! Quelle idée de dépenser son argent à une chose aussi futile qu’un voyage d’agrément ! Soit...
J’aurais pu me réfugier chez ma mère mais elle bronzait sa peau fripée en Corse avec une joyeuse bande de seniors. Elle ne devait pas s’ennuyer car je n’avais reçu d’elle qu’une carte postale. Elle, si accro à la téléphonie mobile et immobile, ne m’avait même pas passé un coup de fil. Je décidai de ne pas m’en formaliser. Vu la tendance névrotique, qu’elle partageait avec son gendre, à tout voir en noir, mieux valait-il qu’il en fut ainsi. Dans la foulée, j’échappais à cette inutile dépendance, en une période de cataclysme conjugal, qui m’avait déjà suffisamment affaiblie.
Fatiguée d’observer la ville abandonnée aux sans grades, je m’étais fait un petit coin dans la chambre, nichée sous un ventilateur. Comme si je m’apprêtais à déménager, j’avais sorti mes vieux cartons et entrepris un sérieux rangement. J’exhumais, avec extase, de vieilles photos jaunies, des courriers d’anciennes copines, et quelques proses d’admirateurs. De beaux souvenirs. Je n’avais rien déchiré de mon passé. Ainsi je retrouvai, nostalgique, un cliché sophistiqué d’Astrid, amie d’antan, qui avait fait son chemin, puis disparu de mon carnet d’adresses. En bonne internaute, j’avais cherché son nom sur le site les copains d’avant mais n’avait pu trouver sa trace. Astrid et moi n’avions jamais été en classe ensemble. Plus tard, j’avais essayé Facebook, en pure perte, également. Astrid Fontel était inconnue au bataillon.
Je rangeai soigneusement sa photo sur papier glacé. Très glamour, Astrid, le genre de fille qui m’aurait plu, si j’avais été ce que je n’étais pas.
J’avais fait une croix sur mes vacances mais je m’offrais un voyage dans le temps. Attendrie, j’avais souri en retrouvant mes diplômes des Beaux-Arts, et même un brevet de natation datant de Mathusalem. Un cinquante mètres nage libre ! Ce n’était pas pour autant que je savais nager. Surtout pas en eaux troubles. J’étais en train de me faire manger toute crue par un macho à la vieillesse précoce. La nuit tombée, en rangeant mes trésors, j’effectuai un rapide bilan. Une idée germait. Elle avait complètement mûri quand je tombai sur les lettres de Michael, cachées dans le double fond d’une boîte à secrets. Mon amour romantique, mon prince charmant…mon ex-amant.
Ma décision était prise. L’été durait. Mon mariage, lui, allait durer moins longtemps. J’envisageai de mettre fin à ce que je considérais, à cet instant, d’une bien trop grande longévité, assurément.
1
V ème arrondissement
2 pièces/ 40 m2 dans immeuble de charme
cuisine américaine/douche
sur ruelle arborée
260.000 euros
à saisir.
J’avais découvert l’annonce dans ma boîte aux lettres. Il s’agissait de ces visites « entrée libre » qu’organisent parfois les agences immobilières. Le principe en est simple. Quand un produit se vend mal, on lui consacre une journée entière. Un seul agent mobilisé, un maximum d’acquéreurs potentiels en un temps record… la formule avait fait ses preuves. Après tout, ça ne coûtait rien d’aller voir ; même si j’avais peu de chance de trouver mon bonheur.
C’était un samedi clair et ensoleillé. L’annonce avait attiré suffisamment foule pour qu’une file d’attente piétine à l’entrée de ce porche vétuste de la rue du Fer à Moulin. Surprise et déconvenue ! Je n’avais pas envisagé l’achat d’un appartement comme une bagarre au premier jour des soldes, je m’apprêtais donc à rebrousser chemin tambour battant.
Inutile de réfléchir longtemps. Si tant de gens avaient eu la même idée que moi… ce n’était sûrement pas la bonne. Depuis toujours, je ne voulais rien faire comme les autres. On me l’avait dit à l’école, au lycée, aux Beaux-Arts. Ma mère s’en était alarmée régulièrement. Montagne de classicisme empreint de traditions, elle oubliait que mon père était un original sans pareil, un phénomène inclassable. Il m’avait légué son goût immodéré de sortir systématiquement du rang.
Pourtant j’étais sur le point de divorcer comme tout le monde, abandonnant derrière moi les quatre-vingt mètres carrés cossus de la place Monge, que squattait, sans espoir de l’en déloger un jour, un mari robotique : le mien.
Si seulement Gabriel ne s’était pas mis en tête d’avoir un enfant ! Avoir un enfant, c’est une idée qui vient aux femmes, ça ! Pas à un quadragénaire grisonnant, titulaire d’une chaire de philosophie à la Sorbonne. Quoique… si peut-être, justement. Gabriel, une fois investi de ses devoirs de père, pourrait refuser conférences et déplacements qui le mettaient à la torture. Gabriel ne quitterait ses livres que pour le square, la crèche ou le jardin d’enfant. Mais je n’en était pas si certaine. Il y avait plus de chance pour qu’il me laissât ces activités peu gratifiantes jusqu’à ce que son fils ( car ce ne pourrait être qu’un mâle ) ait l’âge d’apprendre à lire.
J’avais ouvert des yeux de gargouille.
- Un enfant ! Pour quoi faire ?
- Mais enfin, Laure, quoi de plus normal ?Si tu en veux un, c’est maintenant. Tu vas avoir trente-six ans !
- Mais je n’en veux pas. Ni maintenant ni plus tard.
- Pourquoi ? Peut-on savoir ?
- Un enfant n’a pas d’histoires. J’aime les gens avec des histoires. Un passé, des blessures. J’aime percer leur mystère.
Comme un passe-boules, il était resté la bouche béante, à court d’arguments. Lui, le prof de philo, qui faisait l’admiration d’une faune estudiantine, peuplée de jeunes filles aussi blondes que de bonne famille, ne trouvait aucune raison à m’opposer.
- Enfin, Laure, tu ne penses pas que…
Je tenais un livre auquel je cherchais désespérément une place dans la bibliothèque pléthorique. L’ouvrage en suspension, le sourcil gauche haussé en arc de cercle, je tournai le visage vers mon mari.
- C’est non.
Devant le sourire ironique qui affleurait à ma lèvre, il avala sa salive.
- Décidément, ma pauvre fille, tu n’es pas faite comme tout le monde !
Comme s’il venait de faire une découverte !
D’abord « fille », je ne l’étais plus depuis longtemps. J’approchais doucement sa quarantaine. Quant à « pauvre » ? Si une styliste dont les esquisses rapportaient 3500 euros régulièrement pouvait se voir qualifiée de « pauvre », alors je l’étais.
Par chance, ma carrière était à un tournant. Depuis peu, je dessinais pour Diane, qui venait de créer sa propre boîte et s’était acheté une boutique sur la rive gauche. Nous avions bon espoir. Marie-Claire nous avait consacré un papier que nous avions punaisé sur nos murs comme un précieux trophée. La semaine suivante, nous attendions Glamour. Diane et moi ne nous débrouillions pas si mal. Mais pour Gabriel… graviter dans les milieux de la mode ne pouvait faire preuve que d’une très grande pauvreté… d’esprit.
Je foudroyai du regard mon noble époux, vautré dans son fauteuil.
- Toi, qui n’as jamais rien à me dire, qui regardes au travers moi comme si j’étais une feuille de mica,, tu désires un enfant ! Qu’est-ce ce qui te prend tout à coup ?
Question purement pour le principe, j’avais compris parfaitement. Présenter à ses amis bardés de diplômes, une styliste, même sortie des Beaux-Arts, le plongeait d’emblée dans des états d’anxiété morbides. Une fois mère, même un peu tardive, je sauverais la face assurément.
Le temps de trouver enfin une place à ce livre et j’avais fait le tour de la situation. Le prétexte de l’enfant, pour me maintenir sous sa coupe, m’assénait le coup de grâce. J’allais partir. J’y pensais sérieusement depuis la fin de mon été de nonne. J’allais passer à l’acte. Je ne savais pas par quel moyen, avec quel argent, mais j’allais chercher un appartement.
Avec mille précautions, je descendis les trois marches de l’escabeau spécial bibliothèque en chêne massif acajou, fierté du maître de maison.
- Un enfant, répétai-je, c’est la meilleure ! N’en parlons plus, veux-tu ?
Que n’avais-je dit ? Dressé devant moi comme la statue du commandeur, il entrait dans une fureur noire. Mais le prétexte, soudain, était tout autre.
- Tu ne vas quand même pas ranger tes romans de gare avec mes éditions rares !
Roman de gare, Windows on the World ? Mon mari avait une étrange conception de la modernité en littérature. Tout ce qui avait été écrit après 1950 et vendu à plus de deux cents exemplaires était du « roman de gare. » Et quand bien même…
Je remontais mes trois marches, extirpai le livre de sa niche âprement conquise, le coinçai sous mon bras.
- Je l’emporte avec moi.
- Bonne idée. Trouve-lui une place dans la chambre.
- Non, je l’emporte CHEZ MOI. Il est grand temps que je fasse mes valises. D’ailleurs, dès demain, je vais te libérer ta chère bibliothèque. Tu ne pourras plus te plaindre que je mélange mes torchons avec tes serviettes.
Son visage prit la couleur de la craie. Du rose de sa colère, il avait viré au blanc total. J’y voyais se creuser les rides, se marquer les cernes, se gonfler les poches. J’y voyais les ans et l’amertume comme son grand nez au milieu de sa figure. J’y voyais surtout un parfait étranger.
- Qu’est-ce que tu veux dire par là, Laure ?
- Que je pars !
Il me toisa comme si je venais de lui dire les pires sottises, sur un ton d’une violence incroyable. J’étais très calme pourtant.
- Et où vas-tu ? Chez ta mère, ricana-t-il.
- Je pars définitivement.
Rassuré, cette fois, il pouffa de rire derrière sa longue main fine d’intellectuel attardé.
- Très bien. Je te laisse faire. Quand je vais raconter cela à mes collègues ! Tu seras vraiment la première femme à quitter son mari parce qu’il lui demande un enfant,
Je n’allais pas me laisser déstabiliser par ses principes archaïques. Je m’éclaircis la voix. Je n’étais plus très sûre de ne pas la voir me trahir et se briser sous l’émotion. Il y avait tant de rancune accumulée, tant de frustration, tant de rage, que les larmes, je le sentais, n’allaient pas tarder à venir ?
- Eh bien ! Tant mieux ! repris-je, en me redressant, je serai enfin la première dans un domaine quelconque. Moi, qui me suis battue pour cette dernière place au lycée, obtenue, chaque fois, haut la main, je vais innover. Oui, je vais quitter mon mari mais pas seulement parce qu’il me demande un enfant, vois-tu ? Et pourquoi d’ailleurs te vient-il soudain cette lubie au bout de quinze ans ? Es-tu capable de m’expliquer clairement pourquoi tu en veux un ? Pour faire comme tout le monde. Prouver ta virilité, ou tout simplement pour m’embêter ?
Pontifiant comme en plein amphithéâtre, par un geste décrivant une circonférence dans l’espace, Gabriel désigna l’ensemble de son patrimoine livresque.
- Mais voyons pour lui transmettre mes richesses, ma chérie.
- Tes richesses ? m’écriai-je. Celles dont tu fais don régulièrement aux bibliothèques de
France et de Navarre. Bien joué ! Au moins quand ton gamin aura vingt ans, il aura droit à sa
carte d’entrée permanente ! En attendant… tu sais ce que coûte un enfant ? Comme je te connais, tu n’accepteras même pas de lui offrir une poussette.
J’avais visé juste. Je le vis manquer s’étouffer. J’eus une seconde d’hésitation à peine. Ses goûts, ses couleurs, sa retraite avant l’âge, je n’avais rien de commun avec lui. J’avais mis quinze ans pour m’en apercevoir. Quinze ans de compromis, d’accommodements et de relations bancales. Le jour où il m’avait épousée, c’était à la mairie de Vincennes. Simple mariage civil avec quelques amis, au grand dam de ma mère qui avait rêvé robe blanche colombe et harmonies grandes orgues. Je m’en souviens encore, mon père, à qui le maire avait déclaré en guise de réconfort, « Monsieur, ne craignez rien, vous la reverrez, votre fille », lui avait répondu avec son humour légendaire : « Plus vite que vous ne le croyez, Monsieur le Maire, plus vite que vous ne le croyez. » Il possédait des dons de devin, ce maire, j’avais souvent fait le mur mais toujours fini, à force de suppliques des autres et des uns, par rentrer piteusement au bercail. Gabriel avait régulièrement refusé de me donner de l’argent, régulièrement vérifié tous mes achats, volontairement malmené mes vêtements qu’il trouvait d’un coût extravagant. Il attendait que je ramasse quand il laissait tomber quelque chose. Il ne rangeait rien et me laissait faire, avec interdiction farouche de toucher ses livres. J’étais cantonnée aux chaussettes éparpillées et aux slips de la veille. Lui, si prolixe lorsqu’il dispensait la manne de son savoir à des jeunes gens hébétés, avait passé quinze ans sans jamais me dire bonjour ou au revoir ni même comment ça va. C’était l’ours le plus mal léché qu’il m’ait été donné de rencontrer. J’avais encaissé.
Seulement jamais jusqu’alors, Gabriel ne m’avait réclamé d’enfant…Quelle bonne idée il avait eu avec cette histoire de descendance ! Quelle bonne idée il avait eu de me parler de patrimoine ! Je sautai sur l’occasion.
- Je pense que tu préfères que nous prenions chacun un avocat ?
Je n’avais pas attendu sa réponse, j’avais claqué la porte, Windows of the World, au chaud sous mon bras.
*
A quoi pouvait bien ressembler cette « ruelle arborée » ? D’un naturel curieux, je ne résistai pas à l’envie de le savoir. Je patientai dans la file.
Disciplinés, les visiteurs entraient par groupe de quatre, puis ressortaient en chuchotant : « A un prix pareil, tu n’y penses pas ! » Et en effet, mademoiselle, madame ou monsieur, n’y pensait déjà plus et se dirigeait vers une autre visite. C’était trop petit, trop sombre, trop cher. A Paris, le prix au mètre carré atteignait son plus haut niveau et, avec mon extraordinaire sens de l’à propos, c’était précisément ce moment que j’avais choisi pour me séparer de Gabriel.
Avec lui, j’ai toujours eu l’art de faire les choses au mauvais moment : entamer une conversation alors qu’il venait d’ouvrir un livre, servir le repas alors qu’il prenait sa douche, solliciter une promenade dès qu’il se mettait à pleuvoir.
J’avais des excuses et pas des moindres. Déjà le jour de ma naissance, j’avais répugné à sortir quand on me le demandait. Ma mère m’avait tout raconté en détail : sa nuit de souffrance, les forceps, tout le tra la la, et même l’accoucheur, une sommité payée à prix d’or qui s’était fait remplacer au dernier moment. Et moi qui ne voulais pas venir au monde, montrais le bout de mon nez, puis rentrais me cacher de plus bel. A en croire la parturiente, cette mise bas avait été un cauchemar. Heureusement, je m’étais rachetée par la suite, en devenant une petite fille modèle, qui s’ennuyait tout le temps. Et pour cause, j’ai toujours aimé vivre au contact des autres or j’étais fille unique. De source sûre et même de ma propre mémoire, je prêtais volontiers mes jouets dans l’espoir d’attirer d’autres enfants dans la demeure familiale. C’était oublier que ma mère n’aimait guère mes fréquentations quelles qu’elles fussent. L’un venait d’un milieu « tropau-dessusdenosmoyens », l’autre n’était qu’une « gossedouvriertunypensespas ! » Ce rejet viscéral se développa malheureusement bien au-delà de mon enfance et, jamais ô grand jamais, la moindre de mes fréquentations ne trouvât grâce à ses yeux. Ou si, peut-être, mon mari. Et encore, je n’en mettrais pas ma main au feu.
Il faut dire qu’il présentait bien, Gabriel : haute stature, toujours vêtue d’un costume trois pièces, pardessus de loden par temps d’hiver et tenue de lin fin dès l’apparition du soleil. Il entretenait régulièrement sa coupe de cheveux au cordeau. Très fier, il passait sans cesse la main dans son épaisse chevelure, exhibant ainsi cet apanage, consciencieusement vitalisé au pétrole de Hahn. Il était brun, un beau brun velouté comme ses yeux, avec un nez long, des pommettes hautes et, cerise sur le gâteau, des lèvres pleines qu’ils refusait obstinément de séparer pour montrer des dents pourtant parfaites. L’exhibition impliquait un sourire et cet exercice n’était pas à son programme. En tout cas pas pour moi. Je l’avais vu parfois sourire à des étudiantes d’un rictus un peu pervers mais c’était rare vraiment. Un bel homme, avait dit ma mère en le voyant, un bel homme dont j’étais tombée amoureuse, je me demande encore comment.
Devant moi restaient deux personnes. Deux femmes d’un âge moyen, sans grande allure. Je leur emboîtai le pas. J’allais enfin découvrir cette fameuse ruelle arborée.
Le soleil éclaboussait l’étroite allée, bordée de bâtisses très peu hautes. De chaque côté, se dressaient piteusement les arbres promis ; quelques plantations érigées dans des pots. Pour compenser le rachitisme de leurs feuillages, une profusion de fleurs, déclinant des tons rouge, marbrés de jaune, ornait les fenêtres des rez-de-chaussée. Certes l’ensemble avait du charme, surtout cet ancien lavoir, soigneusement conservé. En levant les yeux, je remarquai les lézardes qui zébraient les façades.
Un escalier tendu de toile cache-misère, deux étages abruptes à grimper sous une faible lumière, la porte de l’appartement baillait, ouverte au défilé incessant. Les deux dames sans grande allure jetèrent un œil aussi furtif que dégoûté, avant de ressortir, en maugréant.
Costume clair, cravate tape à l’œil, air las, l’agent chargé de la visite s’était affalé sur le canapé. Il formait numéro après numéro sur son portable, sans trop s’occuper des réactions d’éventuels acheteurs. Fonctionnaire d’une d’agence ayant pignon sur rue, il n’avait pas l’air de se donner grand mal. Un couple d’hommes maniérés s’incrustait. Après avoir ausculté les murs avec des airs entendus, ils s’approchèrent de lui timidement.
La superficie selon la loi Carrez, le montant des charges, les murs porteurs, la litanie des points de détails pour tout acquéreur vivement intéressé. Le type coupa enfin son portable et sortit un plan détaillé.
- Si vous voulez faire une proposition, on se retrouve tout à l’heure.
Où ? Au café du coin ? Au Jardin de Plantes ? Dans une boite à la mode ? Avare de regards, avare de paroles, je me demandais bien pourquoi ce type avait « fait vendeur. »
Devant leurs visages perplexes, il se fendit d’un « à l’agence » sans préciser d’heure.
Le sourire aux lèvres, les deux hommes sortirent, bras dessus, bras dessous.
Surprenant le regard attendri que je posais sur leur lune de miel - ce petit couple de jeunes gens aurait pu être moi - l’agent leva les yeux au ciel. Ce jeune con en costume avait tout de l’homophobe patenté. Pourquoi me sentais-je si proches de ces deux visiteurs ? J’étais bel et bien en train de me dire qu’après tout, je pourrais envisager la vie auprès d’une âme sœur. Avec l’opinion que j’avais maintenant des hommes, plus rien ne me semblait impossible.
J’aurais mis ma main à couper que ce petit crétin aurait accueilli, avec le même enthousiasme, deux lesbiennes dans la fleur de l’âge. Je détestai l’ostracisme. Et, par un regard dédaigneux, le lui fit sentir.
J’étais postée là, à l’entrée, depuis dix bonnes minutes ; si je n’avais rien perdu de la scène, je n’avais pas encore daigné regarder le produit que le malheureux se donnait si peu de peine à placer. D’un geste, il me fit signe d’avancer pour laisser pénétrer les deux personnes suivantes.
Ce « deux-pièces » était un studio déguisé. Grand living séparé du lit par d’astucieuses étagères et agrandi en trompe-l’œil par un placard aux portes miroitées. Quelques livres traînaient, abandonnés sur un bureau constitué d’une planche imprégnée d’encre, posée sur des tréteaux sommaires. Un évier minuscule, dans la cuisine américaine, permettait de laver un verre et une assiette. Le coin douche-lavabo-toilettes n’était guère plus vaste que le placard de la rue Monge. Les murs sonnaient creux. On avait dû masquer les pierres poreuses de plaques de placo. Les quarante mètres carrés promis devaient en compter trente-cinq ; ce qui mettait l’ensemble à un prix défiant toute concurrence. Je m’apprêtai à le faire remarquer au jeune con homophobe quand mon regard s’arrêta sur le fauteuil qu’il venait d’investir, fatigué du canapé.
Je m’en approchai pour l’examiner attentivement. Brun, avachi de cuir, recouvert de coussins de velours mités, sa base laissait pendre des lambeaux comme si les griffes d’un chat avaient eu raison d’elle. Voyons : comment était-ce possible ? Nous l’avions mis en vente avec la maison de campagne. Il y avait si longtemps. Si longtemps que nous n’avions plus de chats ni de maison de campagne. Et il me semblait qu’il y avait si longtemps que mon père était parti. Ce siège était la réplique exacte de son fauteuil. S’agissait-il d’un frère jumeau ? Ou bien l’original avait-il échoué là, brinqueballé de vente en vente ?
Je fermai les yeux, les rouvrit. Carré contre son dossier, j’entrevis, dans un brouillard, mon père en train de lire, sa grosse robe de chambre sur le dos.
Devais-je y déceler un signe, une invite à engager la transaction ?
L’agent m’observai, trépignant d’impatience. J’avais du mal à partir. Doucement, je
caressai le bras du fauteuil. Comment lui dire ? J’aurais aimé acheter, certes, mais cette pièce du mobilier exclusivement. Il allait me prendre pour une folle.
- Alors ?
- Je vais réfléchir.
Je me retournai vivement pour heurter de plein fouet la marée montante des visiteurs suivants.
Et j’eus l’étrange impression, le sentant trembler sous mes pas, que l’escalier n’était pas loin de s’écrouler comme un jeu de cartes.
2
XIII ème arrondissement
Trente-cinq m2
2 pièces
Grande verrière sur chambre
Cuisine américaine/salle de bain
Atypique.
200. 000 euros
A force de scruter, jour après jour, les vitrines des agences immobilières pour éplucher leurs panneaux proposant des produits à des prix dépassant les capacités de ma bourse, j’avais fini par me rabattre sur Internet. Tous les matins, sous l’œil agacé de Gabriel, j’allais consulter mes mails. Alerte ! La maison Duchmoll avait à ma disposition un 35 m2 situé dans le quatorzième, qui ne correspondait en rien au bien décrit, lors de ma demande. C’est à dire : 50 m2 minimum aux abords des Gobelins. Salle de bains de dimension suffisante, et tant qu’à faire : dressing. Il n’y avait pas une semaine que je cherchais, j’étais au désespoir. La découverte de ce nouveau sport - dont j’allais apprendre très vite qu’il s’apparentait au marathon - me plongeait dans la déprime la plus totale.
Longtemps j’avais cru, repérant, au fil de mes promenades, une architecture séduisante, qu’il suffirait de me rendre à l’adresse indiquée pour y acquérir l’appartement parfait. Quatre pièces dans cette construction moderne au coin de la rue Saint-Hyppolite, par exemple. Résolument contemporaine, elle ne comportait pas plus de cinq étages, longés de terrasses courant tout du long. Par-dessus tout, j’aimais les plantes qui étouffaient son toit, surplombant un jardin paradisiaque. Vérifications faites, je dus ranger mes illusions au placard. Quand bien même j’aurais eu à ma disposition la somme phénoménale que nécessitait le standing de cet immeuble au grand hall marbré, aucun bien n’était à vendre. Pardi ! Logés à une telle enseigne, les habitants ne comptaient pas se séparer de leur acquisition avant longtemps. Il y avait aussi un très bel appartement au plafond rond que je voyais allumé, le soir de ma fenêtre. Mais quand je me renseignai, j’appris qu’il comptait 250 m2 !
Gabriel se frottait les mains.
- Parce que tu crois que c’est comme ça qu’on trouve un appartement !
Certes, je n’avais guère l’expérience de ce type de recherche. Encore étudiante aux Beaux-Arts, j’étais passé directement de la maison familiale à l’appartement de la rue Monge. Un petit détour par la mairie et j’avais troqué une bibliothèque contre une autre. Car, et c’est là que le bât blesse, mon père était bibliophile. Comme Gabriel, exactement. Il s’était entiché de mon prof de mari et lui avait livré sa fille sans hésiter. Très vite, je m’étais interrogée sur cette conduite étrange avant de comprendre. Ensemble, ils menaient, au coin du feu, d’interminables conversations d’initiés, au fil desquelles ils échangeaient les livres au même rythme que leurs connaissances. Lors des fêtes de famille, comme deux fiancés séparés trop longtemps, ils couraient s’enfermer dans le bureau, à l’abri de nos oreilles profanes.
Depuis j’ai gardé une terrible méfiance, mêlée de crainte, vis à vis des collectionneurs.
Trop tôt, mon père nous avait quittées, victime de son admiration sans borne pour Pantagruel et de son amour pour la bonne chair. Il ne s’était pas contenté de collectionner les livres, il avait également consciencieusement stocké les calories. Ses menus dionysiaques, composés d’une côte de bœuf pour deux, suivie d’une andouillette en dessert, avaient eu raison de ses artères. A sa mort, ma mère et moi devions apprendre, dans la stupeur, que tout au long de sa vie, il avait fait don de ses possessions, incunables compris, à la Bibliothèque Nationale. Lorsque les différents conservateurs me racontèrent, plus tard, à combien aurait pu s’élever l’ensemble de ma fortune, j’en avais eu des cauchemars. Certes, magnanime, mon père avait laissé quelques pièces un peu rares à son épouse, histoire qu’elle ait le temps de se retourner. Nous effectuâmes un rapide et égal partage. Révoltante, une telle négligence vis à vis de sa descendance ? Je l’ai pensé, d’ailleurs d’aucuns me l’avaient soufflé, mais curieusement, je n’ai jamais réussi à lui en tenir rigueur. Mon père était un type formidable.
Gabriel, non.
Devant notre indignation peinée, il avait défendu son modèle bec et ongles pour finir par l’imiter dans son immense prodigalité. Mégalomanie, névrose de collectionneur ? Gabriel, si radin pour son ménage, s’était mis en tête de devenir, à son tour, un généreux donateur. A son tour, il voulait un fond à son nom. Ouvrages rares sur vélin, dédicaces introuvables, éditions numérotées recherchées. Je voyais mon mari acheter sans frein, puis remplir des caisses qu’il empaquetait de papier kraft pour les expédier là où il savait qu’elles seraient bien gardées. Je n’avais droit de regard sur rien. Par principe Gabriel ne voulait rien partager avec moi.
Et il osait me réclamer une descendance… !
De son vivant, mon père, au moins, avait su, quand il le fallait, se souvenir de mon existence. Lors d’une période de chômage, il avait vendu sans sourciller trois beaux ouvrages pour m’offrir une clinique de luxe aux abords de Neuilly. Puisqu’on devait m’opérer des amygdales et qu’il n’avait plus de couverture sociale, il allait mettre les petits plats dans le grands. Fidèle à son image, il avait passé la nuit à mes côtés et s’était fait servir quelques tranches d’un délicieux foie gras alors que je dégustais des sorbets à la mandarine destinés à cautériser ma plaie. Jamais Gabriel n’aurait fait cela. Il m’aurait envoyé à l’hôpital public. Se dispensant des frais d’une chambre particulière, il m’aurait laissée aux bons soins des infirmières pour vaquer à quelque occupation, soudain devenue incontournable.
J’étais à la rue et il ne levait même pas le petit doigt. Je décidai donc d’aller voir cet intriguant deux pièces « atypique », avec verrière sur chambre. Rue des Tanneries, l’agent m’attendait devant une porte de bois branlante. Le négo, comme disent dans leur jargon les gens du métier. C’était un grand type aux cheveux très noirs, habillé de cuir sombre. Il cachait derrière des lunettes à montures épaisses un regard inquiétant. Il me tendit une main ferme sans sourire.
- Vous allez voir, c’est assez… particulier. Enfin, moi je n’habiterais pas là.
Je le regardai, perplexe.
Il avait un mal fou à enclencher les clefs dans la serrure de ce rez-de-chaussée lugubre dont une fenêtre bardée de fer forgé donnait sur la rue étroite et malodorante. Une rue au lourd passé, toujours investie par un couvent dominicain qu’on menaçait de détruire. Si les trottoirs anémiques ne dégoulinaient plus du jus teinté des colorants et des résidus putréfiés des cuirs traités, à voir les rigoles d’urine marquer l’asphalte de traces peu ragoûtantes, les chiens du quartier les affectionnaient tout particulièrement.
Drôle d’entrée en matière pour caser un appartement que de déclarer tout de go au client : « Moi, je n’habiterais pas là. »
Je le lui fis remarquer. Il haussa les épaules.
- Vous allez voir. Attention aux marches ! Elles branlent.
Une forte odeur de moisissure m’assaillit les narines. Trois marches de pierre ébréchées pour conduire à une sorte de bar, tapissé de brun sombre, sans plus de lumière que celle qu’aurait déversé une meurtrière bouchée par une bâche. Mon négo chercha l’interrupteur à tâtons. Le « séjour » évoquait de nocturnes réunions, vouées à l’amour d’un rock gothic-néo-punk. Un appartement, ça ? Une cave, oui !
J’éclatai de rire.
- Mais c’est le repaire de Dracula que vous me présentez-là !
- Je vous avais prévenue.
- Montrez-moi tout de même cette chambre. Ca doit être génial de voir le ciel du fond de son lit.
Il fronça le haut du nez avant de remettre ses lunettes en place d’un index manucuré parfaitement. Au léger tressaillement de sa bouche, il me sembla qu’il s’amusait beaucoup. Ce personnage que j’avais trouvé, à première vue, parfaitement antipathique, se révélait d’un cynisme tout à fait à mon goût.
- A condition que ce ne soit pas du fond d’un lit d’hôpital... Prenez garde ! En grimpant l’escalier, j’ai un client qui s’est fracturé la cheville. Il recommence tout juste à marcher avec des béquilles.
Décidément j’adorai cet homme. Il me prit le bras pour m’aider à gravir le colimaçon acrobatique.
Un lit, un lit de deux personnes, trônait sous une verrière aux plaques disjointes, laissant filtrer les courants d’air et les eaux de pluie. Il était recouvert d’un tissu passé. Atypique, en effet, cette architecture. Je m’étais attendu à un joli vitrail ou à une ouverture qui aurait inondé les lieux de lumière. C’était triste comme un hangar.
- Pour la salle de bains ?
- Il faut redescendre. C’est au sous-sol.
Plus bas, dans les profondeurs abyssales de ce loft souterrain, une baignoire émaillée, s’entourait d’un lavabo où stagnait une eau croupie et d’un W.C bas de gamme dont la chasse d’eau, à voir les auréoles douteuses de l’émail, ne fonctionnait plus .
Nous nous regardions, lui et moi, au bord du fou rire.
En se grattant la gorge, il reprit son sérieux, sortit sa fiche de visite, me la tendit à signer, et ajouta tout de même pour la forme un « qu’est-ce qu’on en dit ? » flegmatique.
Il m’avait conquise. Lui, pas ce gourbi infâme !
- Ce que j’en dis, chuchotai-je à son oreille, confidence pour confidence, moi non plus, je n’habiterais pas ici !
3
XIII ème arrondissement
Glacière
Beau trois pièces très clair
Séjour, deux chambres
Cuisine/ salle de bain
Cave.
260. 000 euros
à débattre.
Devant ma mine déconfite, Gabriel laissa choir le livre qu’il était en train de lire. Aucune inquiétude ne se lisait sur son visage. Pour lui, c’était clair : JE NE TROUVERAI PAS. Entre le verre à moitié vide et le verre à moitié plein, Gabriel choisissait toujours le verre totalement vide. C’était son caractère et ce qui m’incitait à quitter la barque. Elle prenait l’eau depuis trop longtemps. Depuis que ce père de substitution, je l’avais enfin compris, ne parviendrait jamais à remplacer l’autre.
- On dirait que tu n’as guère envie que je trouve, lui fis-je remarquer.
- Mais pas du tout. Quelle idée ! Tiens ! Si tu veux, je t’accompagne dans ta prochaine visite.
Avais-je bien entendu ? Acceptait-il vraiment mon départ ? la rupture ? la brisure en mille morceaux de ce « team » de quinze ans ? Difficile à croire. Il y avait sûrement calculs, manigances et comptes d’apothicaires. C’était comme cette proposition de m’aider à remplir mes cartons… je ne pouvais m’empêcher d’y voir l’espoir d’alléger sa bibliothèque de quelques titres, à ses yeux, peu méritoires. Carrère, Angot, Houellebecq, Ann Scott, Bret Easton Ellis, des guignols de ma génération !
Gabriel avait-il bien mesuré ce que signifiait mon départ ? Une femme de ménage à plein temps qui grèverait son budget libraire, des heures d’attente à Carrefour et des plats préparés pour longtemps. Sans compter qu’avec la machine à laver en panne depuis des lustres, il pouvait espérer un séjour prolongé au « lavomatic » s’il souhaitait encore donner ses cours, vêtu d’une chemise propre. Mais il n’y avait pas pensé. Non, il n’y avait pas pensé puisqu’il avait même envisagé ajouter à ces charges d’esclave celle du décrottage d’un bébé piaillant. Voyais-je un inconvénient à le traîner avec moi ? Même pas.
- Comme tu veux ! J’ai une visite, cette après-midi, à cinq heures.
- Tu as appelé l’agence ?
- Non. C’est de particulier à particulier.
- Parfait. J’ai justement un trou dans mon emploi du temps. J’y serai à cinq heures.
Apparemment les vendeurs étaient un couple jeune. Gabriel allait accabler ces gens de réflexions désagréables, dénigrant le produit tout autant que sa décoration. J’étais, à coup sûr, en pleine fausse manœuvre. Or pour une fois, le prix s’annonçait raisonnable, le bien plus spacieux, même si le quartier s’éloignait un peu de mon cher carrefour des Gobelins.
J’adorais cet endroit en dépit de l’installation dernière d’un Mac Donald et d’une supérette. J’y avais une amie pharmacienne, amie précieuse qui m’avait plus d’une fois relevée quand je sombrais dans les déboires matrimoniaux. Son officine était un îlot de bonheur, situé au cœur des marronniers et des platanes. Attentive à la vie, attentive à tous, elle ne me cachait rien de ce qui se tramait dans l’arrondissement. D’après elle, le quartier bouillonnait sous l’effet d’une brûlante polémique : on allait abattre les arbres centenaires pour les remplacer par de jeunes pousses. Je ne voulus pas la contrarier mais, à mon oreille, la renaissance des arbres sonnait comme un nouvel amour. Or un nouvel amour n’était pas pour me déplaire. Gabriel toutefois s’indigna de concert. Il en oubliait qu’avec les tonnes de papier qu’avaient nécessité ses livres, il avait fallu en sacrifier des arbres !
Un écologiste chevelu venait de nous remettre une pétition, prenant fervemment parti contre ce scandale. Nous devisions donc, sur le parcours, du problème incontournable pour tout futur habitant de la zone sinistrée. Gabriel vociférait. Quelle honte ! On faisait vraiment n’importe quoi. Gabriel s’élevait contre tout. Je le laissai dire. De toute évidence, cet épineux problème semblait, justement, l’arbre qui cachait la forêt. Inutile de revenir avec lui sur ma décision soudaine. Si ça m’amusait de visiter des appartements. Eh bien ! Que je m’amuse !
C’était oublié que je ne m’étais jamais amusée en sa compagnie et que je me demandais bien pourquoi je lui avais cédé un jour. A la recherche du père perdu… Ou du pain perdu. Du patriarche perdu, peut-être. N’importe quoi ! J’en étais, dans ma tête, à cet embrouillamini de mots qui jouait les consonances sans suite, tant je me mordais les doigts d’avoir traîné ce trouble-fête avec moi. J’aurais mieux fait d’y convier Diane, mon associée de la boutique de fringues, que Glamour n’avait toujours pas visitée mais que nous attendions de pied ferme, avec une collection d’une originalité sans pareil. Du moins, après des heures et des heures de travail, en étions-nous persuadées. Pendant plus d’un an, nous avions passé nos nuits sur des esquisses, tout en grignotant des marrons glacés. Au matin, nous nous quittions, le cœur au bord des lèvres d’une telle débauche de sucreries. Du fond de notre atelier, combien de rires avaient fusé, avant que nous puissions nous dire : c’est gagné ? Ce n’était pas encore gagné ; c’était en très bonne voie.
J’ai toujours préféré la compagnie des femmes. Quitte à en indigner ma mère qui n’avait jamais bien compris qu’était exactement pour moi la Juliette que je traînais à mes côtés, depuis le jour de mes dix-huit ans, pourquoi elle avait les cheveux si courts, des jeans si moulants et surtout les yeux si brillants quand nous rentrions, chancelantes, encore auréolées des brumes de la nuit. Juliette avait ensoleillé mes années Beaux-Arts. La peinture comme tous les milieux artistiques abritait son lot de déviance, j’avais sacrifié à la mode. Ces folies n’avaient eu qu’un temps, quelques années plus tard, oubliant son joli sexe de blonde, j’avais épousé Gabriel.
Et voilà qu’aujourd’hui il marchait à mes côtés en direction de la rue du Champ de l’Alouette pour visiter un appartement que nous n’avions aucune chance d’habiter ensemble. Après en avoir inspecté minutieusement la façade, nous grimpâmes les deux étages d’un immeuble convenable. J’avais impitoyablement souligné que je ne voulais rien de trop élevé. J’étais claustrophobe, je me trouvais mal dans les espaces clos, surtout en apesanteur. J’avais également peur des avions, des trains, des bateaux, et même des voitures. En fait, je souffrais de phobies multiples. Gabriel ajournant régulièrement nos voyages, mon handicap n’avait jamais posé de problèmes graves. Sa phobie personnelle était plutôt d’ordre social. Il répugnait à communiquer avec toute personne ne possédant pas au moins l’équivalent de ses bagages. Ainsi m’avait-il coupée du monde puisque je n’avais jamais reçu dans nos murs que de vieilles barbes de renom. Rabat-joie notoire, Gabriel différait en cela de mon père qui possédait, en toute occasion, le mot pour rire. Mon père, ce héros au sourire permanent, avait, jusqu’à sa mort et dans les pires circonstances, su trouver des aspects cocasses à toutes situations. Il transformait les peines en joie, chantait dès le réveil, et tournait le monde en dérision. C’était la force qui lui avait permis de vivre, ô, ironie du sort ! avec une femme qui ne manifestait pas une once d’humour.
Mon père n’allait jamais aux enterrements. Et lorsqu’il avait dû accompagner sa mère à sa dernière demeure, il l’avait fait, le sourire aux lèvres. Je savais, moi, et moi seule, que plus sa peine était profonde, plus les moments qu’il vivait étaient difficiles, plus il s’efforçait de rester plaisant à son entourage. Gabriel était tout le contraire. Même lorsqu’une nouvelle s’annonçait bonne, il tirait la gueule.
Comme si c’était lui l’acheteur potentiel, il sonna à la porte.
Un homme et une femme, d’une trentaine d’années à peine, nous accueillirent, légèrement sur la réserve.
- Cet appartement est parfait pour un couple, lâcha la dame, en nous voyant.
Gabriel ne releva pas. Je décidai de me taire. Il s’était assis sur une chaise sans y avoir été invité et inspectait scrupuleusement, les lunettes à la main, les titres de la modeste bibliothèque de ces braves gens. Je le foudroyai du regard.
– Tu as voulu venir, lui glissai-je, en aparté. Au moins fait semblant.
Il haussa les épaules et consentit à nous suivre. Un fou ! J’avais emmené un fou avec moi !
Ce bien-là n’avait pas de défauts. Donnant sur une rue calme, il possédait une entrée convenable, un séjour plutôt vaste, et une cuisine décente. La salle de bain, décorée avec goût, m’apparut fonctionnelle avec sa baignoire de taille conséquente et son double lavabo. Gabriel pâlit. Cet endroit allait me plaire. Restait à voir les chambres. La première, très ensoleillée, ne prêtait flanc à aucune critique. Là, entre la table de chevet et la commode, les propriétaires nous expliquèrent qu’ils étaient pressés de vendre
- Vraiment ? hasardai-je, soupçonnant un quelconque problème.
Même lorsqu’on est pressé de vendre solde-t-on trois pièces au prix de deux ?
Alors la femme dont la silhouette accusait un excès de poids ouvrit avec précaution la porte de la seconde chambre.
Encore fripé, grimaçant sous l’effet d’une colique, un nourrisson se mit à pleurer à travers le tulle de son berceau. Je restai là, à le contempler sans trop savoir quoi dire.
- Vous comprendrez maintenant pourquoi il nous faut plus grand, fit la jeune femme, plantant dans son sourire, l’étendard de la béatitude.
En un éclair, je revis les murs blancs du cabinet de gynécologue où j’avais subi mon I.V.G. Je sentis l’odeur de l’anesthésiant, la violence du geste médical. Et puis, le vide abyssal. D’un mouvement de main, je chassai ces pensées.
Je lui rendis son sourire.
– Combien de mois ? fis-je, comme on demande l’âge d’un chiot.
– Six semaines, seulement, répondit-elle, surprise de tant d’ignorance.
Si je ne me passionnais pas pour les enfants, et devinais difficilement leur âge, j’avais toujours affectionné leurs chambres, ces univers aux teintes vives, agrémentés de figurines, tout droit sorties de dessins animés, les lits cages aux voilages pastel et les peluches réparties sur leurs couvertures satinées. Alors l’envie me prenait d’agiter les mobiles, de m’allonger sur la moquette au beau milieu des jouets, de feuilleter les livres d’images et de compléter les coloriages abandonnés. Même adulte, à chaque Noël, je conservais les catalogues de jouets et les explorais longuement comme si je m’apprêtais à faire ma lettre au vieux à barbe blanche. Dams ma chambre trônait encore un nounours, vestiges de mes premières années. Je ne pouvais décemment pas expliquer les particularités d’un syndrome de Peter Pan à cette dame, je me contentai donc d’un simple « Ah ! bien sûr ! », qui sembla la décevoir.
Jugeant sans doute ma froideur peu diplomatique, Gabriel se pencha sur le petit être. Naturellement, son attention feinte eut pour effet de redoubler les pleurs du nouveau-né. Entre les propriétaires et nous, un silence gêné s’était installé. La femme câlinait son enfant pour le calmer alors que son mari nous éloignait de la chambre, comme si de mauvaises ondes risquaient de s’y répandre.
- Bien, finis-je par conclure.
Je donnai le signal du départ. Nous traversâmes, sans un mot toujours, l’enfilade des pièces. Arrivés à la porte, notre petit groupe formait un bloc compact.
Je me raclai la gorge avant de m’adresser à la femme.
- Votre appartement est charmant. Très bien arrangé, vraiment. Mais je crois qu’il ne va
pas convenir, je suis désolée mais… nous ne comptons pas avoir d’enfant.
Elle me regarda sans comprendre et bredouilla quelques mots en guise d’au revoir. Elle avait l’air contrariée.
A peine la porte cochère refermée, Gabriel laissa exploser sa colère.
- Et pourquoi, tu lui as dit cela ? Il était très bien, cet appartement.
- Peut-être. Mais vois-tu, je n’ai rien ressenti à son contact. Rien, le calme plat. Ce sont des choses qui arrivent, ajoutai-je.
- Comment cela ?
- Eh bien ! fis-je, en le fixant effrontément. C’est un peu comme quand je te regarde, il ne se passe rien.
Il ne répondit pas et baissa les yeux.
4
XIII ème arrondissement
Quartier Croulebarbe
Deux pièces
Cuisine/salle de bain
Balcon sur cour fleurie
A rafraîchir.
200. 000 euros.
Le téléphone sonnai. C’était Boulanger. Je lui trouvai une voix bizarre. Il avait une affaire exceptionnelle à me proposer. Etais-je libre sur-le-champ ?
- Oui. Je crois pouvoir m’arranger, fis-je, mollement. Je vous rejoins dans un quart d’heure.
- Disons, dans une demi-heure, rectifia-t-il. Je n’ai pas encore vu le bien. Je vais le découvrir avec vous. Mais la mise à prix a l’air intéressante. Très largement au-dessous du prix du marché. J’ai pensé que ce serait dommage de ne pas vous en faire profiter.
Décidément charmant, ce Boulanger. Sans doute allait-il dire la même chose à tous les acheteurs potentiels.
Le soleil du printemps avait laissé place à une pluie incessante. Avant de sortir, je soulevai le rideau de ma fenêtre de chambre. Certes, le ciel plombé n’offrait pas la lumière idéale pour juger d’une future habitation mais, après tout, je n’avais signé aucune clause de beau temps permanent.
Square Albin Cachot. Une ravissante petite place, ornée d’une fontaine. Une ruelle pavée, et des fleurs en cascade. Un chat courait en liberté, cherchant à se protéger de la pluie sous les feuillages. Boulanger m’attendait, le col de son imperméable relevé.
- Quel calme ! m’extasiai-je. Il a l’air très agréable, cet endroit.
- Mouais…
Je m’étais attendu à plus d’enthousiasme de sa part. Le « mouais » ne me disait rien qui vaille.
- Il y a un problème, hasardai-je. Ce n’est pas le prix que vous m’aviez donné ?
- Si, si, mais on va voir. Je n’ai pas eu le temps de le visiter et…
Derrière ses lunettes, son regard dansait d’un point à un autre. Je l’avais cru plus franc.
- Et ? l’engageai-je à poursuivre.
- Et il appartenait à une très vieille dame.
- Ah !… Je suppose que tout appartement a, un jour ou l’autre, appartenu à une vieille dame. Surtout dans l’Ancien. C’est tant mieux. Au moins, l’Ancien a une histoire.
Il adopta un ton sentencieux que je ne lui connaissais pas.
- Parfois, il vaut mieux ne pas la connaître, conclut-il.
Mon guide me cachait quelque chose. Une arnaque ? Après la cave de Dracula, que pouvait-il avoir de pire à me proposer ? Je pensai soudain au nombre de gens incroyables qu’il devait croiser pour ne plus jamais revoir. Un vrai bottin à lui tout seul ! Cet homme devait avoir mille de choses à raconter. Je me promis de prendre le temps de le faire parler. Après tout, le secret professionnel d’un agent immobilier ne devait pas être aussi inviolable que celui d’un médecin. J’aimais bien les histoires. Et quand par bonheur, elles avaient une légère coloration surnaturelle, j’étais aux anges.
- Vous avez déjà fait visiter des lieux maléfiques ? lui demandai-je.
- Disons… chargés. Il existe des acheteurs qui entrent dans un immeuble, le pendule en bandoulière, m’avoua-t-il en ricanant..
- Vous devez rencontrer des gens de toute catégories, non ?
Il balaya l’air d’une main légère.
- Si vous saviez. Vous n’imaginez pas !
- Quelle chance ! Je trouve votre métier passionnant. Je n’ai pas de pendule. Mais je veux bien visiter quand même.
Je fixai mon interlocuteur, il me rappelait quelqu’un. Mon parrain, peut-être, ce grand type émacié, à l’élégance toujours de mise. Enfin quelqu’un que j’appréciais. Il n’est pas rare de rencontrer chez des inconnus des réminiscences de personnes passées, croisées, aimées de près ou de loin. La chose laisse toujours une impression étrange, comme la sensation que personne ne disparaît à jamais. Mais ce n’était pas la ressemblance de deux gouttes d’eau, non, c’était autre chose. J’avais très envie de faire plus amplement connaissance. Lui aussi, sûrement. Je le sentais attentif. Prévenant.
Au seuil du bâtiment B, nous devisions, rassemblés sous son parapluie. J’avais oublié le mien. Il ferma l’ustensile et m’entoura de son bras pour m’inviter à pénétrer dans le hall. J’aurais dû m’en dégager mais je trouvais ce contact inattendu protecteur. Je ne pouvais dire pourquoi Boulanger m’inspirait confiance. Je le voyais comme un passeur, un envoyé du ciel qui guidait mon destin.
- Ascenseur ? C’est au troisième, annonça-t-il.
- Au troisième, ça ira. Jamais d’ascenseur.
Il vérifia sa fiche.
- C’est vrai. Pardonnez-moi !
Nous avions cessé de parler. A peine essoufflés, nous arrivions à l’étage. Porte gauche. Un vieux paillasson usé, et déjà une étrange odeur. Une odeur de vieux.
Le sourire de Boulanger se crispa.
- C’est bien ce que je craignais. Je ne sais pas si j’ai bien fait, avança-t-il, en poussant la porte.
Une épaisse couche de poussière recouvrait les meubles du vestibule. La penderie béait sur des vêtements, des vêtements comme on en voit dans les maisons de retraite, informes, décolorés par des lavages répétés en machine.
Alors tout me revint en mémoire. Les dernières années de ma grand-mère paternelle, que mes parents n’avaient pu garder auprès d’eux. Sa chambre avec ses quelques meubles de rien, bourrés de photos souvenirs qu’elle ne regardait plus jamais. Cet espace rapetissé qu’on lui avait laissé en échange d’une surveillance sans pareille, celle des aides-soignantes qui chantaient tout le temps. Et puis le rire tonitruant des « mamas » d’origines africaines, qui trouvaient cela tellement normal de s’occuper des Anciens. A eux, répondaient en écho les soupirs des « bien françaises », tout aussi exemplaires, qui n’avaient pas trouvé mieux pour nourrir leurs enfants que de changer les couches des grands-mères et subir les assauts tactiles des pépés pervers. Je me souvenais en avoir vu un, plus fringant que les autres, poursuivre une infirmière de son fauteuil roulant, jusqu’à vouloir, à grands coups de roues donnés avec ses dernières forces, défoncer la porte de la salle de repos où elle avait fini par trouver refuge.
Il y avait dans les couloirs de ce grand établissement s’efforçant de ne pas ressembler à un hôpital, cette odeur, cette odeur exactement, qui flottait partout malgré l’abus des désinfectants. Toutes les occasions étaient bonnes pour faire la fête. C’était d’interminables réveillons, des pâques à rallonge et des carrousels de fleurs au printemps. La rotonde où se rassemblaient, dans une somnolence permanente, les pensionnaires peu autonomes, était décorée de jardins artificiels où couraient des petits lapins blancs. Il y avait, je ne l’oublierai pas, cette femme, berçant à longueur de journée son nounours, à qui elle imposait des siestes régulières comme à un enfant. Au cœur de cet univers étrange, aux portes du monde des bien vivants, Alice aurait été capable d’y débusquer des merveilles. Ces merveilles, à mes yeux, c’était ce dévouement incroyable d’un personnel d’exception, qui forçait mon admiration sans cesse. Grâce aux bons soins d’un docteur miracle, ma grand-mère y avait recouvré des forces pour quelque temps. Pourtant j’avais gardé de mes visites régulières le goût terriblement amer d’un passage en enfer effrayant.
J’avais dû pâlir, puis, sous l’effet de mes souvenirs, me décomposer complètement. Boulanger surprit mon malaise.
- Si vous voulez qu’on arrête là… J’ai commis une erreur. Rentrons ! Je vais vous proposer autre chose.
- Pas du tout. Poursuivons la visite !
J’avançais d’un pas hésitant, encerclée par le vertige. Je l’aimais beaucoup ma grand-mère. Et je n’avais pas plus fait son deuil que celui de mon père. La respiration courte, je vis mes mains trembler. Berger me regardait avec bienveillance. Il me semblait qu’il y avait si longtemps qu’on ne s’était occupé de mon bien-être, qu’on avait, en les serrant, empêché mes mains de trembler.
Secours et assistance, c’était ce que se juraient les époux , non ? Quel baratin !
- Qu’est-ce qui vous arrive ? hasarda Boulanger.
- Rien, fis-je, forçant un rire. Tout à coup, je suis… vieille.
- Vous. Vous avez… quoi ? Trente ans.
- Et plus.
Je venais de croiser le miroir. Un miroir piqueté, usé de renvoyer le reflet des ravages du temps. Epuisé d’y avoir vu se creuser les rides de la vieille dame. Et soudain ces rides se marquaient sur mon visage. Le temps. Quelle horreur le temps !
– On y va, ajoutai-je, les narines contractées sous l’effet des odeurs acres suspendues.
Boulanger soupira. Il souffla sur mes cheveux une haleine parfumée à la menthe. Et de nouveau m’entoura l’épaule de son bras.
- Puisque vous y tenez.
Avec précaution comme si un monstre se cachait derrière, il ouvrit la porte de ce qui aurait pu être un salon. Il y avait encore sur la table basse une tasse à thé où stagnait une tache brunâtre. Les héritiers n’avaient même pas pris le temps de débarrasser. Ils avaient mis en vente dans la première agence venue. Peut-être même ne s’étaient-ils pas déplacés. Ils avaient remis les clefs. Dans la pièce, aux volets fermés, régnait un drôle de silence. L’horloge était muette.
Nos regards se croisèrent.
- Vraiment, il y des gens, m’indignai-je.
- Comme vous dîtes ! Vraiment il y a des gens ! Alors on s’arrête là ?
- Non, on continue.
Je devais aller jusqu’au bout. Affronter. Je le devais à la mémoire de ma grand-mère. Au moins, en n’ayant rien, nous avions évité cela. Sa disparition n’avait pas laissé de traces. Et dans mon cœur, elle était comme avant, comme au temps où elle racontait des histoires. Quand j’étais petite, c’était des contes. Et plus tard, bien plus tard, c’était autre chose. Oui, bien autre chose. Ainsi m’avait-elle confiée, à l’aube de mes seize ans, le fiasco qu’avait été son mariage avec mon grand-père. Au creux de mon oreille d’adolescente, elle avait déposé comme un fardeau, ce terrible secret de famille pour une époque encore si peu permissive. « Ton grand-père, avait-elle dit, résignée dans un soupir tolérant, il aimait, comment dire… ? les jeunes gens. Notre mariage et la naissance de ton père n’ont jamais été qu’une façade pour la société du moment. » Elle ne lui en avait gardé aucunement rancune. Mais cette phrase était restée gravée dans ma mémoire. Et cet homme, cet homme que je n’avais pas connu, m’avait toujours fascinée. Je savais qu’il avait permis à mon père de s’offrir ses précieux livres, qu’il l’avait choyé, dorloté, gâté. Sans doute pour se dédouaner. A maintes reprises des témoins m’avaient assurée de nos ressemblances. De lui, finalement, je ne savais pas grand chose. Si ce n’était qu’il était mort d’une maladie cardiaque, sur laquelle oncles et tantes, mal intentionnés, avaient cru bon de lever le voile. « Ton grand-père, Laure, est mort d’une maladie honteuse. » Dans ce « honteux », je sentais le reproche adressé à la vie qu’il avait menée. Une vie que je ne pouvais m’empêcher de deviner passionnante, en tout cas passionnée. Dans ce cas, les médecins ne s’étaient pas trompés, mon grand-père avait bien succombé à des problèmes de cœur.
Boulanger avait pris des allures de croque-mort dans la pénombre. Il s’était refusé à ouvrir les volets. Dans la chambre, le lit était défait. Sur des draps maculés, personne n’avait songé à retirer les couches. Le couvercle du fauteuil d’aisance n’avait même pas été rabattu. Ce lieu aux rideaux coquets, arrangé simplement mais avec amour, était devenu un cloaque infâme.
Devant mon haut le cœur, Boulanger m’entraîna.
- Venez ! Vous n’êtes pas raisonnable. Vous auriez dû m’écouter. Si j’avais su, jamais je ne vous aurais entraînée. Désolé, vraiment.
Il m’avait fait dévaler l’escalier en me tenant d’une main ferme. J’avais l’impression qu’il n’avait même pas donné un tour de clefs à la porte. Il aurait pourtant dû. L’endroit était si sinistre que je me pris à craindre que la mort ne nous prenne en chasse.
5
J’étais lasse de cette succession de visites improductives, des alertes e.mail, des devantures d’agence mensongères et des coups de fil à des particuliers. Je décidai de déjeuner avec Diane. Il était grand temps d’organiser le passage des journalistes de Glamour.
- Où veux-tu aller ?
- Où ça te tente, ma belle.
Diane, entièrement vêtue de vert épinard, du turban à la toile de ses semelles compensées, rangeait ses étagères, juchée sur un petit banc.
Cette rousse de trente-deux ans, souriante et dynamique, était un modèle d’excentricité. Avec sa voix perchée, ses gestes volubiles, elle se montrait capable d’embobiner n’importe qui. Elle n’allait faire qu’une bouchée de ces fameux journalistes. Si j’étais le cerveau créatif de notre petite entreprise, Diane en était le maillon fort. Tout en façade, elle savait vendre et se vendre. Comme aimait à le faire remarquer Gabriel, un brin ironique : nous nous étions trouvées.
Mais où ?
Je l’avais rencontrée, alors qu’assise sur un banc du Jardin du Luxembourg, je classais mes croquis pour les présenter à un hypothétique employeur. Elle s’était approchée. La tête inclinée sur le côté, elle avait examiné mes œuvres - silencieuse, un doigt replié sous le menton - avant de me tendre une main amicale.
- Je m’appelle Diane Dumont. J’ouvre une boutique de mode et je cherche une styliste. Vous êtes libre ?
J’avais levé la tête pour croiser ses yeux en amande. Certes, elle minaudait un peu, avec des airs de chatte mais jamais un regard n’avait traduit une telle détermination.
- C’est à dire que je me rendais à un rendez-vous professionnel, balbutiai-je.
- Ah ! Alors. Tant pis, excusez-moi de vous avoir dérangée.
Elle tournait déjà les talons dans un tourbillon de froufrous.
Elle portait, ce jour-là, je m’en souviens, une robe bustier à l’ample jupon blanc. Déformation professionnelle, je me souvenais toujours de ce que portaient les femmes.
- Attendez !
- Oui ? avait-elle fait, se retournant brusquement.
- Peut-être que… Ce n’est qu’un rendez-vous. Je ne suis pas si sûre de ce qu’il va donner. Je peux le déplacer. Vous ouvrez une boutique, dîtes-vous ? J’ai toujours rêvé de travailler pour un boutique. A quel endroit ?
- Rue du Cherche-Midi. Venez ! Nous allons en discuter autour d’une tasse de thé..
Ce n’était pas dans mes habitudes de suivre des inconnues mais cette rousse m’inspirait confiance. J’aimais la façon dont elle était vêtue. La tenue d’une femme en dit long sur elle-même. Cette débauche de blanc, cette légèreté de la matière. Cette fille avait du goût. J’appréciais sa gaieté polie. Cette façon en apparence sans gêne, qu’elle avait eu de m’aborder, tout en me laissant la latitude de l’éconduire si elle m’avait dérangée.
Nous étions parties en direction du café le plus proche. Elle marchait très vite, j’avais du mal à la suivre.
Là, nous avions lié connaissance dans un assourdissant tintamarre de baby foot et de flippers. Elle parlait très vite, aussi vite qu’elle marchait. Elle allumait cigarette sur cigarette et, à chaque fois qu’elle secouait sa cendre au-dessus du cendrier débordant, elle entraînait, dans une valse lente, sa crinière de lionne aux reflets chatoyants. Avec un peu d’attention, on pouvait percevoir, au fond, tout au fond de son regard bronze, quelque chose de bizarrement diabolique ; mais rien qui n’aurait pu me décourager, bien au contraire. Elle m’exposa ses projets, je décidai de lui accorder ma confiance. Et depuis ce jour, nous avions quasiment tout fait ensemble, tout sauf l’amour. Elle réservait son corps de liane à un jeune Raphaël, ange de plusieurs années son cadet. Je l’avais maintes fois pensé, sans jamais oser le lui dire, je l’enviais. A mes yeux, cette insouciance, ce mépris permanent des codes et des valeurs lui conférait, à coup sûr, la jeunesse pour longtemps.
« Pourquoi ne fais-tu pas comme moi, Laure ? L’amour avec les jeunes gens, c’est un contrat pour l’éternité », répétait-elle, cherchant des émules dans sa quête de la jeunesse au long cours. Diane avait ce côté Comtesse Bathory qui me plaisait tant. A force de la voir ne pas vieillir, j’avais fini par croire qu’elle n’était rien d’autre que la réincarnation de mon grand-père et j’interprétais la moindre de ses paroles, le plus infime de ses actes comme un signe. Mais jamais je n’osai l’imiter. Qu’aurait dit, ma mère ?
Qu’aurait dit Judith, mon amie pharmacienne, qui vendait des tests de grossesse, une lueur d’espoir dans le regard ; comme si c’était elle qui allait enfanter à chaque fois qu’ils se révélaient positifs ? Sans doute pour cette raison, avait-elle consciencieusement choisie son officine au pied d’une maternité de renom. Comme il faut bien donner l’exemple, dans sa propre vie, elle s’était arrêtée à trois : deux garçons et une fille. Judith, je l’avais rencontrée grâce à une fausse alerte. Je n’avais plus mes règles depuis trois semaines. Je ne comprenais pas. J’avais un stérilet, j’imposais le préservatif, et si on m’avait laissé faire, j’y aurais ajouté une crème spermicide. Mille précautions valent mieux qu’une. J’avais des excuses, je devais mon I.V.G. ancienne à une défaillance de contraception.
Ce jour-là, j’étais entrée dans la pharmacie pour acheter un test. Je tremblais de peur mais Judith crut que c’était d’espoir, et me tendit la boîte, en ajoutant d’un air entendu :
- Vous ne manquerez pas de me tenir au courant, bien sûr.
Et je l’avais tenu au courant. Le lendemain matin, j’étais revenue, un large sourire sur les lèvres.
- Alors ! A voir votre sourire, je suppose que c’est…
- Négatif !
Elle ravala son compliment et ses rêves de layette rose. Devait-elle prendre un air désolé ? Son sixième sens venait de lui souffler que non.
- La prochaine fois… hasarda-t-elle.
Comment lui dire que j’avais eu si peur que j’étais prête à faire vœux d’abstinence ? Je la trouvais tellement gentille.
- Espérons-le, mentis-je effrontément.
Depuis, cent fois, elle avait remis le sujet sur le tapis. La maternité la fascinait tant qu’elle embauchait régulièrement des préparatrices enceintes, ayant à peine le temps de s’habituer avant de la quitter. C’était plus fort qu’elle ; quand il en arrivait une nouvelle et que le bonheur voulait qu’elle soit fiancée :
- Alors c’est pour quand le bébé ?
On aurait cru entendre ma mère !
Naturellement, elle arrivait à convaincre la malheureuse qui ne tardait pas à l’abandonner pour aller pouponner. C’était une ronde incessante. Je lui avais soufflé d’engager des préparateurs mais elle ne m’avait jamais écoutée. Je la soupçonnais d’avoir coopéré à la moitié de la reproduction de la planète.
Judith n’avait jamais compris que l’enfant était l’élément qui jetait un gouffre entre l’homme et la femme. Un terrible malentendu. Car enfin, la femme recherchait l’homme pour faire l’enfant et l’homme recherchait la femme pour faire l’acte qui permet d’avoir l’enfant. Et c’est comme cela que se peuplait la terre, depuis la nuit des temps. Jamais, ô grand jamais, je n’aurais osé lui expliquer ce point de vue, un peu particulier, sur la question. Comment aurais-je pu ajouter qu’à mon sens, il y avait même moyen de trouver un terrain d’entente. Il aurait suffit qu’un érotisme subtil contourne adroitement le problème, en bannissant systématiquement toute pénétration vaginale, en tout cas par tout sexe de chair, et le tour était joué. Et si l’on se mettait à accorder ensemble les gens du même sexe… on dépeuplerait la planète, et resteraient les mères en mal d’enfants. Insoluble. Il fallait donc des femmes comme Judith. Heureusement il y avait pléthore.
Pas de risque de cet ordre avec Diane, les bébés, elle sortait avec. Raphaël aux yeux d’ange n’allait pas tarder à atteindre ses vingt-deux printemps. Et c’est sans surprise que je l’entendis m’apprendre…
- Raphaël ? Tu ne trouves pas qu’il commence à se faire vieux ?
Nous nous préparions à rejoindre notre restaurant préféré quand le téléphone sonna. Je la vis lever les yeux au ciel en soupirant.
- Vous êtes sûrs que ce n’est pas possible mercredi. Bon. D’accord. Très bien. Mais dépêchez-vous, bientôt il n’y aura plus rien à photographier, je vends tout comme des petits pains.
Et elle raccrocha violemment.
- Ils sont chiants, ces journalistes de Glamour ! Ils ont encore reporté la séance.
- C’est pas, hasardai-je, un peu embêtant ?
- Bien sûr que c’est embêtant, s’énerva-t-elle, en cherchant frénétiquement son sac à main, qu’elle finit par découvrir sous un pull angora multicolore. Mais bon, ça ne va pas quand même pas nous couper l’appétit. Je meurs d’envie d’une grosse salade. Et d’un Driving Rock. Qu’est-ce que tu en penses ?
Le Driving Rock était une glace gigantesque. Deux boules de vanille et deux de noisette sur un biscuit au chocolat, le tout recouvert de crème chantilly. Le genre de truc à mille calories si l’on compte les amandes effilées et les pistaches concassées, répandues à profusion au sommet de cette montagne de gourmandise.
J’acquiesçai, avec une moue de gourmandise.
- En route pour le Driving !
- Au fait, ça ne t’ennuie pas si Raphaël vient nous rejoindre ?
Ca ne m’ennuyait pas.
Diane, une nouvelle fois, leva les yeux au ciel avant d’ajouter :
- Il est d’un collant. Je n’arrive plus à m’en défaire.
J’avais peine à croire ce que j’entendais. Avec la meilleure volonté, je ne parvenais pas à comprendre comment, dans ce monde de fou, les femmes de trente-deux ans avaient du mal à se débarrasser de leurs jeunes amants de vingt-deux. A côté de Diane, il me semblait toujours ne rien avoir vécu. Mariée trop jeune. Mariée pourquoi ? Je ne trouvais aucune réponse valable. La peur de la solitude ? Un concours de circonstances ? Malheureusement, mes adultères éphémères m’avaient bloquée leurs portes. Pas de point de fuite. Pas d’échappatoire sans solitude à la clef. Mariée, j’étais restée. Et sage depuis longtemps.
Attablées dans le pub du faubourg Saint-Germain, nous achevions notre repas royal. Les yeux de chatte de Diane me scrutaient par-dessus le nuage de crème chantilly, resté au fond de l’assiette.
- Alors où en es-tu ? Cet appartement ?
- Je ne trouve pas, lui avouai-je. Pour le prix que je veux mettre, je ne visite que des taudis infâmes. C’est hallucinant.
- Je vais en parler autour de moi. Si tu ne fais pas jouer tes relations, tu ne trouveras rien en agence. Tu penses bien que tout ce qu’il y a de correct s’est déjà vendu par le bouche à oreille !
Diane n’avait que ces mots là à la lèvre. Les relations. Elle sortait tous les soirs, rencontrait des gens sans cesse, échangeait des tonnes de cartes de visite. Moi, pendant toutes ces années, j’avais visité les musées avec Gabriel, assisté à des soutenances de thèses, écouté mon mari exposer ses théories à des universitaires canoniques au cours de dîners prodigieusement soporifiques. A qui pourrais-je demander de m’aider à trouver un appartement alors que tous les amis de Gabriel se souciaient comme d’une guigne de l’endroit où ils étaient logés ? Tant que leurs bibliothèques ne faisaient pas crouler le plancher, peu leur importait qu’il y ait des livres jusque dans la baignoire ! J’avais connu des collectionneurs qui ne pouvaient même pas changer leur installation électrique, tant les murs étaient étouffés par des volumes aussi vétustes que rares. Ceux-là, conscients et raisonnables, étaient restés célibataires. Chez eux, le moindre déplacement risquait de tout réduire en miettes. Pas question d’y faire le ménage. Ma mère m’avait confié qu’en son temps, elle avait eu bien du mal à obtenir de l’argent avant qu’il ne disparaisse dans l’escarcelle d’un libraire d’Ancien ou celle du commissaire-priseur d’une vente aux enchères exceptionnelle. Elles étaient toutes exceptionnelles, ces ventes aux enchères, et terriblement dévastatrices pour les fonds conjugaux. Je l’avais moi-même appris aux dépends de mes sorties, de mes vacances et de ma garde-robe. Fatiguée de quémander, je m’étais mise à récolter le fruit de mon travail pour avoir de l’argent de poche. Avec Diane, j’avais gagné beaucoup plus que je n’avais espéré. Et quand Gabriel avait commencé à me demander s’il pouvait m’emprunter un peu de monnaie pour s’acheter des livres, j’avais filé droit vers la Caisse d’Epargne.
Je regardai Diane, l’air dépité.
- Des relations ? Mais je n’en ai pas ! Gabriel a fait le vide autour de moi. Tu sais à quel point il déteste les mondanités.
- Alors laisse-moi faire ! Je m’occupe de toi. Il le prend comment ton mari, ce soudain désir d’indépendance ?
- Assez bien. Il n’est pas de plus mauvaise humeur que d’ordinaire.
- Et pour cause. Il ne te croit pas une seconde. Je suis persuadée qu’il dort sur ses deux oreilles, entre deux serre-livres, fit-elle en gloussant.
- J’ai bien peur que tu aies raison ! m’exclamai-je. Il pense que je n’aurais jamais les moyens financiers de prendre mon indépendance.
– Et toi ? Quel est ton avis sur la question ?
– Oh ! Avec ce qu’il me donnait, je n’ai pas beaucoup d’économies. Un petit peu quand même. Mais les prêts ce n’est pas fait pour les chiens. J’ai rendez-vous demain avec ma banquière.
Diane terminait sa dernière cuillerée de Driving Rock en se léchant les babines.
- Parfait. Tu veux un café ?
Elle s’interrompit avant de s’écrier très fort : Tiens ! Le voilà !
« Le voilà » venait d’entrer. Debout au milieu de la salle, il jetait un coup d’œil circulaire à la recherche de sa bien aimée. La fourchette en l’air, je regardai ce jeune homme, vêtu d’un jean d’une coupe à la dernière mode et d’un simple tee-shirt sous un blouson fatigué. Raphaël était d’une beauté renversante. Un regard bleuté, des paupières d’une forme étrange et des iris d’une brillance extraordinaire. Bouche bée, je contemplai son visage. La finesse des traits frôlait l’androgynie. Androgynes aussi, cette silhouette impalpable, ces cheveux d’un châtain rare, un peu miel. En le voyant, je pensais à ces castrats à la mode, à l’époque. Si on lui avait enfilé une robe, il serait, sans problème, passé pour une fille. Avec une inconscience totale, il focalisait tous les regards de l’assistance. Et c’était ce type-là que Diane trouvait collant !
J’avais toujours entendu parlé de Raphaël, je ne l’avais jamais rencontré. Juré craché : ce jour-là était à marquer d’une pierre blanche.
Il se dirigea vers nous, toujours accompagné des regards de l’assistance. Raphaël avait une spécificité. Une fois qu’un œil s’était posé sur lui, il ne pouvait plus le quitter. Je n’échappai pas à la règle. Je ne trouvai pas un mot à dire, pas un geste à esquisser, j’étais pétrifiée. J’entendis, dans un brouillard, Diane faire les présentations ; j’entendis sa voix, à lui. Un chant byzantin. De ma vie, je n’avais rencontré personne d’aussi séduisant. Il se glissa sur la banquette, à mes côtés. Diane avait sciemment envahi la sienne de nos vestes respectives. Je ne bougeais plus, ne respirais plus, ne soufflais plus. Il l’avait embrassée à peine, un baiser sur sa joue, à peine. Il n’y avait pas besoin de les observer longtemps pour comprendre qu’entre eux, la pièce était finie. Le lourd rideau venait de tomber sur la centième. Mais ce que je voyais comme une évidence, et qui avait échappé à Diane, c’était que lui, au contraire d’elle, voulait la garder pour amie. Elle lui parlait sèchement, le rabrouait, le critiquait. J’aurais voulu prendre sa défense mais je ne trouvais rien d’assez subtil ou intelligent pour lui venir en aide. A lui. Qui se débrouillait très bien tout seul.
Il parlait « djeun », avec une délicatesse particulière, une curieuse distinction. Il commanda un thé d’orient. D’un geste lent, il fit couler une ligne de sucre dans sa tasse et se mit à le mélanger avec douceur. La douceur avec laquelle - je ne pus m’empêcher de rougir en y pensant - il devait allonger une femme avant de la caresser. Et dire que Diane ne m’avait jamais parlé de ce jeune homme que comme d’un simple amusement. Je les laissai s’expliquer, n’intervenant qu’à peine. Je pensais à mon grand-père, à Frédéric Mitterand, à Pascal Sevran. Je pensais à leur goût pour la jeunesse et je me disais que si je m’étais laissé aller à mes penchants, je l’aurais, sans doute, partagé sans complexe. Mais Judith n’aurait pas aimé, ni ma mère !
6
Je venais de débarrasser la table. Gabriel poursuivait, confortablement installé dans un fauteuil, la lecture qu’il avait commencée entre la poire et le fromage. C’était une manie chez lui de poser un ouvrage entrouvert sur la nappe, alors qu’il prenait ses repas. Certes, je n’étais pas fin cordon bleu mais j’appelais au moins de sa part une conversation de convenance, si ce n’était un regard sur mes plats. Dès lors, j’aurais perçu comme moins humiliante cette sensation d’être un robot, programmé pour effectuer des aller et retour entre la cuisine et la salle à manger. Gabriel ne voyait nullement combien son attitude ne manifestait que mépris à mon égard. A présent, rien ne m’étonnait plus ; et je m’attendais, un beau jour, à le voir consulter un livre de cuisine, tout en mastiquant.
La dernière assiette essuyée, je pris possession de la causeuse de velours rose. Il ne leva pas les yeux. Comme je déplaçai lentement le siège pour le situer dans son axe, il ne leva toujours pas les yeux. Alors dans un crissement de lycra, je croisai haut la jambe et posai une main sur mon genou en soupirant. Rien. Je le fixai sans un mot. Enfin, il se racla la gorge, tourna une page, et finit par coincer le livre ouvert entre ses jambes.
- Tu voulais me parler ?
- C’est possible ?
- Quelle question !
Je n’allais pas lui asséner d’office qu’il n’avait jamais été possible de lui parler. Même pas ce jour où, au début de notre mariage, j’avais pris la décision de ne pas garder l’enfant dont il était le père. Je n’avais rien dit. Etait-ce la peine maintenant ?
- Tu n’as pas l’air de prendre très au sérieux mon départ. Je me trompe ?
- Mais si, mais si. Je n’en comprends pas bien la cause. C’est tout.
- Alors tu me laisses le champ libre, sans te révolter, sans chercher à me retenir…
- Tu ne veux pas d’enfant, tu ne veux pas d’enfant. Tu as tes raisons sans doute.
- Tu les connais d’ailleurs.
J’allais ajouter : pour mettre un enfant au monde, il faut avoir quelque chose à lui léguer. Il faut lui mâcher le travail, sinon c’est trop dur. Ça a été trop dur pour moi. Pour une éventuelle progéniture, ça ne risquait guère de s’arranger. N’avais-je pas finalement épousé la réplique négative de mon propre père ? Mon père était grand seigneur, il avait du panache et un esprit remarquable. Philosophe, il abordait la vie comme un jeu. Gabriel passait inaperçu et ne se distinguait que par ses mesquineries, son air revêche et son absence totale de joie de vivre. Sur la tombe de mon père, j’avais fait graver, en lettres d’or, ces trois mots qui dressaient son portrait : « Humoriste, poète et philosophe. » La philosophie pour Gabriel était un gagne-pain. J’imaginais sans peine combien d’étudiants enthousiastes il avait dû dégoûter de cette matière. Et puis à qui ressemblerait-il, cet enfant ? A lui, à moi ? A un mélange indéfinissable qui ne ferait que répercuter la dissonance d’un couple désaccordé ? Je m’en tins là.
- Où en es-tu de tes recherches ? fit mon mari, d’un air condescendant.
- Je vais aller voir ma banquière. Si je pouvais obtenir un crédit plus conséquent peut-être que…
- Tu as déjà bien de la chance qu’elle t’en ait accordé un, avec ton travail….
Et voilà, voilà ce qu’il suffisait de lui dire. Il me le tendait sur un plateau. « Je pars tout simplement parce que tu n’as jamais cru en moi. Tu as toujours considéré mon univers comme un milieu futile, mon job comme celui d’une femme qui ne voit pas plus loin que le bout de sa paire d’escarpins Louboutin. »
Ce soir-là, les miens en l’occurrence étaient d’un beau rose fuchsia, comme ma robe à décolleté Marilyn, le dernier modèle que j’avais dessiné. Diane l’avait déjà vendu à plus de trente exemplaires et les commandes affluaient à la boutique. Ce serait sans doute celui-là que Glamour mettrait en vedette pour illustrer son reportage. Si les journalistes de Glamour venaient un jour ! Mais aux yeux de Gabriel, je n’étais capable de rien. Inutile de lui expliquer que je n’étais pas inculte parce que je jouais avec des chiffons. Depuis longtemps, je savais lire et écrire. Je passais plus volontiers mon temps auprès de Sollers qu’avec des journaux à cancans. Contrairement à ce qu’il pensait.
Toute discussion sérieuse avec lui s’annonçait vaine.
- Excuse-moi, Gabriel, je suis fatiguée, je vais me coucher, finis-je par annoncer.
Soulagé par la brièveté de notre échange, mon mari se replongea dans sa lecture.
Alors seulement je m’aperçus qu’à l’endroit où il allongeait les pieds la moquette neuve était déjà râpée.
J’avais besoin d’air. Il était deux heures de l’après-midi. Je sentais les prémices de la crise. Depuis l’âge de quatorze ans, j’étais atteinte d’une spasmophilie galopante. Rien n’y avait jamais fait ni les granions de magnésium ni les ampoules de lithium ni les tubes d’Aconit 5, 9 ou 15 CH. Quand la crise survenait, il me fallait un tranquillisant. Tranxène, Lexomil, Seresta, Temesta, Lysanxia, Xanax et Sinistra… Le Sinistra n’existait pas, je venais de l’inventer. C’eut été une pilule multicolore comme un bâton de sucre d’orge à suçoter à la première alerte quand les choses tournaient mal. Et les choses tournaient mal. Gabriel ne me retenait pas, ne m’aidait pas, ne bougeait pas le petit doigt. A croire qu’il n’attendait que cela que je vide les lieux ! Et je somatisais tout cela. J’avais déjà appelé trois fois S.O.S médecins, en pleine nuit, pour stopper de violentes attaques de panique. Au standard, on commençait à me connaître et la Sécu fronçait les sourcils. Mais ça n’allait pas. Et quand ça n’allait pas, il me fallait sur le champ, « un homme ou une femme de l’art » - comme disait mon père - pour me rassurer. Lui, avait abandonné sa médecine au bout de quatre ans et ne s’était quasiment jamais soigné. Il détestait les médicaments et appelait notre praticien de famille, « cher confrère. » Quoi qu’il en fut, il savait trouver les mots, et souvent d’ailleurs, effectuer rapidement les bons diagnostiques, qui me permettaient de repartir d’un pied vaillant. Seulement il n’était plus là. Il y avait bien mon fidèle et brillant homéopathe. Je rechignai à le déranger sans cesse ; j’avais déjà chez lui un véritable abonnement. Il savait tout faire : éliminer les eczémas, réparer les cornées éraflées, faire s’évanouir les lumbagos mais il ne pouvait pas me rendre l’amour d’un mari indifférent.
J’étais sur le chemin de mon armoire à pharmacie. Le téléphone sonnait : c’était ma mère.
Elle me garda un bon quart d’heure au bout du fil, me bombardant de questions sur « ce que j’allais faire. » Pour elle, après mûre réflexion, finalement ma décision était la bonne. Comme si elle considérait un flirt de lycée, elle avait conclu que : « Ce Gabriel n’était pas un garçon pour moi. » La suite était moins rose.
Et si seulement je lui avais fait un enfant ! Un enfant à qui ? A elle plutôt, tant elle chérissait les bambins. Si son accouchement n’avait pas été si difficile, elle en aurait fait cinq. C’est mon père qui aurait été content ! Après l’avoir loué autant que son Seigneur préféré la voilà qui vouait mon mari aux gémonies… parce qu’il n’avait pas su me convaincre de lui donner, à Elle, une descendance. Ma mère vivait en permanence sous le signe de la Vierge Marie, c’était le signe de ma naissance, le sien aussi. Elle avait fini par me faire détester la couleur bleu, que j’avais bannie de toutes mes créations ; à tel point que Diane me reprochait d’avoir raté les ventes du modèle que des clientes lui avait maintes fois réclamé dans la couleur préférée des français.
Je tenais le téléphone éloigné de mon oreille. Elle ne parlait pas, elle criait. Sans doute commençait-elle à devenir un sourde. En tout cas, elle n’écoutait rien. J’essayai de lui couper la parole pour dire que je ne me sentais pas bien, que je rappellerai. Impossible !
- Laure, tu m’entends ?
- Oui, maman.
– Tu sais que je ne suis pas bien en ce moment, pas bien du tout.
– Va voir le docteur Barbier ! C’est celui que tu préfères.
– Tu parles ! Qu’est-ce que tu veux qu’il me dise ? Que je vais mourir ?
– Comme tout le monde, maman. Mais sans doute pas tout de suite.
Ma mère mourait tous les soirs. D’une constitution solide, elle menaçait pourtant de sa disparition toute personne qu’elle avait décidé de persécuter. Je tentai de la calmer mais ça repartait de plus belle. Elle était en pleine crise de harcèlement.
Mes doigts suintaient sur l’appareil. Et le sol commençait à ressembler à du coton. L’impression qui précède une violente attaque de panique est indéfinissable mais reconnaissable entre mille. Un léger flottement, une sensation de ne plus vraiment habiter son corps, des bouffées de chaleur et les doigts qui perlent de sueur - une hydrose m’avait-on dit - et puis le cœur qui cogne dans la poitrine, la respiration qui se bloque, le souffle qui manque. Je rassemblai mes forces.
- Excuse-moi, maman, on sonne à la porte.
J’utilisai sans cesse ce banal subterfuge pour échapper à ses griffes. Je rampai vers la salle de bains. En prenant garde de ne rien faire tomber, j’attrapai fébrilement le médicament. Je sortis la plaquette de sa boite. Elle était vide.
J’étais arrivée là je ne sais comment. Il y avait deux files d’attente de part et d’autre du comptoir, bien distinctes. Les clients patientaient, disciplinés. Quand la porte automatique s’était ouverte, leurs regards avaient convergé vers moi. Mon amie, la pharmacienne, avait levé le nez de son ordonnance ; puis m’apercevant, elle avait froncé les sourcils. Dans les miroirs, j’étais pâle, les traits descendus d’au moins trois étages. Sous le maquillage, les cernes s’étaient accentuées, elles étaient d’un séduisant bleu vert. J’avais la gorge sèche, les gencives en carton, une barre au milieu du thorax. Je cachai d’instinct mes mains sous mon grand sac. Elles tremblaient d’un léger fourmillement. Tremblotaient plutôt comme celle d’une toxicomane en manque. Si on ne stoppait pas la crise, je ne répondais plus de rien. J’essayai pourtant de sourire, d’échanger quelques mots avec les clients que je connaissais pour la plupart.
- Voulez-vous vous asseoir ? me proposa une vieille femme, qui semblait pourtant tout aussi mal en point.
- Non, merci, articulai-je laborieusement, tout va bien.
« Je suis bien. Tout va bien », on aurait dit Dany Boon dans un de ses sketches désopilants.
Mon amie abandonna l’exécution de l’ordonnance d’une chieuse de première qui bloquait toute la file, narrant interminablement le mariage de son fils avec une jeune fille de « très très bon rang. »
- Excusez-moi, lui dit mon amie. Je vous demande une petite seconde.
Les mots de la blonde restèrent en suspens.
Et Judith se dirigea vers moi, me fit asseoir de force à la place de la vieille dame, m’enfourna d’office un tube entier de globules dans le gosier. Une dose d’Arnica Montana 9ch : sa médication d’urgence contre les chocs en tout genre. Non, je ne m’étais pas cognée ou alors contre un mur d’angoisse d’une épaisseur démoniaque..
- Est-ce que tu peux me dépanner, s’il te plaît ? soufflai-je, lui tendant la plaquette avec ses petits trous béants
- Tu sais que c’est sur ordonnance, tu régulariseras, promis ?
- Promis.
- Tu ne préfères pas plutôt… essaie de souffler… lentement. Débloque, respire ! Fais le petit chien.
Débloquer, je ne faisais que cela depuis longtemps. Respire ! Un comble ! Elle m’entraînait à haleter comme pour un accouchement.
- Judith, je t’en prie !
- Très bien, très bien.
Elle disparut dans le fond de l’officine et revint avec un gobelet de carton rempli d’eau à moitié. Dans le creux de son autre main, il y avait le petit comprimé de la délivrance. Je l’avalai comme la dernière miette d’une viennoiserie délicieuse. Les néons du plafond avaient pris sa couleur bleue.
Les comprimés de mon produit miracle étaient bleus… comme la Vierge Marie.
Je commençais lentement à reprendre mes esprits. Un homme venait d’entrer. Il se dirigea vers le comptoir, demanda un complexe vitaminé et déversa quelques sourires rentrés. Je vis mon amie regarder par-dessus ses lunettes.
- Alors c’est décidé, fit-elle à l’adresse de l’homme, vous quittez notre beau quartier.
- Eh oui ! Nous avons enfin trouvé. Mais ce n’est pas encore signé.
Il fit mine de croiser les doigts pour conjurer le sort.
- Et c’est ?
- A Neuilly, juste aux abords du bois.
Mon amie posa ses lunettes sur le coin du comptoir, elle n’avait pas l’air pressée d’aller quérir le fameux complexe vitaminé et faisait attendre son client, qui n’avait pas l’air d’avoir envie, lui, de s’attarder.
- Donc… commença-t-elle, vous vendez.
- Naturellement. Mais j’attends d’être sûr pour mettre en agence.
- Naturellement.
Elle me fit un petit signe de connivence. C’était à moi de jouer. Je m’approchai de l’homme.
- Excusez-moi mais je cherche un appartement. Puis-je vous demander où se situe le vôtre ?
Il me regarda, soudain empressé, et débita sur un ton nerveux.
- Juste à côté..
- Boulevard de Port Royal ?
- Exactement.
Dans ma tête, c’était la danse des interrogations : combien de m2, à quel prix ? quel étage ?
Comme s’il avait endossé soudainement le rôle du bonimenteur, il égrena sur un ton engageant :
- 2 ème étage, 60 m2, 2 belles pièces, une, un peu plus petite qui peut servir de dressing. Je viens de faire refaire la cuisine et la salle de bains par un architecte.
Je n’en croyais pas mes oreilles. C’était exactement ce qu’il me fallait. Il m’annonça un prix, très au-dessus de ce que je comptais mettre. Mon enthousiasme retomba dans les brumes de la benzodiazépine. Il dut s’en apercevoir et corrigea immédiatement.
- A débattre, naturellement. Je ne veux pas vendre à n’importe qui. C’est un héritage de mon père, vous savez. Le quitter m’arrache le cœur. D’ailleurs rien n’est encore fait. Je vais peut-être le louer finalement.
- Le louer ! intervins-je, trop empressée. Ce n’est pas prudent. Si vous y tenez affectivement, je ne crois pas que ce soit la bonne solution. Vous aurez des surprises.
Pourquoi étais-je en train de lui tenir des propos aussi réactionnaires ? J’oubliais que toute leur vie, les gens de ma famille avaient été des locataires.
- Vous avez peut-être raison, consentit pourtant, ce monsieur dont j’ignorais le nom.
J’étais restée assise, la tête levée vers lui, comme s’il était mon sauveur.
- Eh bien ! Reparlez-en, conclut mon amie pharmacienne, en tendant le sac en papier qui contenait enfin le complexe vitaminé. Vous ne serez pas sans repasser nous voir. Madame est souvent avec nous, elle fait un peu partie de l’équipe. Vous la trouverez tous les jours à l’heure du déjeuner. Nous sommes sa pause café, fit-elle, un sourire encourageant à mon adresse.
L’homme régla. Il était resté très froid, distant. Je me refusais encore à croire à la rencontre providentielle. Pourtant, j’avais une drôle d’impression, comme une prémonition. Etait-ce mon désir d’habiter le quartier qui me rendait si optimiste ? J’avais, depuis toujours, eu tendance à prendre mes désirs pour des réalités. On me le reprochai souvent. Une regard croisé, une main serrée, et je me croyais partie pour une longue relation avec un homme. Une belle voiture, un sac de prix en vitrine, et j’étais déjà au volant de l’une, avec l’autre à mon bras. J’imaginais posséder et c’était presque comme si je possédais vraiment. Sans doute ainsi échappai-je à toute frustration matérielle.
- On ne sait jamais, fit mon amie. C’est en parlant qu’on trouve.
– Je te remercie. Tu es vraiment notre mère à tous.
Je savais que je ne pouvais pas lui faire plus plaisir.
– Ca va aller maintenant ? fit-elle, en lorgnant du côté de la file d’attente, qui s’allongeait considérablement.
Je sortis de ma rêverie.
- Quoi ? Ah oui ! Beaucoup mieux. Vraiment.
Mon esprit s’était mis à vagabonder. Je ne pouvais plus le retenir. Et si c’était le bon, le coup de foudre, le fameux « celui-là et pas un autre ».
A quoi pouvait bien ressembler cet appartement ?
7
Deux pièces sur rue
Balcon
Bel immeuble Haussmanien
Boulevard de l’Hôpital
A deux pas de la gare d’Austerlitz.
250. 000 euros
L’alerte avait attiré mon attention. Pourtant, « à deux pas de la gare d’Austerlitz », n’avait aucune chance de me convenir. A l’instar de Gabriel, je voyageais peu. Une fois par an pour accompagner ma mère et son caniche à Deauville. A Trouville, plus exactement. Deauville, à son goût, était trop snob. Ma mère avait toujours préféré Le Pouliguen à la Baule, Cannet-plage à Perpignan, Trouville à Deauville, comme si elle s’interdisait de voir « trop grand. » Censure sociale, justifiée par son sens de l’économie, peut-être. En son temps, mon père, lui, voyait grand mais la laissait faire. Il venait nous rejoindre une petite semaine dans le mois interminable. En fait, le calcul était simple, il reprenait le train dès qu’il avait consommé les deux serviettes de livres, trimballées avec lui, c’est à dire rapidement. A Paris, il allait enfin pouvoir profiter de notre absence pour rendre d’interminables visites aux bouquinistes et aux salles des ventes. Dès lors, il pouvait fredonner, vantant les mérites de ce maudit mois d’août : « C’est le mois des maris, c’est le mois le plus doux, quand madame est partie avec les gosses au Lavandou. »
Visiter ce bien ne risquait pas d’apporter une solution à mon problème de logement. J’allais faire perdre son temps à la jeune femme que j’avais contactée par téléphone et l’idée me contrariait bêtement. J’aimais bien sa voix, une belle voix rauque, un peu sibylline. Elle me disait quelque chose. Ce boulevard aussi me disait quelque chose. Mon grand amour y avait vécu son enfance.
Oui, j’avais eu un grand amour. Un seul. Cinq ans après mon mariage. Michael était américain, enfin à moitié. Esthète, dandy, fasciné par l’usine à rêves, Michael, c’était le monde en couleur, les odeurs qui se décuplent, les sons désagréables qui deviennent mélodieux. Michael, c’était Venise, Rome et Florence. Les canaux d’Amsterdam dans la brume. C’était ce qui m’était arrivé de mieux depuis la Juliette de mes dix-huit ans. J’en gardais une nostalgie profonde. Si j’avais hésité quelque temps, indécise au seuil des portes de la sexualité, lui avait su me montrer quelle voie prendre. A grand renforts de regards mystérieux et de caresses à peine appuyées, il avait su me faire oublier les femmes. Malheureusement lui en aimait une autre ; et elle avait nom Californie. Au bout de quelques mois, il m’avait quittée pour rejoindre le pays qu’il chérissait tant. Je nous revoyais encore. Je l’avais accompagné à l’aéroport pour ce vol Paris/Los Angeles, puis, je n’avais plus jamais eu de ses nouvelles.
Michael m’avait, maintes fois, montré l’immeuble de son enfance, situé au 12 du Boulevard de l’Hôpital. Il y avait vécu seul avec sa mère puisque Papa Yankee les y avait laissés en plan. Au fond, il ne m’avait rien promis, si ce n’était de rejoindre un jour sa chère Amérique. J’étais heureuse pour lui mais les rémanences de nos rendez-vous romantiques me hanteraient encore longtemps.
Comme à la surface d’un écran flou réapparaissait cette rencontre au cours d’un Festival de cinéma à Deauville. Astrid, la belle Astrid, mon amie attachée de presse, me l’avait présenté. Il était réservé, presque timide. Il avait retiré sa main trop vivement lorsque je l’avais serrée. Comme s’il avait peur. Je me souviens de beaucoup de choses. En particulier, que parmi tous ces pingouins, il portait terriblement bien le smoking. Il était là pour affaires. Je n’en appris guère plus. Mon amie nous avait laissés avec un clin d’œil éloquent. Je savais qu’elle cherchait à me faire quitter Gabriel. J’étais sur la défensive. Une complicité immédiate s’était installée entre nous. Nous avions dîné, côte à côte, dans le salon des Ambassadeurs. La soirée s’était achevée chez Régine. Nous avions dansé, puis parlé toute la nuit. Alors qu’il me raccompagnait dans les rues à peine éclairées, un de mes talons de sandales s’était cassé. Déchaussée, je tenais les souliers à la main lorsqu’il m’avait embrassée sous le porche de mon hôtel. Il n’était pas entré. Nous nous étions donné rendez-vous à Paris. Deux jours plus tard, puis, plus tard, puis encore plus tard, jusqu’à son envol à Roissy et mes larmes de désespoir. J’avais vécu dans un mélo hollywoodien.
Et si cet appartement était celui de Michael justement… Comment allais-je résister à l’envie de m’offrir les murs de son enfance, à l’impulsion d’ouvrir mon porte-monnaie pour acheter les souvenirs qui avaient imprégné ce lieu ? Je revoyais nos moments, nos promesses, nos étreintes quatre étoiles entre cinq et sept, nos querelles d’amants, enivrés par les ruptures de nos routines. Il était libre, j’étais mariée. Nous passions sans cesse du rose au gris sombre. A l’extase succédaient les orages mais je l’aimais encore suffisamment pour rêver d’investir son passé, de m’en approprier les vestiges. J’allais le revoir, consultant le temps comme on consulte un psychiatre. Sur le chemin, je chantonnais nos chansons fétiches, j’étais redevenue l’amoureuse qui l’avait adoré. J’oubliais le calcul des probabilités. Elles étaient faibles.
Au lieu du rendez-vous, j’arrivai la première. Ce rendez-vous se situait aux alentours du 16, il avait habité le 12… je marchai vers l’immeuble, toisai la façade. Je repérai le balcon, ce fameux balcon d’où il regardait passer ses copines de classe. Et le pont aérien, qui l’avait fait rêver alors qu’il jouait encore aux trains électriques. Un balcon ! L’appartement dont j’avais gardé l’annonce comportait un balcon. A la station Corvisart, gamin, mon amoureux, avait même oublié le nounours auquel il tenait tant. Et si j’allais le retrouver, pour lui, maintenant. Mon imagination se laissait encore emporter. J’étais incorrigible.
Le soleil tapait, aveuglant. Je vis, dans la lumière, surgir la silhouette d’une grande brune racée. Sa démarche me rappelait quelqu’un. On aurait dit Astrid, l’amie qui m’avait présenté Michael. A l’époque, elle se chargeait des relations publiques d’un chanteur très en vogue et gravitait dans les milieux du disque. Cette fille superbe avait un succès fou. Je m’étais étonné de voir Michael me préférer à elle. Tout le monde était amoureux d’Astrid. Mais Astrid était blonde, c’était même, selon les dires de certains, une « vraie » blonde.
La fille se rapprochait de moi. Plus elle se rapprochait et plus elle ressemblait à Astrid. En brune. Elle lui ressemblait tellement que lorsqu’elle fut à ma hauteur…
- C’est au 14, je vous emmène. Mais …
Sa main resta en suspens.
- Laure ! Qu’est-ce que tu fais-là ?
J’aurais vu apparaître Michael, j’aurais trouvé la chose naturelle mais Astrid…
- Je t’ai cherchée partout, si tu savais, soufflai-je, en me pendant à son cou. Tu n’es plus attachée de presse ?
Elle eut le geste, peut-être un peu moins spontané, de m’entourer de ses bras et de coller sa joue à ma joue.
- Plus du tout. J’ai complètement changé d’orientation.. Enfin pas tant que cela, au fond. Je suis toujours dans la vente, non ? Tu ne vas pas me croire ! enchaîna-t-elle, je me suis mariée. A un promoteur immobilier. Alors je travaille un peu pour ne pas m’ennuyer. Mais c’est vraiment pour le fun. Xavier me fait les gros yeux. Les impôts, tu comprends…
Si je comprenais ! Les hommes n’aiment pas que les femmes travaillent en général. Mais alors les riches ! Ceux-là, on toujours peur de trop payer à l’état. Le mien, ça ne le gênait pas que je travaille, ça faisait toujours ça de moins à donner au ménage. A première vue, nos situations n’avaient rien de comparable ; pourtant, Astrid n’avait guère l’air plus épanouie que moi. Je sentais bien qu’elle donnait le change. Je remarquai ses traits tirés, de légères cernes bleutées. Elle était à peine maquillée et vêtue légèrement d’une robe diaphane, sortie du génie d’un grand créateur. Elle m’annonçait son mariage, j’allais avoir aussi de quoi la surprendre.
- Eh bien, moi je divorce, claironnai-je, fièrement. Je cherche un endroit où me poser. J’ai vu cette annonce et comme tu le sais sûrement, Michael…
- Je t’avais prévenue, coupa-t-elle. Il n’avait pas l’air marrant ton… Comment tu l’appelles déjà ?
- Gabriel.
– Oui, Gabriel, ça y est, je me souviens. Je n’ai jamais osé te le dire mais pour moi, c’était un ringard de première !
Elle avait changé de métier mais pas de vocabulaire. Elle avait toujours sa langue de vipère et le don de dire les choses un peu crûment. En ce qui concernait ses contemporains, elle pouvait passer, dans la seconde, du compliment le plus mielleux à la sentence la plus irrévocable. Je décidai de ne pas relever. Après tout, les défauts de Gabriel, c’était mes affaires, et je n’avais pas vu Astrid depuis trop longtemps pour la considérer comme une épaule sur laquelle m’épancher. Je savais l’amitié éphémère. Nous nous étions appréciées en un temps, rien ne prouvait que le contexte allait nous permettre de recommencer.
J’avais réfléchi bien des fois à l’attirance trouble que j’avais pour elle. Elle me plaisait. J’aurais souhaité être ce qu’elle était. Belle, sans scrupule, fascinée par l’argent. D’une assurance exemplaire, qui l’amenait à la conquête immanquable de tout ce qu’elle avait convoité jusqu’à présent. La jeune fille droite et franche en moi se révoltait. Soudain, j’eus l’impression qu’à la revoir, j’allais me brûler les ailes. Je restai sur la réserve.
– Je ne voudrais pas te faire perdre ton temps, m’excusai-je. Mais ton produit ne va pas convenir. Je n’aime pas du tout ce quartier. J’avais juste espéré visiter quelque chose au 12 parce que Michael…
Sans me laisser finir, elle m’entraîna par le coude. Ce prénom ne semblait pas vouloir passer la barrière de ses oreilles.
- Allons prendre un verre ! Tu vas tout me raconter.
- J’ai bien peur, vois-tu, que tu n’en aies plus que moi à raconter. Mais si tu veux…
Elle regarda l’heure à sa montre, contrariée.
- Oh ! Pour le verre, je crois que je ne vais pas avoir le temps. Mais tu veux peut-être visiter quand même. C’est là !
Elle pointa une fenêtre avec balcon.
- Au deuxième étage. Franchement, entre nous, c’est aussi cher que moche.
Lorsqu’elle s’occupait de son chanteur, Astrid le vendait comme aussi cher que beau. Et ça marchait à plein tube. Brice Delambre avait franchi avec brio les étapes du top 50. Astrid l’y avait beaucoup aidé, la passion qu’elle lui vouait n’y était sans doute pas étrangère. Il y avait eu quelque chose entre eux, un quelque chose d’insuffisant, une brève rencontre, qui les avait menés à cesser leur collaboration. Depuis la carrière de Brice périclitait.
Elle regarda de nouveau sa montre, en soupirant.
- Zut ! J’avais oublié. J’ai deux personnes après toi. Attends ! J’ai tes coordonnées par l’agence…. Je t’appelle. D’accord ?
- D’accord.
- Maintenant que je t’ai retrouvée, je ne vais plus te lâcher, tu penses.
J’étais loin de partager son optimisme. Je ne la reverrai plus. Je savais trop que les rencontres inattendues débouchent rarement sur un rafistolage des liens rompus depuis longtemps. C’était mieux comme cela. Ce genre de hasard était comme un éclair, un flash, un rapide rappel du passé. Comme ce passé, je lui fis un clin d’œil et la regardai s’éloigner. A peine chancelante sur ses talons d’équilibriste, elle affichait une allure de podium. Elle revint sur ses pas et me tendit un post it.
- Tiens, tu peux toujours aller voir ce produit. On ne sait jamais. C’est juste en face de Censier. Le vendeur nous l’a confié ce matin. C’est une femme. Seule, je crois. Prends directement contact avec elle. Après tout, si tu peux économiser la commission d’agence !
Telle une bouffée d’air revigorante, le temps m’avait soufflé au visage. Jamais je n’aurais pensé revoir Astrid. J’avais cherché la trace de Michael et c’était Astrid que j’avais croisée. Même si je n’étais guère sûre du bien fondé de ce signe du destin, j’étais d’une humeur fabuleuse. Je hélai un taxi pour filer droit à la boutique. Diane m’attendait. Elle venait de recevoir les prototypes de notre collection.
- Viens voir ! Regarde comme le haut en plumes rend bien.
En contemplant les pièces, je m’aperçus que j’avais cédé à une obsession. Tous mes modèles étaient placés sous le signe des oiseaux. Il y avait des plumes, bien sûr, des vrais, des fausses mais aussi des hauts avec des manches comme des ailes, des jupes rondes comme des nids d’oisillons, des couleurs canari et flamant rose. J’avais eu des envies de migrations. Ce besoin de m’envoler, de quitter le nid conjugal, je l’avais traduit dans cette collection.
Elle était belle. Belle comme Astrid. Enfin j’osais me l’avouer, je l’avais trouvé sublimement belle, Astrid, avec ces quelques années de plus qu’elle portait en sautoir. Un sautoir sans doute un peu encombrant quand vous bougez mais qui égaie si bien une petite robe noire. J’approchai des portants.
- Pas mal, m’écriai-je.
- Génial, tu veux dire. On va cartonner. D’ailleurs Glamour a rappelé. On passe dans le numéro de septembre. Je leur ai imposé le rendez-vous pour la semaine prochaine.
Diane semblait bien décidée à faire passer sa réussite avant tout. Comme Astrid elle n’avait jamais été une grande sentimentale. A côté d’elle, je me sentais telle une midinette qui aurait cherché réconfort entre les bras d’un être aimé avant l’assurance des bénéfices d’un tiroir caisse. J’avais sûrement tort. J’allais le payer. Mais qu’y pouvais-je ?
- Et Raphaël ? m’enquis-je, un peu étonnée de ne plus en entendre parler.
- Quoi Raphaël ?
- Vous vous êtes réconciliés ?
Diane prit un air embarrassé.
- Tu plaisantes ! Tiens, au fait, je lui ai donné ton numéro de téléphone.
- Mon numéro de téléphone. Et pourquoi cela ?
- Parce qu’il me l’a demandé, pardi ! Tu es bien célibataire, non ? Et lui vient de se libérer, donc … que demande le peuple ?
Chez Diane tout était facile, chez les autres femmes tout était toujours facile. Mais pour moi…
Le ciel et tous ses anges venaient de mon tomber sur la tête.
8
V ème arrondissement.
Coquet deux pièces
Cuisine/coin douche
Toilettes séparées
rez-de-chaussée sur courette fleurie
228. 000 euros.
Je sonnai deux coups. Derrière la porte, une voix trop suave tentait de refreiner les aboiements de chiens turbulents. Alors que le silence revenait, une petite femme aux cheveux nattés me fit entrer en s’excusant.
- Ils vont se calmer. Ils n’ont pas l’habitude de voir du monde.
A ses pieds sautaient deux chihuahuas adorables. L’un d’eux s’élançait maladroitement pour retomber de travers. Il recommença plusieurs fois l’opération avec la même infortune. Au bout d’une minute de ce manège, je remarquai qu’une patte plus courte que les trois autres le déséquilibrait. A ma vue, il coinça la jupe de sa maîtresse entre ses dents, refusant de lâcher ; alors que son compère courait se cacher sous le divan. La femme attrapa le petit infirme dans ses bras et le cajola pour apaiser son angoisse.
- Il est plus fragile que l’autre, précisa-t-elle, forcément.
- Forcément, fis-je en lui lançant un regard interrogateur.
Mon intérêt l’engagea à poursuivre. Elle était tombée sur quelqu’un qui aimait les animaux. Elle m’invita à m’asseoir, visiblement soulagée. Je savais par expérience que les amateurs de chiens peuvent en parler pendant des heures, se réunir dans des clubs et se retrouver dans des concours où rien, absolument rien d’autre, n’a d’importance que la beauté, l’intelligence et la fidélité sans faille de leur compagnon. Devrai-je dire d’infortune ? Sans doute. Car on ne m’enlèverait jamais de la tête que s’accrocher à l’amour d’un animal relevait tout de même d’une belle carence. Ou d’une terrible conscience de la précarité de l’intérêt du genre humain.
Mon interlocutrice posa ses lunettes sur la table basse.
- Dans l’élevage où j’ai acheté le premier, commença-t-elle, il y avait ce petit diable, né avec une malformation. L’éleveuse comptait le supprimer sans état d’âme. Je ne pouvais pas laisser faire une chose pareille, vous comprenez. Je suis revenue avec deux pensionnaires au lieu d’un. D’ailleurs, ils ne voulaient pas se quitter.
J’étais prête à l’écouter plus longuement me narrer la genèse de cette adoption, qui me l’avait rendue d’emblée sympathique ; seulement j’avais un appartement à visiter et surtout un rendez-vous urgent avec Diane pour décider des modèles à exposer en vitrine.
J’ai toujours appartenu à la race de ceux qui aiment les animaux. Bien sûr, Gabriel n’en voulait pas. « Ca » abîme les livres. J’avais proposé un chat.
- Et c’est toi qui le descendras trois fois par jour ?
Inutile de lui expliquer qu’un chat n’était pas un chien et qu’une simple caisse de sciure suffisait à ses besoins. Alors, par un étrange phénomène de compensation, je nourrissais régulièrement les chats de la famille en les gavant de gâteries néfastes. Au fil des ans, mon père les avait recueillis en grand nombre. Il y avait eu Cat people, Gremlin, Fifi et Musidora, perdus, au fil du temps, dans une grande tristesse, qui nous avait fait porter le deuil avec autant de ferveur que le décès d’un proche. Ma mère, depuis son veuvage, était « devenue chien. »
Je rassurai la femme, embarrassée de m’imposer ses deux quadrupèdes, lors de la visite. La vaste pièce où trônait un divan, recouvert d’une couverture ethnique avait beaucoup de charme. Des objets ethniques en décoraient les meubles. Un léger parfum d’encense subsistait dans l’air.
- J’ai toujours eu la passion des voyages, se justifia-t-elle, mais avec eux…
Elle désigna les deux chiens qui avaient fini par se rejoindre pour se lover dans les pattes l’un de l’autre, le valide protégeant le handicapé.
- Avec ces deux-là, c’est devenu difficile ; aussi je crois que je vais immigrer en banlieue. Ce sera mieux pour eux. Un petit pavillon, avec un jardin. Ici les gens les regardent de travers quand je les promène dans la rue. J’en suis arrivée à ne transporter Vinci que dans un sac. Je le lâche pour faire ses besoins, puis, je le remonte. D’ailleurs, il a très peur du monde.
Je regardai avec tendresse cette femme d’une cinquantaine d’années. Un petit visage de blonde, un peu fripé, à peine maquillé, juste un voile de blush pour redorer le teint fatigué. Une longue jupe de lin qui tombait jusqu’aux pieds, chaussés de spartiates en cuir naturel, des gestes gracieux et un sourire qui trahissait une timidité maladive. Elle avait l’air tout aussi craintive que ses deux pensionnaires.
- Donc vous vendez, fis-je, sans trop savoir comment orienter la conversation. Si je la suivais sur le terrain canin, dans un quart d’heure, nous aurions oublié le but de ma visite. Et j’étais pressée, très pressée. Pressée d’échapper à l’emprise de Gabriel surtout.
Je savais déjà que ce rez-de-chaussée, plein de charme et bien situé, ne pourrait convenir. Il y flottait un parfum de retraite hippie. La salle de bains était minuscule, la cuisine, plus proche de la kitchenette que de l’endroit où pourrait se retrouver, au milieu des fonds de verres et des assiettes sales, une bande de copains, après une fête trop arrosée.
- Mon mari est décédé l’année dernière, poursuivit-elle. Nous voyagions beaucoup. L’Asie, l’Inde. En trente ans, nous avons presque fait le tour du monde. C’est pour cette raison que nous n’avons jamais eu d’enfants. Mais maintenant, je vais me poser.
- Vous avez vos deux petits monstres à élever, remarquai-je.
- Exactement. Enfin, ce n’est pas pareil.
- Si si, c’est pareil. Le vermifuge des chiots, les diarrhées, la toux de chenil et les visites régulières chez le veto. Les heures d’angoisse à chaque boiterie soudaine, les températures qui montent et les antibiotiques à répétition ;
Je stoppai net. J’étais en train de dériver moi-même. Je connaissais tout cela par les chiens de ma mère. Elle me fixa la bouche entrouverte.
- Vous avez des enfants ?
- Non. Pourquoi ? J’ai l’air d’avoir des enfants ? fis-je, presque indignée.
- Des chiens ?
- Non. Mon mari ne veut pas.
- D’enfants ?
- Non, de chiens.
Je venais de la choquer. Comment lui expliquer qu’au contraire, je n’avais fait qu’exprimer le désir de me rapprocher d’elle ? Comment lui expliquer que le contact d’un animal me rassurait ? Je n’avais jamais pu visiter une exposition canine sans plonger dans un état de volupté inexplicable, qui couvrait mes bras de chair de poule, comme une chanson sentimentale. J’adorais les chiens des passants. Je m’arrêtai pour leur parler, les caresser, ce qui de la part d’une personne ne possédant pas d’animal, ne lassait de surprendre leurs propriétaires. Si j’étais dépourvue du fameux instinct maternel, j’avais incontestablement l’instinct canin.
- Enfin, avançai-je, en guise de conclusion. Avec ces deux-là, vous n’aurez pas de problème à vous poser pour leurs études.
Une fois de plus, le parallélisme était osé mais, à ma grande surprise, elle se détendit soudain pour laisser filtrer un petit rire flûté.
- Je vois que vous aimez la plaisanterie. Voulez-vous du thé ? J’étais justement en train d’en préparer.
Je savais qu’en posant une fesse sur son canapé, j’allais sacrifier trois heures à suivre ses récits de voyages. Il y avait un si grand nombre d’objets, de sculptures, de masques et d’instruments de musique de toutes les contrées imaginables que je ne me sentis pas la force d’en écouter la provenance, et encore moins le détail des anecdotes, se rapportant à leur acquisition. L’appartement ne me convenait pas. J’étais là en acheteuse, non en amie. Pourquoi prendre des gants ? Débordante de culpabilité, je déclinai son offre. Constatation première : les personnes m’intéressaient plus que les lieux qu’elles occupaient. Raisonnablement, je pris la décision de ne plus visiter que des appartements vides ou alors de ne jamais m’aventurer sans l’escorte d’un agent. Ces gens-là, au moins, ne font pas de sentiments. Ils vont droit au but. Le métrage, les travaux à prévoir, le montant des charges, et la commission coquette qui les attendait, l’affaire conclue. Ce que les occupants avaient vécu dans ces murs, leurs joies, leurs drames, ils le noyaient derrière des chiffres impersonnels, sans le moindre état d’âme. Comme l’éleveuse avait voulu se débarrasser du petit handicapé…. Réflexion seconde : comment Astrid pouvait-elle exercer ce métier et répéter cette intrusion qui relevait du viol, chaque fois qu’elle pénétrait dans des demeures encore habitées ? L’histoire de cette femme s’inscrivait partout en filigrane. Comment pourrais-je, en inspectant les lieux à la loupe, l’en dépouiller sans scrupule ? Je lorgnai la porte d’entrée, entrouverte sur la courette. Mal à l’aise, je m’apprêtai à l’abandonner à sa solitude.
- Dîtes-moi, fit-elle, pour me retenir encore quelques secondes. Je ne comprends pas bien pourquoi l’agence ne m’avait pas prévenue. Habituellement, j’ai affaire à Madame Dorcel.
- Madame Dorcel ?
- Madame Dorcel, la négociatrice de l’agence.
Je cherchai. Qui pouvait bien être cette Madame Dorcel dont le nom ne me disait rien ?
- Astrid ? hasardai-je.
- Sans doute. Oui, ça doit être cela. Attendez !
Elle vérifia sur son agenda.
- Oui, c’est cela : Astrid Dorcel.
Ainsi mon Astrid Fontel s’appelait maintenant Dorcel. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée qu’elle ait pu prendre le nom de quelqu’un d’autre. En fait, je n’avais pas encore réalisé qu’elle était mariée. Il y avait dans cette idée quelque chose qui me révoltait… comme une trahison
- Vous vous connaissez ? ajouta la propriétaire.
- C’est une ancienne amie. Je l’ai retrouvée par hasard. Au pied d’un immeuble.
- Au pied d’un immeuble ?
- Oui. Quand je me suis inscrite sur Parissimo.com, je ne savais pas qu’elle y travaillait. Vous n’imaginez pas ma surprise. Surtout ne dîtes pas à l’agence qu’elle m’a donné votre adresse directement ! Elle aurait des ennuis.
Madame chihuahua me fit un signe de connivence.
- Pas de problème. Motus et bouche cousue.
Elle marqua un temps d’arrêt :
- C’est dommage que cet endroit ne puisse vous convenir. J’aurais aimé vendre à une personne comme vous. J’aime tellement cette maison que je serais vraiment contrariée d’y voir s’installer quelqu’un qui ne me plaît pas. Vous avez l’air tranquille et douce, et puis, vous aimez les chiens. Et ils vous aiment. Regardez !
Le plus petit, le plus fragile, le plus différent des deux s’était rapproché de moi. Il se dressa tant bien que mal sur ses pattes arrières pour me tendre cette espèce de moignon qui faisait sa disgrâce et son charme. Les larmes me vinrent aux yeux. Je m’accroupis et le serrai dans mes bras. Affectueusement, il se mit à me lécher la joue.
En un flash, je revis Nika, la dernière petite chienne qu’avait perdue ma mère. Je l’adorais et elle me le rendait bien. Elle était très malade et somnolait dans un coin. J’étais en train de préparer le dîner dans la cuisine, lorsque je me retournai. Elle s’était traînée jusqu’à moi, et le dos tordu de douleur, le regard implorant me tendait une patte. Cette image restera à jamais gravée dans ma mémoire. Je sentis mon cœur se serrer.
- Quel dommage qu’il ne soit pas à vendre, votre Vinci ! remarquai-je en me forçant à plaisanter. Il est craquant !
La propriétaire m’adressa un pauvre sourire. Je venais pour acheter son appartement et je partais en lui disant que j’aurais préféré acquérir son chien. Mais j’étais sûre qu’elle m’avait comprise.
Et moi je savais que la source de ma peine, relevait une fois de plus d’un deuil que je n’avais pas fait.
En sortant, je remarquai brusquement combien le ciel était noir. La pluie menaçait. J’eus à peine le temps de sauter dans un bus, l’orage éclatait. A travers le grondement du tonnerre, je crus entendre aboyer Nika.
9
Quand je rentrai à la maison, Gabriel était occupé à empiler des cartons dans le couloir. Préparait-il un nouvel exode vers les bibliothèques de France ? Et comment avait-il pu en récupérer autant ? L’épicier d’à côté se montrait toujours si parcimonieux qu’on aurait pu croire qu’il les revendait pour assurer ses fins de mois. Gabriel avait dû user de son charme auprès de la boulangère, des cartons, il y en avait partout. Ils s’élevaient en colonnes jusqu’au plafond, comme les livres accumulés dans son bureau, faute de place.
- Tu aurais dû me prévenir que tu avais commencé une nouvelle collection. J’aurais demandé à Judith, elle croule sous les livraisons de laboratoires.
Gabriel n’avait jamais apprécié mon esprit caustique. Cette pratique pourtant bien pratique ne faisait que renforcer sa paranoïa naturelle. Il pensait toujours que la moindre plaisanterie se jouait à ses dépends.
Il grogna.
- J’ai voulu avancer ton travail. Un déménagement, ça ne se prépare pas en deux jours. Si tu veux maman peut t’aider.
Et voilà qu’il m’envoyait ma belle-mère pour me faire plus vite débarrasser le plancher ! J’aimais bien cette femme mais ne comprenais pas le rôle qu’elle avait à jouer dans notre séparation. Elle n’avait rien contre moi mais quelle mère n’aurait pas approuvé les décisions de son fils ? Je ne pouvais guère la considérer comme une alliée.
Ainsi ce grand chambardement m’était destiné. Je restai coite, faillit lui dire que je ne déménageais pas la Bibliothèque Nationale et que, de toute façon, aucune date n’était fixée pour mon départ ; puisque je n’avais pas trouvé d’appartement à ma convenance.
Je regardai Gabriel droit dans les yeux.
- Tu es si pressé de me voir partir ?
- Pas du tout. Je cherche à t’aider mais puisque tu me le reproches, ma petite, débrouille-toi !
Et il partit s’enfermer dans son bureau, en claquant la porte dont le courant d’air fit chuter un de ses édifices savamment concoctés.
Pourquoi voulait-il m’aider, lui, qui n’avait jamais levé le petit doigt pour moi, qui me laissait ouvrir les portières de voiture et porter les valises, qui n’aurait pas touché un sac poubelle pour le descendre d’un étage ou hissé un pack d’eau minérale jusqu’au palier ? Pourquoi surtout était-il soudain si impatient de me voir ailleurs ? Je pouvais tout imaginer. Une maîtresse, prête à s’emparer des lieux et occuper la place encore chaude dans le lit conjugal qui ne servait plus qu’à dormir ; et encore, rarement aux même heures, tant Gabriel se couchait tard et moi, me levai tôt. J’avais bien trouvé récemment le tee-shirt d’une étudiante, abandonné entre les plis de la couverture. J’avais pris la chose non sans une certaine ironie, comme un coup de canif inévitable, et oublié l’affaire sans esquisser la moindre allusion. Aujourd’hui l’incident me semblait nettement moins insignifiant. Chez moi, dans mon chez moi légal, j’étais considérée comme persona non grata. En fait, depuis peu, c’était la guerre et je n’avais pas mesuré combien ma décision, au lieu de créer une quelconque gêne, un manque certain et une reprise en main de la situation, était passée, aux yeux de mon cher époux, pour une aubaine et le point de départ tant attendu d’une liberté nouvelle. Il m’apparaissait maintenant, avec une totale évidence, que cette histoire d’enfant n’était qu’un prétexte pour se libérer de moi, la tête haute. Il m’étouffait, j’avais voulu fuir, et voilà qu’en réalité, c’était ma présence qu’il ne pouvait supporter. Si, au moins, il avait eu le courage de l’avouer, nous aurions gagné un temps considérable. Et moi qui avait longtemps cru qu’il cherchait à me garder pieds et poings liés. Je n’avais rien vu, rien compris. J’étais complètement à côté de la plaque. Et c’était une plaque de verglas. J’étais en train de me rétamer. Mon Dieu ! Quel jeu de dupes lamentable que cette comédie du sacro-saint couple !
Escaladant l’empilage de cartons, je me dirigeai vers ma chambre. J’avais cinq messages sur ma boîte vocale, trois de diverses agences, un d’Astrid et un autre d’un certain… Raphaël !
Ma boîte de réception débordait de mails. Je verrai cela plus tard.
Astrid n’avait pas menti. Contrairement à ce que j’avais pensé, elle n’avait pas tardé à me joindre. Elle me proposait de l’accompagner dans une soirée. Elle s’excusait. Elle était si « surbookée » comme on disait dans son métier, qu’elle n’avait pas le temps de m’accorder un déjeuner. Elle avait tant de choses à me raconter. Et puis surtout… elle était impatiente de savoir : avais-je enfin trouvé un toit ? Dans le cas contraire, elle proposait de s’en occuper sérieusement, dès qu’elle aurait une minute. Toutefois, précisait-elle, en ce moment, il n’y avait vraiment pas grand chose sur le marché ou alors à des prix…
Que disait Raphaël ? Rien : qu’il rappellerait.
Je composai le numéro du portable d’Astrid. Elle était au beau milieu d’une visite qui semblait sur le point d’aboutir. Elle me fixa rendez-vous, le soir-même, au bar de l’hôtel Lutétia. J’avais envie de la revoir dans son contexte naturel, j’avais envie de me fier à elle pour trouver un point de chute car, vu les réactions de Gabriel, les choses n’allaient pas s’arranger. Je le savais suffisamment sadique pour me jeter, un beau matin, avec tous mes cartons dehors. En attendant, si je ne voulais pas qu’il transforme ma vie en pandémonium, mieux valait éviter de traîner mes guêtres dans ses parages. Mais au fait…. Ma mère était locataire d’un quatre pièces, trop grand pour elle, qu’en échange des nombreux dons de mon père, la municipalité lui avait octroyé avec largesse. Elle serait ravie de m’accueillir. Son caniche me ferait bien une petite place. Je sortis deux sacs de voyage de mon armoire, entassai une pile de vêtements et des objets de toilette dans une grande trousse de maquillage. S’il me manquait quelque chose, je n’aurais qu’à me servir chez Diane, après tout, ces vêtements sortis de mon imagination, m’appartenaient un peu, non ?
Avant de me rendre à Vincennes, j’effectuai un détour par la boutique de la rue du Cherche-Midi. Elle était pleine de monde, à croire que toutes les fashion victims de la rive gauche s’étaient déjà donné l’adresse. L’endroit attirait l’œil. Diane avait décoré l’espace de rose framboise, truffé de rubans de velours noirs et constellé de coussins en dentelle. Une colonie de blondes liftées y chinaient, en compagnie de leurs filles, qui ne rêvaient que sportwear au milieu des robes de satin ultra courtes qu’elles n’avaient aucune envie de porter. Les filles, pas leurs mères. Je soupçonnais ces dernières d’opérer leur choix en fonction de leurs propres goûts. Comme elles accusaient, à quarante ans passés, la même taille que leurs progénitures adolescentes, leurs acquisitions ne tomberaient pas dans la penderie d’une sourde. Elles ressortaient, radieuses, ( les mères, pas les filles ) avec des paquets d’une taille imposante en imitation toile de Jouy, aux initiales de la maison : D &L. C’était la première fois que j’assistais, en témoin ébahi, à ce qui allait bien falloir dorénavant appeler notre succès.
Diane se dirigea vers moi avec un sourire tellement large qu’on ne voyait plus que lui dans son visage dont le fond de teint doré masquait la fatigue, commençant à poindre.
- Tu as vu ? Et encore j’attends toujours les journalistes de Glamour.
Les journalistes de Glamour étaient devenus notre Arlésienne.
- Ils viennent quand ceux-là ? ricanai-je.
- Demain sans faute, ils ont promis. Mais qu’est-ce que tu fais ? Tu pars en voyage ?
- En voyage ! Tu plaisantes ? Je vais chez ma mère.
- Chez ta mère. Attends ! Excuse-moi une seconde !
Et elle m’abandonna pour se ruer vers une gamine, s’évertuant à dissimuler dans la profondeur des poches de sa doudoune, un cardigan prune, brodé de perroquets bleus. Quelques mots discrets, un regard plein de menace, la fille avait rougi et capitulé devant Diane.
Mon associée revenait, brandissant triomphalement l’objet du délit.
- Au moins on ne peut pas dire qu’il ne plaise pas. Tu me croiras si tu veux, c’est le troisième qui manque de disparaître. On ne peut pas permettre ça. Il va falloir engager un vigile.
- Un vigile ! Tu es complètement folle !
Rien ne m’énervait plus que ces armoires à glace qui vous suivaient quand vous désiriez faire la moindre emplette. Dès que je les sentais sur mon dos, je rebroussai chemin et filais directement dans le magasin d’en face. Non pas que j’eusse l’intention de voler mais je me sentais suffisamment surveillée à la maison comme cela.
- Ecoute, Laure, deux choses : d’abord, c’est MA boutique, j’engage qui je veux. Ensuite tu pourrais m’expliquer ce que tu vas faire chez ta mère ? Je te rappelle que vous êtes incapables d’échanger deux idées sans vous sauter à la gorge.
- Avec Gabriel, c’est bien pire, nous sommes incapables d’échanger deux mots. Il ne me parle quasiment plus.
– Ca ne change pas !
– Maintenant, c’est pire. Il a empilé des tonnes de cartons dans le couloir et il attend que je les remplisse.
Diane adopta l’air offusqué d’une femme libre qui n’a pas l’habitude de se voir larguée.
- Quoi ? Il veut que tu dégages tout de suite ?
- Tout de suite.
- Le salaud ! Je vais lui parler.
Je protestai avec véhémence. Comme je les connaissais l’un et l’autre, la confrontation finirait en pugilat.
- Ce n’est vraiment pas la peine. Il n’y a plus rien à sauver, crois-moi.
Diane lança un coup d’œil vers la clientèle.
- Il n’aurait pas par hasard … chuchota-t-elle.
- Une maîtresse. Je n’en sais rien mais je lui souhaite bien du plaisir. J’espère qu’elle adore passer son temps à éponger l’eau dans la salle de bains et ramasser les chaussettes sales. Je lui laisse la place. Bien volontiers. Et puis, je te rappelle tout de même, au passage, que c’est moi qui ai décidé de chercher un appartement.
Que n’avais-je pas dit ? L‘ange gardien se révoltait, en agitant les bras dans tous les sens, comme s’il s’apprêtait à un atterrissage en catastrophe.
- Tu oublies aussi que c’est moi qui te l’ai soufflé depuis longtemps, hurlait Diane. J’ai toujours adoré tes croquis mais quand je t’ai proposé de devenir ma styliste, je comptais également pouvoir te donner le moyen le plus sûr de gagner ta liberté. Alors ce n’est pas pour te voir retourner dans les pattes de ta mère, qui ne te lâchera plus, une fois le pied posé sur son tapis d’orient.
Elle n’avait pas tort. A croire que je passais mon temps à me livrer en pâture aux harcelants de tous poils. Dans ce domaine, Gabriel et ma mère rivalisaient depuis quinze ans. Et je me taisais, en essayant de fixer mon esprit sur autre chose, dès que je sentais la machine infernale émettre ses premiers vrombissements.
- Tu as une autre solution ? demandais-je.
- Oui. La meilleure comme toujours. Trouve une place à tes bagages et aide-moi à servir !
- Mais…
- On verra ça après. Tu es bien partie prenante dans notre affaire ? Donc : il y a un coup de feu, mets la main à la pâte !
Diane, avec son vocabulaire de grand chef cuisinier, venait de me secouer aussi violemment qu’il était nécessaire. J’étais dépassée par les évènements. Je perdais toute énergie, tout jugement. Un divorce, certes, n’avait rien d’insignifiant. Mais je n’étais pas partie du bon pied. Parfois je me sentais capable de faire marche arrière, tant ma décision suscitait de problèmes, insurmontables, à mes yeux.
Je cachai mes gros sacs derrière le comptoir et me dirigeai vers une cliente aux prises avec la recherche d’une taille 44 dans un modèle qui supportait à peine le 38. En vérité, j’avais conçu cet ensemble à manches chauve-souris pour les juniors mais il n’était pas question de la vexer. Je me remis en tête les trucs de vendeuse, appris au cours d’un emploi d’été lorsque j’étais aux Beaux-Arts, et la conduisis subtilement vers un modèle plus approprié, en ouvrant pour elle le commercial robinet à mensonges. La taille 44 serait livrée demain mais si, en attendant, elle voulait essayer cette robe ravissante, nous l’avions également en gris tourterelle. La taille haute et la ligne princesse, très en vogue cette année, résoudrait ses problèmes de hanches. Elle disparut dans la cabine d’essayage. Le modèle lui allait à merveille. Elle me remercia, comme si je venais de lui sauver la vie et s’apprêta à régler, sans avoir même regardé l’étiquette. Je n’avais pas perdu la main. J’avais adoré vendre au cours de cet été où je cherchai à faire quelque sous pour filer sur la côte pendant les vacances. J’aurais bien rempilé l’année suivante si la première vendeuse de cette boutique snobinarde ne s’était mise à me jalouser. Les clientes me réclamaient. Elles aimaient ma manière de leur proposer des solutions sans jamais les forcer, en dénichant toujours ce qui leur convenait. En un coup d’œil sur un corps féminin, je savais ce qui lui allait. J’avais même pensé, en cas d’échec aux Beaux-Arts, me recycler comme relookeuse. La Dorothée blond platine - qui n’avait rien de la petite fille du Magicien d’Oz mais plutôt tout de la Wicked Witch of The Est – me détestait. Elle n’avait rien trouvé de mieux que de m’accuser du vol de deux maillots de bain forts chers, ce qui naturellement avait entraîné mon renvoi. Inutile de protester. En allant prendre mes affaires dans la réserve, j’avais retrouvé les deux pièces de lycra, roulées en boule et dissimulées subtilement par les soins de cette Dorothée, sous les pieds de la chaudière. Je les avais consciencieusement défroissées au fer, avant de les remettre en place sous ses yeux effarés. Puis j’avais claqué la porte de la maison, lançant un regard provocant à la patronne, qui s’apprêtait à s’excuser. Pour quelques milliers de francs par mois, il était hors de question de subir plus longtemps cette ambiance malsaine. Tant pis pour le séjour sur la côte ! D’ailleurs, mon père, révolté par l’aventure, avait fini par me l’offrir, en se séparant, la mort dans l’âme, d’un inédit d’André Breton. A l’époque, je n’avais pas mesuré l’ampleur de son sacrifice et ne l’avais remercié que d’un baiser à peine appuyé. Je n’avais pas compris qu’il vivait l’instant et ne prévoyait jamais rien. Par peur de la mort peut-être. Après la sienne, il n’avait rien prévu. Je commençais à voir clair.
Quoi qu’il en fut mon expérience de vendeuse de fringues s’était arrêtée là, par un beau soleil de juillet, en pleine affluence de départ en vacances.
C’était le même genre d’affluence qui transformait aujourd’hui la boutique de Diane en hall de gare. Et je terminai la journée, les pieds gonflés, mourant de soif, la tête résonnante d’un concert de trompettes désaccordées.
- Diane, s’il te plaît ! Avant d’engager un vigile, engage une vendeuse. Ce sera plus utile.
- Comment ? Tu n’es pas ravie de vendre tes propres modèles ?
- Parce que tu crois que tes clientes, qui foulent à longueur de journée des duplex de 250 m2, vont penser, une seule seconde, que la créatrice du modèle qu’elles viennent d’acquérir à prix d’or puisse être cette fille ébouriffée, aux pieds en compote, qui dissimule, derrière le comptoir, deux gros sacs pour tout bagage. Je suis une sans domicile fixe, ma vieille, tu devrais le savoir.
Mon associée haussa les épaules et s’en alla quérir deux Coca frais dans le réfrigérateur tout neuf qu’on venait de lui livrer. D’une main, elle me tendit un verre et de l’autre un trousseau de clefs.
- Tiens ! Tu n’es plus sans domicile fixe. Prends la chambre rose si elle te va. Tu peux rester aussi longtemps que tu voudras. Le temps de trouver enfin l’appartement de tes rêves.
Je n’en revenais pas. Elle me proposait d’être sa co-locataire.
- Mais Raphaël ?
- Il n’y a plus de Raphaël. Viré. Pour le moment, avec le succès de la boutique, je n’ai pas le temps de lui trouver un remplaçant. Alors profite, ma belle !
10
Pour tout dire, j’affectionnais particulièrement ce genre d’endroit. J’ai toujours aimé les tapis moelleux des palaces, les éclairages des candélabres sur les nappes brodées et les couverts d’argent. J’ai toujours adoré l’ambiance feutrée des bars de grands hôtels et le reflet doré du champagne. Avec Gabriel, nous ne sortions plus ou alors dans des lieux où mieux valait briller par sa conversation que par son apparence. Il fut un temps où nous recevions beaucoup d’amis, un temps où nous mangions des framboises à Noël, un temps qui n’avait pas duré longtemps pour laisser place à des soirées lugubres, à livre ouvert, au coin du feu. J’avais abandonné dans mes placards les robes de cocktail et les sandales à talons pour m’envelopper dans de confortables tenues d’intérieur, doublées polaire, tant Gabriel évitait de chauffer l’appartement dans lequel il avait fini par faire un froid du même nom.
D’où me venait ce goût immodéré de la toilette ? Sans doute de ma mère qui grimaçait à chaque fois qu’elle me voyait revenir, nantie d’une nouvelle acquisition. Régulièrement, ce rejet de la coquetterie, sans doute engendré par l’austérité de son éducation religieuse, nous vouait à d’interminables et pénibles affrontements. Quelle malchance pour elle ! Elle avait enfanté tout son contraire. Mais le pire c’était encore que Gabriel, si heureux et si fier, à nos débuts, d’exhiber une femme élégante, était devenu comme elle, au fil du temps. Alors depuis, avec des réminiscences d’adolescence, je dissimulais soigneusement les fruits de mon shopping, pour sortir, subrepticement, les tenues griffées de leurs sachets dès qu’il avait le dos tourné. Il n’avait pas le dos tourné souvent. Ce petit jeu avait duré jusqu’à ce que je rencontre Diane. Officiellement styliste de sa boutique, je n’avais plus besoin de cacher robes et parures. Je les avais crées, elles étaient le résultat de mon travail, elles me rapportaient de l’argent. L’excuse était imparable.
Changer de vêtement, c’est faire bouger les choses. Dès qu’elles ne bougent plus, on vieillit. On peut changer de robes, on peut changer d’amant, on peut changer de pays et d’appartement. Mais il faut changer. Tout le temps.
Avec un plaisir extrême, j’avais accroché la paire de boucles d’oreille qui allait avec la tenue choisie dans le dressing de Diane. Pour me rendre à cette soirée, je m’étais changée de la tête au pied : coiffure nouvelle, maquillage élaboré, robe simple en matière noble. Ma beauté, toute relative, allait pourtant souffrir de la comparaison avec celle d’Astrid. Autrefois, elle remportait déjà tous les suffrages. Je ne parvenais pas à m’expliquer pourquoi mon amie m’intimidait. J’admirais son aisance de privilégiée, qui passait son temps avec les people pour tromper son ennui. Enfin telle était l’ancienne Astrid. Aujourd’hui, qui était-elle ? Qui avait réussi à lui faire oublier son chanteur ? Mais au fait, l’avait-elle oublié ?
Elle m’avait donné rendez-vous au bar du Lutétia. Parce que j’y avais retrouvé Michael souvent, ce lieu était pour moi synonyme d’adultère. Michael ! Un visage fin, au long nez, une chevelure bouclée à la romantique comme c’était la mode avant que les hommes ne commencent à se raser le crâne. Au fond, j’aimais que les hommes ressemblent à des femmes. Pas de carrures de catcheur, pas de muscles surpuissants, mais des corps de champions d’avirons. Il est vrai, maintenant j’y repense, qu’il y avait eu Emmanuel, juste après Michael. Ce jeune étudiant de Sciences-Po me montrait ses premiers essais littéraires. Prometteurs. Si prometteurs qu’il devint célèbre, presque autant que le chanteur d’Astrid dans son domaine. Je n’avais pas en de mal à retrouver sa trace. Il aimait l’austérité, les randonnées interminables, les couches dures et les draps rugueux. Je gardais un souvenir très ému du corps d’Emmanuel, de ses écrits aussi. Et de sa mèche rebelle. Il m’enivrait d’alcool fort et de paroles. J’avais trompé deux fois Gabriel…
J’entrai en conquérante. Astrid m’attendait, une pile de dossiers éparpillés sur la table. Elle était magnifique et surtout… elle était redevenue blonde. Elle me fit signe. En levant le bras, son pashmina glissa de son épaule.
J’approchai, hésitante, faillit lui dire que c’était une faculté que j’appréciais chez les femmes, ce don de se transformer en permanence. Elle me tendit ses joues nimbées d’une teinte jaspée. En les effleurant par crainte de brouiller cette belle ordonnance, je pensais alors que les hommes n’y mettaient pas tant de délicatesse. Combien de fois m’étais-je retrouvée, la peau cuisante d’un raclement de barbe mal taillée ?
- Que penses-tu de ma couleur ? attaqua-t-elle.
- Je te préfère comme cela. Au moins je te retrouve.
- Que veux-tu boire ?
- J’aimerais, tu sais… ces cocktails que nous savourions ensemble. Rappelle-moi leur nom ! Un morceau de sucre, imbibé de cognac, qui fond dans le champagne, libérant des bulles remontant comme des ludions à la surface...
- Ah oui ! Moi aussi je vais prendre ça.
Incisive, elle en fit la description au barman, qui hocha la tête avec un air entendu. Puis, elle regarda l’heure à sa montre. Astrid regardait sans cesse sa montre.
- Je crois que je vais laisser tomber cette soirée. Ca me barbe. Après tout, ils se passeront très bien de moi.
- Tu es sûre ? C’était quoi, cette soirée ? demandai-je, en alerte.
- Un lancement de disque. Le single d’un jeune chanteur de la télé réalité. Rien de bien important. Alors ma couleur ? Ah ! Oui, tu m’as dit. Il ne faut pas m’en vouloir ; je suis sous Lexomil. J’ai de véritables trous dans le cerveau. C’est un miracle si j’arrive à me souvenir de mes rendez-vous. Remarque, je note, je note tout, c’est plus sûr. De toute façon, je ne vais pas continuer dans l’immobilier. J’en ai par-dessus la tête de l’immobilier !
Lors, je pris la peine d’observer mieux son regard. Elle avait des pupilles toutes petites. Deux points infinitésimaux. On ne voyait que le bleu si particulier de ses yeux, que mettait en valeur le col montant d’une robe fourreau d’un marron glacé miroitant. Elle avait, comme dans la chanson, des bagues à chaque doigt et des tas de bracelets autour des poignets. Elle parlait d’une voix rauque, fatiguée. Quelque chose n’allait pas.
- Alors ton mari, embrayai-je. Qui est-ce ? Raconte-moi comment tu l’as rencontré ? Tu es mariée depuis combien de temps ? Où habitez-vous ? A Paris ?
Astrid éclata de rire.
- Oh la la ! C’est un véritable interrogatoire de police ! Parle-moi plutôt du tien.
- Une catastrophe. Comme tu l’avais prédit d’ailleurs. Je ne comprends pas comment j’ai mis si longtemps à m’en rendre compte.
- Moi aussi je me le demande. Tu es bien sûre ? Tu le quittes ?
- C’est décidé. D’ailleurs je n’habite plus chez lui depuis peu.
Je baissai la voix d’un ton. Le garçon nous apportait les consommations, glissant sur la moquette à pas feutrés.
- Et pour quelles raisons précisément ? s’enquit Astrid, en ramassant ses dossiers pour laisser place à nos verres.
- Il y a tellement de raisons que la soirée ne suffirait pas à les énumérer. Et surtout il s’est mis en tête d’avoir un enfant.
Là, elle souffla sur sa cendre de cigarette et envoya, d’un mouvement souple, valser le pan de son pashmina.
- Ne fais pas cela ! Crois-moi, c’est la dernière chose à faire. Surtout n’écoute pas ce qu’on te dit ! Résiste !
Elle avait parlé avec véhémence, oubliant de dégager la longue mèche, qui s’était piégée à ses cils. Nerveusement, elle avait saisi la flûte que le serveur venait d’apporter, puis avalé le contenu d’un trait, sans attendre que le morceau de sucre ait fondu. Devais-je la réprimander gentiment ?
- Tu crois vraiment qu’avec le Lexomil… ?
- Laisse tomber ! embraya-t-elle, ignorant mon avertissement. Ne cède pas à son chantage !Tu risques de le regretter.
- Tu parles en connaisseuse, on dirait.
Elle hésita, puis fouilla son Kelly caramel, en sortit un portefeuille avant de me tendre deux clichés couleur. Elle s’approcha de moi. Je sentis son souffle ventiler mon oreille. Elle pointa l’un et l’autre qu’elle avait disposés en éventail, d’un index à l’ongle carminé.
- Voici Héloise et ça, c’est Thomas.
Hypnotisée, je fixai les sourires des deux bambins. Thomas était un garçon poupin. Héloise avait ce qu’on appelle une légère coquetterie dans l’œil. Je m’abstins de tout commentaire. Ils affichaient quoi ? Trois et six ans ? Peut-être un peu moins.
- Le garçon a huit ans, précisa-t-elle et la fille quatre. Tu as remarqué ce défaut à l’œil gauche. Je vais la faire rééduquer. Il paraît que ça s’arrange très bien.
Je connaissais une personne dont l’enfant présentait le même problème. Tout était rentré dans l’ordre rapidement. Je m’empressai de rassurer Astrid.
- Un léger strabisme, ce n’est rien. Elle est tout à fait ravissante.
Je retins le « comme sa maman. » On ne faisait pas de compliments à une maman ou alors on la félicitait de ses enfants. Et pourtant Astrid était dans sa séduction pleine. Sa taille n’avait pas souffert des grossesses, elle n’avait pas pris une ride, alors qu’elle abusait du soleil. Mais elle avait cet air perdu, cette tristesse infinie, masquée par ses sourires à répétition qui dévoilaient l’éclat perlé de l’émail de ses dents carnassières. Je persistais à penser que quelque chose n’allait pas.
Elle commanda un second cognac-champagne, avant de me submerger de questions. Pour la première fois, j’eus envie de raconter tout ce que j’avais toujours dissimulé à Diane : mes années d’enfer avec Gabriel. Astrid était une femme maintenant. Une femme mère de deux enfants. La nouvelle m’avait jeté dans le désespoir. Je sentais bien qu’elle était étrangère à tout problème d’argent. Elle aurait pu acheter un deux cents mètres carrés, rien qu’en sortant son chéquier. Son promoteur était richissime. Etait-ce l’unique raison pour laquelle elle l’avait épousé ? Le temps passait, elle m’écoutait parler, me plaindre, geindre même. Sans doute pensait-elle que je n’avais que ce que j’avais mérité.
Elle regarda pour l’énième fois l’heure à sa montre.
- Alors tu veux y aller à cette soirée ? lâcha-t-elle, comme si c’était moi qui devais l’y entraîner.
- Décide ! Je te suis.
- Eh bien !…( Elle fit durer le plaisir.) Je décide… que nous allons dîner ici. Qu’en penses-tu ? Ils ont une carte exceptionnelle.
Elle venait de me proposer ce que je souhaitais le plus au monde : rester avec elle, en tête à tête. Peut-être allait-elle m’apprendre les raisons de ce « quelque chose qui n’allait pas. »
- D’accord, m’entendis-je murmurer, au comble de la satisfaction..
- Oublions nos hommes ! fit-elle, séductrice, nous allons dîner en tête à tête, comme deux amantes. Je vais te le dénicher, ton appartement ! Tu vas voir, une nouvelle vie commence.
Ses paroles résonnaient à mon oreille, chargées d’ambiguïté, et tellement prometteuses. J’en oubliais toute prudence pourtant les warning s’étaient allumés. Je ne m’étais pas sentie aussi bien depuis longtemps. J’allongeai mes jambes sous la table, appuyai ma nuque contre le dossier, et lui volai une cigarette.
- Tout cela me paraît très engageant, dis-je, en inhalant la fumée.
Elle se leva pour chercher le barman, devenu aussi introuvable que le pied à terre de mes rêves.
- Au moins ici, on ne vous dérange pas, cria-t-elle très fort, brandissant son addition. Ils sont d’une discrétion incroyable !
Les clients de ce bar feutré ne pouvaient en dire autant. J’entendis chuchoter. Debout, légèrement chancelante, au milieu de la salle, son pashmina roux, jeté sur son épaule, elle attirait tous les regards. Elle était unique, somptueuse, inoubliable. Jamais, je ne l’avais autant admirée (désirée ?
1
Il y avait trop longtemps que je n’avais rendu visite à Judith. J’étais terriblement ingrate car elle suivait de près mes recherches immobilières et souhaitait, comme toujours, ce qu’il y avait de mieux pour mon bonheur. Lorsque j’entrai dans l’officine, elle se précipita vers moi.
- J’ai des nouvelles, et des bonnes ! s’exclama-t-elle, me secouant chaleureusement les mains. Assieds-toi !
Toute excitée, elle m’avança le fauteuil des petites vieilles.
- Ne bouge pas ! Il faut que je passe un coup de fil.
- Judith, je suis pressée. Je venais juste t’apporter l’ordonnance pour le médicament de l’autre jour et je…
- Ta ta ta ! Silence. Allo ! Monsieur Wermer ? Oui, c’est la pharmacie. Non, rien de grave avec votre prescription. Vous pouvez passer la prendre. D’ailleurs, elle est là. Non pas la prescription, enfin, si, aussi. Mais… vous pouvez descendre tout de suite ? Très bien, très bien. A tout de suite !
Je regardai Judith brasser l’air avec de grands gestes. Elle affichait, sur son joli minois de brune rondelette, un sourire béat. Judith adorait rendre service. Elle choyait sa clientèle comme ses propres enfants et s’inquiétait pour chacun, bien plus que pour elle-même. Née au cœur de Maroc, revenue en France pour y faire ses études, elle avait épousé l’homme parfait. Rien ne comptait plus pour elle que la famille. Elle en défendait les vertus à longueur de journée, non sans en connaître les travers pourtant, et parfois l’esclavage. A part cela, Judith présentait toutes les caractéristiques - que j’avais fini par trouver adorables - de la mère juive, dévouée corps et âme à sa nichée. J’étais la nuit, elle en était le jour. Or jamais ce contraste ne nous avait empêchées d’entretenir ce que j’espérai être et rester une tenace et sincère amitié. Ma mère, qui n’était pas juive mais catholique pure souche, offrait la même obéissance aux valeurs contraignantes, la chaleur méditerranéenne en moins.
- Qu’est-ce que c’est que tous ces mystères ? lui demandai-je. Tu peux me dire ?
Sans répondre, elle s’affaira sur son ordinateur, en pestant contre ces machines diaboliques. La carte vitale avait bouleversé la vie de sa petite officine et, si cette invention du siècle rendait des services considérables aux patients, l’informatique avait bien failli dépouiller la pharmacienne en titre de sa patience angélique. Judith était de l’ancienne école, celle qui rechigne à vendre des gélules pour bronzer et des tisanes pour maigrir. Elle passait beaucoup trop d’heures à écouter ses clients, décourageant ainsi le flux des pressés qui n’avaient jamais le temps d’attendre ; même lorsque leurs précieuses journées étaient aussi remplies que la vie sexuelle d’une nonne.
L’homme, que j’avais croisé une fois, s’encadrait dans l’ouverture de la porte automatique. Il était habillé de gris sombre et portait une mallette au bout du bras. Je détaillai mieux son visage. Un regard fuyant, une peau laiteuse, et des cheveux courts d’un châtain très pâle. Quelque chose de bizarre. Comme un mystère, une double face. Quelque chose de pas net. Il dissimulait… je n’aurais su dire quoi. Curieusement, à l’instar de Boulanger, il m’évoquait mon parrain, un grand homme distingué que j’avais adoré. Il avait quitté ce monde. Trop jeune. Peut-être épuisé par sa double vie. Il y a des secrets qui vous étouffent jusqu’à vous tuer. J’avais posé mon diagnostic, je le soupçonnais de n’avoir pas su gérer sa bisexualité. En était-il de même pour ce Wermer ? Non. Il ne semblait pas avoir de femme.
- Monsieur Wermer ! s’exclama Judith. Vous connaissez mon amie Laure ? Sans doute serait-ce le moment pour une petite visite. Vous m’aviez bien dit que vous étiez décidé à vendre, cette fois ?
Wermer se renfrogna.
- La femme de ménage n’est pas passé, fit-il, comme s’il annonçait un cataclysme.
- C’est seulement pour avoir une idée, insista Judith. Elle ne restera pas longtemps. N’est-ce pas Laure ?
J’acquiesçai, embarrassée. L’accueil était glacial
J’avais hâte de découvrir l’appartement du docteur Wermer, situé dans l’immeuble mitoyen. Je me souvenais vaguement de la description du bien, appartenant à ce propriétaire taciturne. Combien de mètre carré ? Quel étage ? Sur cour ? Sur rue ? Je n’aurais pu dire précisément. En réalité, me revenait surtout son prix trop élevé. J’obéissais, une fois de plus, à la petite phrase, qui ne cessait de revenir comme un leitmotiv : ça ne coûte rien d’aller voir.
Sans ajouter un mot. Il me montra le chemin. Je lui emboîtai le pas.
Carrefour des Gobelins
60 m2
immeuble haussmannien
deuxième étage
beau balcon
grand salon/salle à manger/chambre sur cour
cuisine/salle de bain
cave
400. 000 euros.
Quand je me penchai à la fenêtre, une chose me sauta aux yeux. La première et non la moindre : la croix de la pharmacie clignotait comme un œil rassurant. La vue sur les platanes du boulevard de Port-Royal m’apparut secondaire. Je restai là, accoudée, à observer la circulation. Un clochard se tenait appuyé contre un arbre. Il portait un pantalon troué, son visage était noir de crasse et ses longs cheveux blancs emmêlés. Il fourrageait dedans sans cesse. Cette dégaine, ce statisme, cette façon étrange de se tenir droit sans tendre la main ni rien demander à personne, m’évoquèrent le personnage de Melmoth, repris par Balzac dans « le Centenaire », le Juif Errant.
Parmi les clochards habitués du quartier, je n’avais jamais croisé cet être. Il n’avait rien d’un alcoolique. Son bras droit semblait coincé à l’intérieur de sa manche. Régulièrement, il s’acharnait à tirer dessus, comme s’il cherchait à replacer une épaule luxée. C’était impressionnant.
- Vous avez les double vitrages, précisa Wermer. Le bruit ne devrait pas vous gêner.
Le bruit ? Quel bruit ? Ah ! Oui, nous étions en ville, je ne m’attendais pas à entendre le chant du coq. En ville, il y a les voitures mais il y a les boutiques, les coiffeurs et les pharmacies, une animation incessante et des remèdes à la solitude permanents. J’aimais la ville, Gabriel et sa mère préférait la campagne, les ballades en forêt, les randonnées en deux roues. Enfin dans le temps, avant ses pantoufles montées sur air comprimé. J’imaginais le paysage par une nuit d’hiver. Les platanes dénudés et les petites lumières. Les allées et venues dans le restaurant indien d’en face. J’étais conquise.
Je pénétrai dans le salon. L’ameublement était vieillot, les peintures d’un jaune pisseux à revoir, la salle à manger pouvait se transformer en bureau ; et la chambre, qui donnait sur une courette très calme, investie par des nids de pigeons, je la peignais déjà de mes couleurs préférées. Des murs bleu nuit, un plafond où j’aurais dessiné des étoiles ; et pourquoi pas une lune. La salle de bains, telle quelle, était glauque mais très grande, la cuisine, raisonnable et équipée. Wermer devait s’abstenir d’aérer, une odeur de tabac froid imprégnait les tentures. Aucun doute cet appartement ne voyait jamais une femme.
Pourtant c’était l’appartement idéal : dans le vaste couloir on pouvait aménager un dressing. Mais 400.000 euros. Une pure folie ! IMPENSABLE !
Je revins vers le balcon. Le Juif Errant était toujours là, dans la même position. Le vent berçait les branches des platanes. Leurs feuilles semblaient balayer les vitres comme des essuie-glaces. Un pâle rayon de soleil filtra et j’entendis les oiseaux me dire : « c’est chez toi, c’est chez toi. »
- Alors ?
La voix de Wermer m’avait fait sursauter.
- C’est exactement ce que je cherche mais … 400. 000 euros, vous dites ?
J’étais partie à 200. 000, puis j’avais flirté avec les 300, où allai-je comme cela ? J’entendais déjà ma banquière.
IMPOSSIBLE !
- Disons, rectifia-t-il, empressé, « aux environs de… » Je vais le mettre en vente sur Internet mais je vous laisse la préférence.
Non ! Il ne pouvait pas faire ça. Il ne pouvait pas mettre en vente MON appartement sur Internet.
- Je vais réfléchir. Vous êtes pressé ?
- Assez… je vous laisse quand même un bon mois. Je ne mettrai pas en vente avant. Promis !
Il s’interrompit pour me toiser d’un air sévère, avant d’ajouter :
- J’aimerais mieux que ce soit vous qui l’achetiez.
Voilà qui m’étonnait. Rien dans sa conduite ne m’avait laissé espérer une quelconque sympathie.
- Pourquoi ?
- Parce qu’il me semble entendre les murs me dirent qu’il veulent bien de vous, fit-il d’une voix soudainement douce.
Il tenait la fenêtre grande ouverte, appuyé au chambranle, comme pour me tenir prisonnière. Il me forçait à écouter les bruits de la rue. Je restai là, une partie de moi dedans, l’autre dehors. Hésitante.
Il m’invita enfin à rejoindre la pièce principale et referma.
Le bruit dut l’alerter, le vagabond leva la tête. Et lui ? Qu’en pensait-il ? Décidément cet homme possédait quelque chose de surnaturel. Je continuai à l’observer à travers la vitre, tout en parlant.
– Ecoutez ! dis-je à Wermer, avec une fausse assurance. A première vue, c’est exactement ce que je cherche. Toutefois, il faut encore que je réfléchisse.
Pourquoi n’avais-je pas le courage de lui avouer que je n’avais pas les moyens ? En tout cas, pas pour l’instant. Tout me plaisait dans ce bien, sa situation, son espace, le standing de l’immeuble. Je ne pouvais pas laisser passer une occasion pareille. Occasion ? C’était une façon de parler !
– Comme vous voudrez. Mais ne tardez pas ! Vous aurez du mal à trouver l’équivalent. Dans cet ordre de prix, je veux dire.
– Je sais. Donnez-moi juste un peu de temps !
Où allai-je trouver cet argent ? J’avais 10.000 euros d’économies. Pas un sou de plus. A peine de quoi meubler. Merci papa d’avoir ainsi disposé de ton patrimoine ! 4 millions de francs au moins, à la Bibliothèque Nationale ! Et je ne parle pas des autres ! Mais, bon, allez, je ne t’en veux pas !
Pour une raison obscure, obscure comme son regard insistant, Wermer voulait absolument me le vendre, son appartement. Sur le palier, il m’en faisait encore l’éloge alors que je m’engageai dans l’escalier. L’odeur de tabac froid avait imprégné mes vêtements. Non, le brave docteur n’avait pas de femme. Je descendis lentement, songeuse. Arrivée en bas de l’immeuble, je scrutai la rue, à gauche et à droite. En quelques minutes, le Juif Errant avait disparu.
12
J’étais allongée dans la chambre rose lorsque j’entendis un bruit de clefs dans la serrure. C’était Diane. Il était au moins minuit et demi et je n’avais pas dîné. Ma co-locataire avait juré rapporter de quoi remplir le réfrigérateur désert. J’avais eu tort de lui faire confiance. Mais les gargouillis de mon ventre affamé avaient assez peu de poids au vu de mon impatience à lui annoncer la nouvelle.
- J’ai trouvé un appartement ! m’écriai-je.
Diane, en grande conversation, avait les bras chargés de paquets et le portable coincé entre la clavicule et l’oreille. Elle claqua la porte d’un coup de pied.
- Excuse-moi, fis-je, légèrement agacée par cette manie qu’ont les gens d’être en communication quand vous avez besoin de leur parler.
Moi aussi j’avais un portable. Je ne le prenais jamais. Mes ongles trop longs ne parvenaient pas à appuyer sur les bonnes touches. J’étais trop myope pour pouvoir lire les ordres qui s’inscrivaient sur son écran microscopique et j’entendais mal quand, par hasard, je décrochai, au signal de sa musiquette exaspérante. Il avait fini par ne plus sonner. Mais Diane était une fana du portable. Elle en possédait trois. Elle avait réussi à se faire offrir le dernier modèle d’une marque en vogue contre un échange de publicité. « Tu te rends compte, j’ai le même que Monica Belluci. D’ailleurs est-ce que je t’ai dit qu’elle va venir à la boutique ? » Si Monica Belluci mettait autant de temps à nous rendre visite que les journalistes de Glamour, nous n’étions pas près de la voir.
Diane menait avec son correspondant une discussion animée.
- Ecoute ! Le mieux c’est que tu le lui demandes toi-même, conclut-elle.
Et elle me tendit le bijou noir, incrusté de strass, qui avait marqué d’une empreinte sa joue gauche. Je le cachai dans ma main.
Elle n’allait tout de même pas me passer Gabriel !
- Qui est-ce ? soufflai-je.
- Raphaël.
Pire encore ! Je lui rendis l’objet.
- Pas question. Qu’est-ce qu’il veut ?
- Un rendez-vous avec toi.
Elle me remit l’objet entre les pattes, et partit dans la cuisine préparer le dîner sans me laisser d’autre choix que celui de couper la communication. Je ne me sentais pas l’humeur d’entendre les suppliques de ce pauvre garçon pour que Diane le reprenne. Je n’y connaissais rien en chagrin d’amour. Enfin, j’avais oublié. Comment trouver les mots ? Moi, qui ne savais même pas consoler ma mère lorsqu’elle pleurait encore la disparition de mon père.
J’essayai pourtant de me revoir, perdue, quand Michael avait pris l’avion pour Los Angeles. L’aéroport, les vapeurs d’essence, la brume, et puis les larmes, les larmes.
Un soupçon de charité n’avait jamais nui à personne. J’aspirai une grande bouffée d’air.
- Allo ! Raphaël, comment allez-vous ?
J’avais cru que le vouvoiement garderait la distance mais il s’empressa de me dire « tu », sans état d’âme. Je ne pouvais tout de même pas lui reprocher de négliger notre différence d’âge !
Il ne pleurait pas, bien au contraire. Il avait l’air enjoué et sûr de lui. Il voulait m’emmener à un concert ou à « la Nuit du zapping. » Ensuite, il connaissait un restaurant sympathique qui ouvrait tard. Deux de ses copains en assuraient l’ambiance. « Un couple », précisa-t-il. Que ses copains soient pacsés, à la vie à la mort, ne me dérangeait nullement ; en revanche, j’étais nettement plus sceptique quant à la nécessité de m’exhiber dans un lieu à la mode, en compagnie d’un jeune homme. Si je ne voulais pas d’enfants, c’était aussi pour ne pas me dater. Au bras de ce godelureau à la peau de pêche, j’allais prendre dix ans d’un coup. Pas question !
Mais c’était compter sans la voix et les arguments de Raphaël. Je raccrochai, griffonnant sur une page de mon agenda, un rendez-vous pour le lendemain même.
Diane avait dressé la table. Elle disposa les chandeliers, de part et d’autre, et y planta deux bougies torsadées.
- Qu’est-ce qu’on fête ? lui demandai-je, surprise.
- Tu ne viens pas de me dire que tu as trouvé ton appartement ?
J’avais oublié que mon associée était capable de faire mille choses à la fois. Répondre au téléphone, servir une cliente, passer commande à un fournisseur et remplir un questionnaire de journaliste, sans négliger de s’allumer une cigarette en préparant son thé.
- Tu m’étonneras toujours, Diane. Je pensais que tu ne m’avais pas entendue.
- Mais je n’ai entendu que cela. Alors il est comment ?
- J’ai peut-être été un peu vite, en t’annonçant que j’avais trouvé. C’est vrai qu’il me convient parfaitement mais le prix me paraît totalement prohibitif. Je ne sais même pas pourquoi je t’en ai parlé.
- Combien ?
- 400. 000 euros.
Elle émit un long sifflement.
- Tu vas demander une pension alimentaire à Gabriel ?
Ca ne m’était même pas venu à l’idée. Je ne voulais rien devoir à Gabriel. Une pension alimentaire ! Il me l’avait à peine accordée, lors de notre vie commune !
- J’ai quitté le domicile conjugal et je n’ai pas d’enfant. Puis-je me permettre de te le rappeler ? remarquai-je.
Diane virevoltait dans le salon. Je me rendais parfaitement compte que, même si elle n’en laissait rien paraître, la situation l’amusait follement.
– Oh ! Il n’est pas différent des autres, ton ostrogot, il doit dissimuler une maîtresse quelque part. Engage un détective et demande le divorce à ses torts ! Je peux te conseiller quelqu’un. Un vieux copain flic, recyclé dans le privé. Un as.
Je pris l’air outré.
– Ce n’est pas du tout mon style.
Mon associée s’était assise sur le canapé, un doigt recourbé sous le menton, elle réfléchissait.
– Un héritage, peut-être…
– Tu plaisantes ? Si ma mère disparaissait, il ne resterait que des dettes. Et je n’ai quasiment plus de famille. Les Dessise se comptaient sur les doigts de la main.
Diane éclata de rire.
- Ca vous apprendra à engendrer des nullipares. Si tu comptes sur moi pour t’augmenter, ajouta-t-elle. Il va falloir encore un peu attendre.
- Bien sûr que non, je ne compte pas sur toi.
- Alors sur qui ?
- La providence.
- Et elle s’appelle comment, de son vrai nom, la Providence ?
- Fais-moi confiance !
J’avais ma petite idée. Le mari d’Astrid était riche. Pourquoi pas lui emprunter ce que ne m’accorderait pas ma banque ? Pure folie en réalité ! J’avais des idées dans mes cartons, certes, mais pas pour éponger cette dette colossale. Et puis, il pouvait arriver n’importe quoi…
Diane versait le champagne dans nos verres, avec l’adresse d’un maître d’hôtel stylé.
- Tu ne peux pas faire revoir le prix à la baisse, suggéra-t-elle. Qui est le vendeur ?
- Un médecin que j’ai rencontré à la pharmacie.
- Célibataire ?
- Diane, je t’en prie, il y a assez de Judith pour jouer les marieuses !
- Ah ! Tu vois. Elle a pensé comme moi. Je te vois très bien mariée à un médecin.
Ca aussi, c’était une idée de ma mère, me marier à un médecin ! Elle avait failli réussir le jour où j’avais croisé le cursus d’un étudiant en psychiatrie qui s’intéressait de près à mon cas. Charmant garçon, très laid au demeurant. Arguant du fait que la beauté ne se mangeait pas en salade, ma mère avait tout fait pour lui faciliter la tâche. Jusqu’au jour où elle s’était aperçue qu’il était juif. Imaginant soudain la conversion inévitable, elle avait stoppé les travaux d’approche. Je n’en attendais pas moins d’elle puisqu’elle avait forcé mon père à suivre le catéchisme et songer au baptême afin qu’elle puisse l’épouser à l’église. Il lui avait obéi, avait rencontré le curé de la paroisse, un type féru de philosophie. Ils avaient passé de nombreuses heures à échanger leurs idées, et mon père avait presque réussi à la convaincre d’abandonner la prêtrise. Finalement, le baptême n’avait pas eu lieu mais, entêtée, ma mère avait obtenu une dérogation : elle serait mariée religieusement, pas mon père. Curieuse alliance d’un athée et d’une croyante, curieux mariage où l’un était marié à l’un mais l’autre pas à l’autre. Il n’était pas question que j’épouse un juif. Personnellement, je n’avais rien contre… s’il n’avait été aussi peu à mon goût. Je l’avais surnommé Riquet à la Houppe ; et c’était peut-être encore ainsi qu’on le nommait aujourd’hui, alors qu’il dirigeait un des plus importants services de l’hôpital Sainte-Anne. Nos relations n’avaient donc jamais dépassé le stade du flirt. Il faut dire que Juliette arrivait dans ma vie avec sa poitrine de star italienne des années soixante qu’elle s’efforçait de masquer par des bandages et ses hanches de garçon, emprisonnées dans des jeans taille quatorze ans. Elle était très jolie, Juliette et parfumée en permanence par Calvin klein. Si elle n’avait pas eu l’idée saugrenue de porter systématiquement des caleçons d’homme, elle aurait eu tout pour plaire. Elle était très nerveuse et dansait sans cesse d’un pied sur l’autre, en buvant sec du Coca-rhum. Curieusement, elle possédait une voix très féminine, des traits d’une finesse de madone. Juliette était tout en contraste, et semblait avoir inventé le mot séduction pour elle seule. Je me souviens encore des clins d’œil égrillards que suscitaient nos dîners en public au moment où, provocante, elle me prenait la main sur la table et se penchait sur mes lèvres entre les plats.
- Tu m’écoutes, Laure ?
Je sursautai.
- Qu’est-ce que je viens de te dire ?
- Que tu voudrais que j’épouse un médecin. Comme ma mère, comme Judith.
- Ecoute, je ne suis pas Judith, et encore moins ta mère. Mais il te faut 400. 000 euros. Point à la ligne.
- Je n’ai jamais réussi à me vendre, capitulai-je. Tu le sais bien. Je suis incapable de calculer. Tu as dû t’en apercevoir à la boutique. Je n’ai pas de plan de carrière, pas de plan marital. Je suis toujours l’envie du moment. Ca me joue peut-être des tours mais je suis comme ça. Point final.
Diane se leva pour se diriger vers la cuisine. Son plat commençait à dégager une odeur de brûlé.
- Alors, suis l’envie du moment ! conclut-elle.
- C’est à dire ?
- Rappelle Raphaël ! C’est un très bon amant. Et si tu veux mon avis, tu as besoin qu’on te remette la libido en place. Tu es complètement desséchée, ma vieille.
- Merci pour le compliment.
Vexée, je m’apprêtais à lui apprendre que j’avais rendez-vous avec ce jeune homme dans un restaurant branché, tenu par deux folles ; mais je n’étais même pas encore sûre de m’y rendre. Cette idée du mari d’Astrid me trottait dans la tête.
Diane était occupée par ses fourneaux. J’attrapai mon portable - celui dont je ne me servais jamais - et composai le numéro qu’Astrid m’avait laissé.
Sa voix ensommeillée me répondit au bout de trois sonneries. C’est à dire avant que je ne fasse ce que je m’apprêtais à faire : raccrocher.
- Tu as vu l’heure, Laure ?
Bien sûr, Astrid savait l’heure. Elle devait regarder sa montre même en dormant.
- Deux heures. Je sais. Mais il fallait que je te prévienne. J’ai trouvé l’appartement.
- Super, articula-t-elle dans un bâillement. On en reparle demain. D’accord.
A mon oreille parvinrent des pleurs étouffés.
- Je suis désolée. J’ai réveillé tes enfants.
- Pas grave. Si tu veux que nous parlions de cet appartement, viens chez nous passer le week-end. On organise une garden-partie dans la maison de Normandie. Ca te dit ?
Ainsi avaient-ils une maison en Normandie, sans doute un chalet à Cham et une villa sur la côte.
- Euh. ! Oui. Pourquoi pas ? Où ?
- Je t’envoie l’adresse et le plan par mail. D’accord ?
- D’accord.
Elle avait raccroché.
Diane revenait avec une poularde fumante.
- A table ! cria-t-elle.
13
J’avais enfin fait le ménage parmi mes mails. Une foule de propositions d’appartements absolument sans intérêt. Depuis que j’avais visité celui de Wermer, les autres biens me paraissaient sans intérêt. Jamais je n’avais hésité au moment d’acheter quelque chose. Qu’il s’agisse d’un paquet de lessive ou d’une paire de chaussures, je savais toujours ce que je voulais. Dans un rayon surchargé, un seul regard posé sur les produits me permettait de savoir, dans l’instant, celui qu’il me fallait. J’avais toujours opéré mes choix à la vitesse de l’éclair. Pour ce qui était des hommes, j’aurais dû, par contre, réfléchir plus longtemps.
De : Michael William’s
A : Laure Dessise
Envoyé le : lundi 18 septembre 2007 07h 27
Objet : j’ai trouvé ton adresse e.mail.
Hi ! Comment vas-tu ? Je n’ai pas résisté à l’envie de prendre de tes nouvelles. S’il te plaît, réponds ! Je dois bientôt venir à Paris.
Non ?
Si. J’avais bien lu. Un vent de panique était en train de souffler sur moi. Je restai pétrifiée devant l’ordi ; j’avais peur d’effacer le message. Une fausse manœuvre, et c’était si vite arrivé. Je m’allongeai sur le lit, les yeux au plafond. Je voyais s’incruster, sur le fond de peinture rose pâle, une foultitude d’images. Les reflets de sa chevelure, la couleur profonde de l’iris de ses yeux. Après tout, comme dans les romans de gare, ce qui compte c’est la couleur des yeux. Les contours précis de la silhouette de Michael me revenaient en mémoire. Et ses mots tendres, ses attentions pour moi. Comment n’avais-je pas pris plus tôt conscience qu’il me manquait tant que cela ? J’avais refoulé, lutté, effacé mais l’encre de son amour était indélébile. Aujourd’hui, je regardais les hommes, puis les femmes, sans jamais les toucher. J’envisageais tout, je jugeais toutes les options possibles. Peut-être tout simplement parce qu’il n’était plus là. Il allait revenir. Il allait revenir, répétai-je tout haut, comme une possédée. Et s’il était marié et venait ma présenter sa femme... Une américaine à la poitrine refaite ou une desperate housewife. Stop les élucubrations ! Laure c’est un appartement que tu recherches.
Je me levai d’un bond, saisi mon sac à main et empoignai la porte. Je n’allais pas répondre. C’était trop tard.
Gabriel n’avait pas cherché à me joindre depuis quinze jours. Quinze jours depuis lesquels je squattais la chambre rose de Diane. Lorsque j’étais passé à l’appartement pour récupérer mon matériel à dessin, j’avais pris la précaution du choisir un horaire improbable. Que préparait-il ? M’avait-il déjà remplacée. Carillonnait-il tous les jours chez ma mère pour savoir où j’étais passée ? Si j’en croyais ses dires, elle non plus n’avait pas la moindre nouvelle. Mais je la connaissais par cœur, elle pouvait parfaitement me mentir et tramer avec lui un définitif retour au bercail. Elle tenait tant aux situations bien assises que je ne pouvais guère me fier à elle. Heureusement, je savais qu’elle avait, de longue date, considéré Gabriel, et ses émoluments universitaires, comme un gagne-petit. Pour elle, une femme ne devait pas travailler, s’occuper de la maison, laver, repasser, faire la cuisine et moucher une nombreuse marmaille. Elle avait pourtant de son propre chef, reculé devant la tâche et subi les restrictions imposées par les dépenses délirantes de mon père, que ruinait sa passion des livres. Nous étions logées à la même enseigne. Sauf que moi, ayant compris que je ne devais pas compter sur le moindre sou en héritage, je m’étais mis à gagner de quoi dire merde à mon mari. Seulement pas de quoi lui dire merde dans 60 m2, avec balcon donnant sur le boulevard de Port Royal. Diane insistait toujours pour lui donner rendez-vous. Je la laissai faire. Au moins j’aurais des nouvelles, sans prendre le risque d’une violente bagarre.
J’avais trouvé, dans mon courrier électronique, tous les paramètres pour rejoindre Astrid, à 200 kilomètres de Paris. J’avais passé ma journée à chiner des présents pour l’ensemble de la famille. Aucun problème pour ma blonde amie, un joli chandail de ma création dans des couleurs qui lui iraient à merveille. Pour son mari, une bonne bouteille d’un caviste renommé de la rue du Cherche-Midi. Mais pour les enfants ? Qu’offrait-on à des enfants ? Je n’en avais aucune idée. Des nounours ? Des jeux vidéo ? Une panoplie ? Aucune idée.
J’errai dans les rayons du Bon Marché.
- Quel âge ont-ils ? me demanda la vendeuse.
Impossible de me souvenir.
- Moins de dix ans.
J’avais dit moins de dix ans parce que je n’avais pas revu Astrid depuis dix ans. Et qu’alors, elle n’avait ni petits, ni mari. Mais un chanteur. Célèbre.
- C’est vague, fit la vendeuse en me regardant avec des yeux comme des soucoupes.
- Bon. Ca ne fait rien, Merci. Je vais leur acheter des bonbons.
Ca mange bien des bonbons les enfants ? Je la plantai là, outrée. A ses yeux, j’étais un monstre. Ce n’était tout de même pas ma faute si j’ignorais ce qui s’offrait à des enfants. Ce n’était pas ma faute si ma crétine de copine s’était mise à procréer et qu’elle avait répété l’opération par deux fois. Et cela sans même prendre la peine de m’en informer. Finalement, j’entrai dans la FNAC pour en ressortir avec le dernier album de Jenifer et trois places pour son concert que je m’étais laissé refiler en prime.
J’avais à peine pris le temps de me changer. Je portais un jean, un top à encolure en v noir et une paire de sandales fines. A force de courir les boutiques, les lanières m’avaient scié les pieds. J’avais enfilé un blouson Jitrois, d’une forme tout à fait originale. Au moment où je l’avais acheté, je n’avais à m’occuper ni de la nourriture ni des factures d’électricité. Je le voyais aujourd’hui comme le symbole de mon aisance financière, qui n’aurait duré qu’un seul été. Gabriel ne l’avait même pas remarqué, ma mère avait levé les yeux au ciel. Seul le regard de mon associée avait sous-entendu que je n’avais décidément rien à me refuser. Et, en allant rejoindre Raphaël, dans la vitre me renvoyant mon reflet, j’aperçus une femme, loin d’être prête à se refuser quelque chose. Je soufflai sur ma frange, moirai mes lèvres d’une touche de gloss et me dirigeai vers le « Petit roi. » Il était onze heures et quart.
Un tohu-bohu infernal régnait dans l’endroit. Une musique techno à fond la caisse, des gens qui s’interpellaient, des rires qui fusaient, ici et là. Je restai un moment en station à l’entrée de la salle pleine à craquer. Dans la pénombre savamment étudiée, il y avait, parmi les clients du « Petit roi », plus d’hommes que de femmes. Mais qu’avais-je espéré d’autre ? Nous étions en plein cœur du Marais. Le restaurant à la décoration criarde ressemblait à une cantine sophistiquée. Le long d’interminables tables en plastique fluo, s’alignaient de hauts tabourets de bar chromés. Les serveurs, des blondinets filiformes, passaient les plats à chacune de leurs extrémités. J’avais toujours fui les endroits branchés que Diane affectionnait tant, ce n’était pas pour y suivre Raphaël. D’ailleurs aucune chance de le retrouver parmi cette faune, celui-là. Je m’apprêtai à partir, quand un brun en débardeur dont les tatouages couvraient les bras, s’avança vers moi.
Le piège venait de se refermer
- J’ai rendez-vous avec Raphaël, dis-je d’une toute petite voix.
Il ne me demanda pas Raphaël qui. Mon loulou était connu comme le loup blanc.
- Je vais vous installer. Il ne doit pas être bien loin. Je l’ai vu passer, il n’y a pas une minute.
Le malabar aux tatouages se tourna vers un grand type à l’allure plutôt chic qui semblait surveiller d’un œil critique l’ensemble de la salle.
- Chéri, est-ce que tu sais où s’est caché notre Raphi ? Il y a une dame charmante qui le demande.
Il se pencha vers moi, avec des airs de conspirateur, et s’empara de mon blouson pour le déposer au vestiaire.
- Jitrois ? fit-il, en caressant le cuir avec sensualité et convoitise.
- Jitrois, acquiesçai-je.
- Une merveille !
Le grand type chic s’était approché et me tendait la main.
- Les amis de Raphaël ont droit à un traitement de faveur. Je vais vous trouver un coin tranquille. Si vous voulez bien me suivre !
Alors seulement, je remarquai qu’il y avait au fond de la salle un rideau de chintz dissimulant une porte. Miracle ! La boîte à double fond contenait des box particuliers destinés aux face à face très intimes. Dans quel traquenard étais-je tombée ? Le grand type chic attrapa le tatoué par le cou et lui intima l’ordre de nous retrouver « Raphi » au plus vite. Il disparut pour revenir avec un cocktail maison, chargé en alcool à vous en décoller les oreilles.
- Il arrive, me souffla-t-il, comme s’il s’agissait du « Petit roi » en personne. Pour patienter, précisa-t-il, glissant le verre sous mon nez..
Il se débarrassa au passage d’une carte dorée en forme de couronne des rois sur laquelle je ne résistais pas à l’envie de jeter un coup d’œil. Les prix étaient faramineux et, vu le tour que prenaient les choses, je m’apprêtai à régler une des plus chères additions de ma vie. Car enfin, il aurait fallu être une oie blanche pour ne pas comprendre que l’amant de Diane était un gigolo de première qui marchait « à voile et à vapeur », comme on aurait dit du temps de mon aïeul. Curieusement, le fait d’avoir à payer la compagnie de cet ange me mettait à l’aise. Au moins la relation était claire. Mon grand-père avait eu à payer pour ses jeunes gens. On m’avait même raconté qu’il s’était laissé détrousser par l’un d’eux jusqu’à la faillite de son commerce et que ces déboires l’avaient calmé pour quelque temps.
Le rideau s’était soulevé, Raphaël me balançait un sourire de petite fille devant une vitrine de Noël.
- Je suis impardonnable, je t’ai fait attendre, s’excusa-t-il..
- Aucun problème, le rassurai-je. J’ai été très bien accueillie par tes amis.
- Fabien et Jean-Pierre ?
- Possible.
Il s’installa face à moi, se faufilant entre chaise et table avec sa coutumière souplesse de félin.
- Ce sont les patrons de la boîte. Je me demande ce que tu as bien pu leur faire. Il est très rare qu’ils concèdent une place ici à…
- Une femme ?
- Tu as tout compris. Alors, ton secret pour obtenir ce traitement de faveur ?
- Je leur ai montré…
Me voyant laisser la phrase en suspens, Raphaël haussa un sourcil..
- Mon blouson Jitrois, annonçai-je finalement, en riant.
- Dans ce cas, ça ne m’étonne pas.
Son regard scintillait. Un stroboscope m’aveuglait. J’oubliais tout. Gigolo ou pas, bi ou pas, j’étais prête à me damner pour lui. N’étais-je pas en train de me leurrer, succombant à un charme vénéneux d’une sorte de figurine de mode ? En tous cas, d’un être très particulier dont je ne savais rien, si ce n’était qu’il se mettait, décidément facilement, au service des femmes comme des hommes.
Naturellement, il commanda les plats les plus chers.
- Champagne ? proposa-t-il.
- Champagne.
Avec Gabriel, je n’étais pas allée au restaurant depuis des siècles. D’ailleurs, nous ne les avions jamais beaucoup fréquentés. Mon cher mari pensait qu’il était stupide d’avoir à débourser pour des mets que nous pouvions fort bien déguster à la maison. Surtout si je les préparais moi-même. Manque de chance : je m’étais toujours refusé à cuisiner. Judith, en bonne mère juive, me le reprochait sans cesse. Ma propre génitrice, par contre, savait trop combien attacher de l’importance à la nourriture pouvait se révéler dangereux. Les tonnes de charcuterie, les pommes de terre frites à la pelle et les dix croissants dans trois bols de café au lait de ses menus préférés n’avaient-ils pas conduit son mari à la tombe ? Depuis, nous avions adopté un régime ascétique de légumes et de fruits dont Gabriel, plutôt fine gueule en vérité, avait fini par faire les frais.
Raphaël incitait à la gourmandise.
Dans ce salon particulier, plus aucun bruit de salle ne filtrait. Seule, une musique douce nous titillait les oreilles, en arrière-fond. Tour à tour, grand type chic et brun tatoué entraient avec les plats commandés, qu’ils déposaient avec force sourires, sans oublier de remplir abondamment nos verres. Comment Raphaël avait-il rencontré ces deux phénomènes ? Je crus le moment venu d’approfondir un peu la connaissance de mon vis à vis.
- Tu les fréquentes depuis longtemps ? demandai-je.
Loin de moi l’idée de faire le moindre reproche à Raphaël. Mais il dut prendre ma curiosité pour une critique certaine.
- Tu ne les aimes pas ? s’exclama-t-il ;
- Si. Ils sont très sympathiques mais je me demandais…
En fait, je ne m’étais jamais posé de question au sujet de Raphaël. J’ignorais de quoi il vivait. Tout bien réfléchi, je tenais à ce qu’il restât ce personnage de roman, ce héros à la forte composante féminine, que je souhaitais, secrètement, pourvu d’un sexe d’homme. Mon attraction pour lui me divisait. Il était à la fois Roméo et Juliette. Juliette, tiens, Juliette…. Comme s’il m’avait entendu penser tout haut, il plongea ses yeux dans les miens.
- C’est à moi de poser des questions maintenant Dis-moi, est-ce que tu aimes les femmes ?
Au moins lui n’empruntait pas de chemins de traverse. Pourquoi lui mentir ? Pourquoi renier une part de mon passé ? Après tout, cette homosexualité était partie intégrante de ma personnalité. Même si, aux yeux du commun des mortels, je ne présentais aucun signe de cette spécificité.
- Oui, répondis-je sans hésitation. Mais je n’ai jamais vécu avec aucune. Disons que j’ai eu des amitiés particulières pendant quelque temps. Des périodes troublées comme celles de l’adolescence, et puis, aussi, un peu plus tard. Mais rien de sérieux.
- Est-ce que Diane et toi…
- Quelle idée ! Je ne lui crois pas la moindre tendance.
- Tu aurais pu la convaincre.
Je n’avais jamais pensé à Diane de cette manière, ni à Judith, ni à Astrid. Là, j’en étais moins sûre.
- Tu sais, poursuivis-je, ce n’est pas parce qu’un jour on a des rapports sexuels avec une femme qu’on les considère toutes comme des conquêtes possibles.
- Je sais. Je sais. C’est pareil pour les hommes. Quoique…
Il venait de réussir un coup de maître : me gâcher la soirée. Avec une apparente innocence, il m’avait mise face à mes contradictions.
- Et puis d’abord, je suis mariée, ajoutai-je.
- Il paraîtrait que ce n’est pas ce que tu as fait de mieux.
- Qui t’a dit cela ?
- Ta présence ici.
- Eh bien ! Ma présence ici tendrait à prouver que j’aime les hommes. Il n’y a que ça !
- Tricheuse !
Il s’empara de ma main, en fit tourner les bagues, une à une, et baisa le bout des mes doigts. Cette petite frappe devenait un homme du monde. Galant, charmeur, prévenant comme aucun homme « honnête » ne l’avait jamais été. Le repas fut un enchantement. Plaisir du goût, plaisir des yeux, regarder Raphaël ressemblait à la contemplation d’un tableau de la renaissance italienne. Sa conversation avait certes moins de saveur que les plats délicats que ses amis nous avaient concoctés mais sa beauté éclipsait tous ses défauts. Et puis, nous n’allions pas nous marier…
Deux cafés au gingembre dégustés, il releva nerveusement sa petite mèche châtaigne.
- On s’en va ? murmura-t-il.
Mes yeux acquiescèrent. Mais mes yeux n’arrivaient pas à le croire. Avec une spontanéité incroyable, il venait de régler l’addition.
Derrière le BHV, la petite rue des Haudriettes. Un immeuble récent, à l’ascenseur tapissé de velours. Des couloirs feutrés, aux appliques retro, et puis son studio, grand comme un mouchoir de poche. Il faisait une nuit chaude. Sans parler, je suivais Raphaël dans un labyrinthe. C’était une évidence. Je devais suivre Raphaël. Ses yeux slaves, ses pommettes hautes, son allure de jeune fille, aux épaules frêles, cette démarche, à peine chaloupée, qui donnait l’étrange impression que ses pieds ne touchaient jamais terre. Plus qu’un ange, c’était un ovni, un lutin annonciateur de mille merveilles. Et je le suivais.
Il ouvrit sa porte blindée comme une muraille de fer.
- Dans ce quartier, on ne sait jamais, précisa-t-il.
Que voulait-il dire ? Qu’il était en but aux agressions homophobes ou… qu’on ne savait jamais qui on ramenait ? Il y avait du gosse de banlieue dans l’allure chic de Raphaël. Au beau milieu de son antre mal rangé, un vaste lit bas occupait l’espace. Une bibliothèque regorgeant de récits d’aventures courait le long des murs. Des mémoires de vieux marins.
- J’ai été mousse sur un bateau, ajouta-t-il, me voyant parcourir, d’un œil avide, les tranches poussiéreuses. Ca t’étonne ?
De lui, rien ne pouvait m’étonner. Je remarquai qu’à droite de la porte était suspendue une batte de base-ball.
Moi, qui fuyais comme la peste les frissons du danger, je n’avais aucune idée de l’endroit d’où il pourrait venir. Je le sentais rôder. A cet instant, une certitude s’imposait : je ne tenais pas à rester pour l’accueillir.
Trop tard sans doute. Raphaël m’avait déjà capturée. Il me tenait les bras serrés derrière le dos et tentait de m’embrasser. Les battements de mon cœur s’étaient arrêtés sans prévenir. Ses lèvres avaient à peine frôlé les miennes que je m’échappai pour ouvrir la baie vitrée. Dans la cour, on avait oublié d’arroser les pétunias. Les pauvres choses pendouillaient, desséchées. Dehors, c’était la nuit profonde, aucune fenêtre ne trouait de lumière la façade d’un mur épais. Le silence. Au-dessus, en dessous, les voisins devaient dormir. Je voulais partir.
J’ai toujours eu cet instinct curieux. Dès que j’arrivai dans un endroit, je ressentais, impérativement, la brusque envie de le fuir. Tout déplacement à l’extérieur entraînait un besoin irrépressible de me retrouver dans mes meubles, d’enfiler mes vêtements de nuit et de me lover sous la couette, oreiller serré contre mon oreille, le corps replié en position fœtale.
Raphaël, en alerte, le perçut. Il se rapprocha.
- Tu as peur ?
- Moi. Mais pas du tout. Je crois que je vais…
- Rentrer, conclut-il.
- Oui, c’est cela.
- Tu ferais mieux de me l’avouer tout de suite.
- T’avouer quoi ? fis-je, piégée.
- Qu’il y a longtemps que tu n’as pas fait l’amour...
J’hésitai. Jouer les offusquées ou avouer ? Mon conflit avec Gabriel avait, depuis des mois, enrayé toute spontanéité. Passer de nos rancœurs à la moindre activité sexuelle nous aurait semblé profondément déplacé. Personne ne faisait le premier pas, même si, j’en étais sûre, la situation nous paraissait, à l’un comme à l’autre, inacceptable. Il n’y avait chez nous, heureusement aucun adepte de la chasteté. Notre abstinence appartenait au domaine de l’état de fait. Je restais persuadée qu’elle n’était en aucun cas souhaitée. Peut-être aurait-il fallu parler. Mais parler avec Gabriel… autant parler avec Raphaël. Voilà qui me semblait plus d’actualité.
- Comment as-tu deviné ?
Gabriel adopta un ton très docte. Son sérieux me donnait envie de rire.
- Une femme qui n’a pas fait l’amour depuis longtemps redevient vierge comme au premier jour, proféra-t-il. Elle retrouve ses pudeurs, ses blocages. J’ai toujours trouvé cela charmant. Et quand j’ai compris que c’était ton cas. J’ai harcelé Diane. Je voulais un rendez-vous. Viens !
J’allais protester. Et même le remettre à sa place. De quoi se mêlait-il, ce gamin impudent ? Mais il me prit la main pour m’inviter à m’étendre. Je me laissai faire. Je m’étais trompée. J’avais inventé des milliers de sottises. Il alluma la lampe de chevet. Sous sa lumière rouge, les défauts de la garçonnière s’atténuaient. Garçonnière, pensai-je, quel drôle de nom ! Comme celui qu’on donne aux filles peu féminines, des filles que j’avais vues de très près.
Raphaël se débarrassait de ses vêtements avec la grâce d’un mannequin professionnel. Loin du strip-teaseur qui s’éplucherait devant une salle hystérique, j’avais devant moi une sorte de danseur-papillon, laissant choir sa chrysalide. Que craindre d’un corps aussi frêle, aux muscles allongés, présents mais discrets, juste pour offrir au torse la fermeté qui le distinguerait du contact d’une femme. La peau en avait la douceur. J’imaginais sans peine qu’il était une femme. Il savait parfaitement que c’était ce que j’attendais de lui, et s’appliquait. De la bouche, des mains, il ne commit aucun impair. Sa joue imberbe frôla la mienne sans y laisser la moindre trace. Je m’emparai de ses lèvres, l’enlaçai, lui murmurai à l’oreille :
- Si tous les hommes étaient comme toi, il n’y aurait plus jamais de lesbiennes.
- Tu crois, fit-il dans un éclat de rire.
Il s’allongea sur le dos, le sexe dressé pour me souffler que je me laissais leurrer par un mirage, un mensonge. Je l’approchai, le capturai, l’encerclai d’une bouche avide. Il m’encastra à lui avec violence et, en un tourbillon d’une force inouïe, m’entraîna dans les recoins de la pièce, m’accolant au mur sans ménagement. Je n’eus plus qu’une échappatoire. Crier !
A bout de souffle, nous étions retombés sur le lit. A travers la baie vitrée, sur le mur aveugle d’en face, je voyais des étoiles. Des étoiles aussi sur sa peau brune, d’infimes gouttelettes de sueur. Brusquement, dans la pièce, se répandit une odeur d’homme. Et pour une fois, j’aimai cette fragrance.
- Alors, as-tu fait ton choix ? me dit-il.
- Quel choix ?
- Entre les hommes et les femmes.
- Et toi ?
Il garda le silence un moment avant de répondre.
- Tu sais. C’est très différent. Les rapports entre les hommes sont violents. Très abrupts. C’est souvent comme une lutte, rapide, efficace. On se regarde, on se drague, on se touche et on se baise… et puis basta ! Avec vous, c’est plus subtil. Parfois je recherche la complexité.
Il se leva. Je le regardai s’éloigner, nu, vers la cuisine. Il se mouvait avec une élégance que je n’avais jamais rencontrée chez une femme, pourtant cherchée longtemps.
- Tu veux boire quelque chose, me cria-t-il.
- Non. Merci.
Il revint, portant un plateau d’argent. Un verre d’eau. Un petit sachet de poudre. Une paille. Il déposa le tout sur le couvre-lit avant de glisser un C.D de R.Kelly dans le lecteur. Je le revis, en un flash, faire couler son sucre dans sa tasse de thé, comme un geste prémonitoire.
Etais-je assez bête pour croire qu’il devait prendre un médicament ? Il me tendit la paille alors qu’il alignait la poudre. Mes yeux croisèrent le préservatif usagé, jeté au sol. Il venait de rompre le charme.
J’enfilai mon jean rapidement, bouclai mes sandales, et décrochai de la patère le blouson Jitrois dont je m’enrobai.
Sous son regard étonné, j’appuyai sur la poignée de la porte avant de lui lancer avec un sourire de remerciement :
- C’était bien jusqu’à maintenant. Ne gâche pas tout, Raphaël !
En dépit de nos efforts conjugués, tout avait été rapide, furtif. Comme un homme avec un homme.
La porte refermée, j’entendais encore filtrer la voix de R.Kelly. Dans l’escalier, je heurtai un quadragénaire, vêtu d’un costume coûteux. Il fleurait bon la dernière eau de Dior. M’était-il destiné ce regard ironique, presque méprisant ? Gênée, je me recoiffai rapidement devant le miroir du palier. Au-dessus de moi, la sonnette de Raphaël tinta.
13
Rue des Gobelins
Deux studios réunis
Cuisines/salles de bain
Sur cour et sur rue
Vue sur site protégé
200.000 euros
exceptionnel.
Mon portable sonnait. C’était Boulanger. Il se plaignait de ne pas avoir de mes nouvelles. Il avait essayé de me joindre chez mon mari, qui naturellement l’avait envoyé paître. Devant l’insistance toute professionnelle du négo, Gabriel avait fini par lui donner mon numéro de mobile. Inutile de le déranger : Madame Laure Dessise n’habitait plus ici. Définitivement.
La voix au bout du fil s’était chargée de reproches.
- Savez-vous, chère Madame, qu’il est plus poli de prévenir l’agence quand on a trouvé le produit de ses rêves. Ce sont des choses qui se font.
- Ah bon ! Première nouvelle !
Je mentais. J’avais pensé à le prévenir. Et puis ajourné mon intention. Comme si cesser toute recherche allait faire capoter mon projet. Rien n’était fait, rien n’était signé. Le boulevard de Port Royal appartenait encore au domaine du rêve.
- Peu importe, embraya-t-il, en professionnel. Vous allez bien me le dire à moi, c’est où ?
- Nulle part, malheureusement.
- Comment cela ? Votre mari m’a affirmé que vous n’habitiez plus avec lui. Pas besoin d’être fin limier pour deviner que vous avez trouvé, voyons !
J’avais envie de le garder au téléphone. J’avais envie de le garder à mes côtés. Et si c’était lui mon ange gardien, mon porte-bonheur ?
- Mon mari ne vous a pas tout à fait menti.
- Ah ! J’en étais sûr. Alors ? Combien le mètre carré ?
- Ca ne vous regarde pas !
- Mais si, ça m’intéresse justement.
Pas besoin de me le dire, j’en étais persuadée. Mais pour quelles raisons ? Ne pas perdre une commission ? Je soupçonnais d’autres raisons.
- N’allez pas vous imaginer des choses qui n’existent pas, précisai-je. Je suis installée chez mon associée. Et aux dernières nouvelles, je risque d’y rester encore longtemps.
- Très bien, très bien.
- Ah ! Vous trouvez ?
- Ce n’est pas ce que je voulais dire. J’ai quelque chose pour vous. Rue des Gobelins.
J’aurais mieux fait de raccrocher. Je n’avais plus aucune envie de visiter.
- Dans mes prix ? demandai-je quand même.
- Une affaire exceptionnelle. La propriétaire doit quitter la France rapidement. Elle est prête à brader. 200. 000 euros, 45 m2. Qu’est-ce que vous en dites ?
- Que je crains le pire… Mais, bon ! Je veux bien voir.
La petite rue était calme. Un bel immeuble récent s’érigeait à l’angle. Si l’appartement s’y situait, je pouvais me laisser convaincre. Mais Boulanger m’attendait plus loin, appuyé contre sa moto grand sport, casque sous le bras et lunettes noires.
Je relevai machinalement les miennes en serre-tête.
- J’adore vos lunettes de soleil, me dit-il, pour toute entrée en matière.
- Les vôtres ne sont pas mal non plus.
Nous avions définitivement adopté ce ton ludique, destiné à masquer notre embarras réciproque. Depuis le premier jour, existait une certaine connivence entre nous. Une attirance aussi peut-être. Enfin, un sentiment qui nous donnait l’impression de parfaitement nous connaître et pouvoir, de ce fait, succomber à la familiarité. Dans une autre vie sans doute ou à une autre époque, aurions-nous tenté, je pense, de nous séduire. Mais je ne parvenais pas à percevoir clairement s’il voyait en moi une cliente un peu perdue, prête à faire affaire en désespoir de cause ou une femme, complètement paumée qu’il aurait pu conquérir, somme toute, assez facilement. Je ne cherchais pas plus loin, je le suivais comme un guide. Il forma le code. Appuya sur l’interphone.
- Troisième étage gauche, fit une voix, au fort accent espagnol.
Pas d’ascenseur. Un bon point. Un escalier sans tapis. Un mauvais point. J’avais appris à distribuer des notes au premier coup d’œil. Petit immeuble ancien à peu d’étages. Nous croisâmes sur le second palier, un senior souffreteux qui partait faire ses courses. Ca sentait le vieux Paris, les loyers de 48, c’était charmant. J’entendais la voix d’Arletty vanter l’atmosphère. Mais ce n’était pas du tout ce que je cherchais.
Madame Escobar nous accueillit, un chat perché sur son épaule. Une forte blonde décolorée, Madame Escobar, qui chuintait à tous les mots. L’espace entrée séparant les deux studios appartenait aux parties communes, telle était la raison du prix mirifique de son logement. Elle avait travaillé pour Karl Lagerfeld, Madame Escobar, et s’en allait, après tant d’années de labeur, prendre sa retraite sur les rives de la Costa Brava. Elle était adorable même si je ne comprenais pas un mot de ce qu’elle disait. L’histoire semblait complexe ; en fait, il y avait deux propriétaires. Mais tout le monde était d’accuerdo, insista-t-elle. D’un côté, une pièce raisonnable, qui servait de salon, avec l’espace de loger un canapé deux places et des placards, beaucoup de placards. Il y en avait partout. Il me sembla même qu’il n’y avait que ça. Une salle de douche et une cuisine. De l’autre côté, une chambre de cousette, avec une alcôve tendue de toile rose saumoné, surannée mais très féminine qui embaumait le parfum sucré. Une salle de bains à la baignoire sabot et, naturellement, une seconde cuisine.
Boulanger parlait couramment l’espagnol. Je n’avais que de rares réminiscences scolaires mais il ne m’avait pas fallu longtemps pour comprendre que je n’allais pas me montrer raisonnable. L’achat de cet appartement aurait été idéal pour mon plan d’épargne logement. En quittant Gabriel, je n’avais pas été raisonnable, en rejoignant Raphaël encore moins, pourquoi commencer maintenant ? D’ailleurs quand avais-je été raisonnable pour la dernière fois ? Il n’y avait pas si longtemps finalement. Lorsque j’étais restée sourde au mail inattendu de mon amant américain. Imperceptiblement, les regrets commençaient à poindre. J’y pensais un peu trop. Un peu trop, c’était dire… tout le temps. J’aurais dû répondre. J’aurais dû sûrement.
J’expliquai à mon négo, que je ne voyais que faire de deux cuisines - moi qui les détestais, et que l’ensemble me paraissait mal commode ; d’autant que cette histoire d’entrée, à racheter un jour à la copropriété, ne me disait rien qui vaille. Boulanger traduisit, Madame Escobar se montra muy désolée ; et nous nous retrouvâmes, lui et moi, sur le palier.
- Vous devez trouver que je suis une cliente difficile, m’excusai-je auprès de mon négo.
- Pas plus qu’une autre. Plutôt moins même.
En fait, j’avais la désagréable impression de le faire marcher. Tout ce qu’il pourrait me montrer - maintenant que j’avais vu l’appartement de Port-Royal - ne saurait me convenir. Je rechignais à élargir ma fourchette de prix. En fait, cette adresse idéale, je voulais la découvrir sans l’aide de qui que ce soit. Mais j’aimais beaucoup Boulanger. Clore notre contrat me répugnait. Il dut le percevoir à ma mine défaite.
- Si on allait prendre un verre, proposa-t-il.
- Si vous voulez.
- Je n’arrive pas bien à comprendre ce que vous voulez.
- Moi non plus. Soyez rassuré !
En fait, depuis quelques mois, je ne faisais que prendre des verres et boire des cafés, avec des hommes, avec des femmes, avec des gens de toutes conditions et de toutes sortes. Ce n’était pas pour me déplaire. Même si je me désolais de ne pas voir mon travail pour Diane avancer.
Non loin de là, à la terrasse d’un café, nous suivions des yeux les passants. De tout temps, j’ai privilégié ces postes d’observation stratégiques. Si la conversation de votre vis à vis vous ennuie, il reste toujours le spectacle de la rue. La conversation de Boulanger ne m’ennuyait pas mais c’était le plein été. Les filles avaient la jupe courte et le nombril à l’air. Alors que les feuillages des marronniers du boulevard Arago ombrageaient notre table, nous admirions, avec la même concupiscence, ce défilé incessant d’étudiantes en tenues légères. Derrière ses verres sombres, le regard noir de Boulanger me scrutait. Comme tous les gens qui font ce métier, il était sans doute fin psychologue mais il lui manquait encore des données pour tracer le portrait robot de sa cliente singulière.
- J’ai l’impression que vous avez quelque chose en tête, me dit-il.
En y plongeant le nez, je pris la couleur de ma grenadine. J’avais la sensation qu’on pouvait lire sur mon visage mes magouilles machiavéliques pour obtenir l’appartement de Port Royal. Je le sentais capable de deviner cela, et plus encore. J’avais échafaudé un plan pendant la nuit : je comptais sur la garden-party d’Astrid pour embobiner son mari. Et cette idée folle, qui ne me quittait plus, me donnait les gestes maladroits d’une gamine prise en faute. Moi, qui n’avais rien d’une calculatrice, je m’étais mise à imaginer mille stratagèmes pour arriver à mes fins ; et signer, avant la date butoir, avec Wermer dont je sentais que la patience n’irait pas au-delà des délais établis. Je ne résistais pas au désir d’en informer Boulanger. J’avais, en effet, quelque chose en tête. C’était soixante m2 à un prix exorbitant.
- C’est cher, commenta-t-il. Très au-dessus de votre budget. Si vous m’aviez annoncé cet ordre de prix, je vous aurais trouvé mieux, ajouta-t-il, vexé
- Je sais. Excusez-moi, je vous ai fait perdre votre temps.
Il eut un geste évasif.
- Je ne crois pas que ce soit l’unique raison pour laquelle vous m’ayez fait perdre mon temps.
- Que voulez-vous dire ?
Il suivit du regard une jeune fille rousse. Elle portait en travers du buste une gibecière de toile, séparant deux seins menus.
- Je veux dire que je ne crois pas me tromper en pensant que vous n’aimez pas les hommes. Dommage !
Je me mis à bredouiller.
- Qu’est-ce que cela à voir avec la recherche d’un appartement ?
- Rien, vous avez raison. Je voulais juste vérifier.
Ainsi, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Maintenant je comprenais l’insistance avec laquelle une voisine, qui vivait avec une enseignante, s’était proposée de me venir en aide. Maintenant remontaient de lointaines réminiscences. Je revoyais clairement cette brunette, à la mer, alors que j’avais douze ans. Elle m’avait entraînée dans sa chambre pour des jeux d’adolescentes, peu sûres de leurs poitrines naissantes. Elle s’appelait Gaëlle et c’était en Bretagne. Elle était bronzée comme un brugnon. On voyait les marques de son maillot de bain sur sa peau blanche et lorsqu’elle avait voulu me montrer « plus bas » , quelqu’un était monté nous surprendre. Ma mémoire refusait de me restituer la fin de l’histoire mais cet échange de connaissances anatomiques s’était sûrement terminé par une terrible punition.
Il y avait eu aussi cette vague cousine qui m’avait invitée à partager son lit. J’avais fait semblant de ne pas comprendre ce qu’elle voulait, en se glissant dans les draps, vêtue d’une nuisette de tulle rouge. Pourtant, cette fois, personne n’était entrée. J’avais dormi avec d’autres copines de lycée, en tout bien tout honneur, mais jamais l’âme totalement innocente. D’étranges et ambigus souvenirs, qui revenaient, comme les feuilles mortes, se faire ramasser à la pelle.
Boulanger m’avait surprise en flagrant délit d’homosexualité, comme, autrefois, avait dû nous surprendre la mère de Gaëlle. Je l’observai, avec insistance.
– Pourquoi voulez-vous tout savoir de ma vie privée ?
– Ca fait partie du travail du vendeur. Il faut que je sache ce que vous aimez dans tous les domaines. Pour pouvoir vous diriger vers le bon produit, vous comprenez ? C’est un « truc » professionnel de base.
Je le regardai droit dans les yeux. Mais l’obstacle de nos lunettes noires atténua ma franchise.
– Je vais avoir bien du mal à vous aider, mon pauvre ami. Voyez-vous, repris-je, en ce moment, j’ignore ce que j’aime ; et même ce que je suis. Je dérive, je tangue, je flageole...
Il éclata de rire et saisit ma main.
– Et vous tremblotez !
Je n’en sus pas la raison mais je lui emboîtai le rire, et sa main si sûre, je l’ai serrée.
Je retrouvai Diane à la boutique. Le week-end s’annonçait chaud et ensoleillé. Les clientes formaient un groupe compact devant les portants. Mes robes de voile à plumes chamarrées s’arrachaient comme des tee-shirts à 30 euros. Elles en valaient facilement 500. Diane et moi étions aux portes de la fortune. Le bouche à oreille avait bien fonctionné et, dans la rue, les autres enseignes commençaient à faire grise mine. C’était bon signe ! Le jaune poussin, le gris tourterelle, le rouge rossignol et le vert perroquet ; ma collection d’oiseaux s’envolait comme leurs plumes. Diane se précipita vers moi pour me présenter sa vendeuse, corsaire moulant, bustier à « neuneu », et choucroute méchée, en un chignon échafaudé à la va vite.
- Tu es folle, glissai-je, discrètement, à mon associée, cette fille est beaucoup trop vulgaire !
- C’est exprès. Les clientes l’adorent. Comme ça, aucun risque de la confondre avec elles.
Les femmes de chirurgiens et les maîtresses d’avocats qui composaient l’ensemble de notre clientèle- auxquelles venaient s’ajouter, depuis peu, des « people » transhumés des abords du Neuilly au fin fond du sixième - ne cessaient de m’étonner. Si Diane en avait décidé ainsi, c’était sûrement la démarche à suivre. Je n’insistai pas.
- Diane, je voulais te prévenir, demain je ne serai pas là. Je pars, ce soir. Week-end. En Normandie.
- Raphaël, j’imagine, fit-elle avec des airs de conspiratrice. Tu me raconteras.
J’ai toujours détesté cette habitude qu’ont les filles de « se raconter », comme elles disent. D’ailleurs il n’y avait rien à ajouter sur Raphaël que Diane ne sache depuis longtemps. J’espérais seulement qu’elle n’avait pas succombé au putride parfum de paradis artificiels qui engluait sa peau. Pour tout dire, je me voyais mal associée à une cocaïnomane, confrontée à de fréquentes descentes de police dans notre univers de froufrous à rubans.
J’avais autrefois déjoué, non sans mal, les pièges de l’alcool dont Juliette pratiquait une consommation hors norme. Il n’y avait pas si longtemps, je l’avais revue par hasard à un vernissage. C’était une grosse dame empâtée, à la voix de rogomme, qui sifflait verre sur verre pour noyer son malaise de se voir devenue méconnaissable. Elle s’accrochait au bras d’une compagne qu’on disait championne de catch. J’avais serré sa main boudinée, et fini par reposer le fond de whisky que je venais de me servir. Depuis, je n’avais plus jamais touché un verre. A l’exception du champagne. Modérément. Pour moi, le champagne évoquait les draps de satin, la lumière des bougies et ces ambiances qui conduisent inexorablement à la libération des sens. L’amour sans champagne était devenu quasiment impossible pour moi. Il en était de même de l’amour sans mot, de l’amour silence. Mes premiers émois, je les avais connus dans les livres échappés de l’Enfer de la bibliothèque paternelle ; et depuis j’écrivais d’interminables lettres érotiques, destinées aux amants que je n’avais pas, que je n’avais plus. Etant enfant, je puisais mes lectures dans les contes de fées. J’avais conservé, d’ailleurs, ces petites bibliothèques de carton ouvragé, que l’on ouvrait sur de mini ouvrages illustrés. Je préférait les contes de Grimm. Avant Pierre Loüys, je connaissais par cœur, Perrault et Andersen. Je ne l’avais pas oublié.
Diane me tendit les clefs de sa voiture.
- Tiens ! Tu ne vas quand même pas prendre le train.
Je n’avais jamais eu de voiture à moi, j’empruntais toujours celle de Gabriel. De toute façon, il détestait conduire et, contrairement à beaucoup d’hommes, refusait de considérer son véhicule comme une propriété. Pour lui, c’était un moyen de se déplacer commode. Un jour, il avait calculé combien de livres il pourrait acquérir avec l’argent qu’il « dilapidait » en essence, avant de décider ne plus la sortir du garage. Dès mon départ, il s’était empressé de la vendre.
Rebutée par l’idée anxiogène de monter dans un train, j’acceptai la proposition de mon amie.
J’étais déjà sur le trottoir lorsqu’elle me rattrapa.
- Je voulais te dire aussi… Tu ne m’en voudras pas… J’ai vu Gabriel.
L’annonce n’eut aucun effet sur moi. Je savais Diane d’une curiosité maladive.
- Tu en mourais d’envie. Alors ?
Elle dansait d’un pied sur l’autre devant la boutique.
- Il ne va pas très bien. Vous devriez peut-être vous parler, finalement.
- Peut-on savoir ce qu’il t’a dit, ce qu’il me reproche ? Ca m’amuserait, fis-je, amère.
J’étais prête à tout entendre. J’avais le vague espoir de lui manquer. C’était une question d’honneur, et peut-être, au fond, aussi de sentiment.
- Il te reproche d’être horriblement dépensière.
- Quelle surprise ! Justement je lui reproche d’être radin. Au moins nous sommes d’accord.
Diane hésitait de plus en plus. Pour la première fois, je la vis rougir et poursuivre en bafouillant.
- Mais ce n’est pas le plus grave. Surtout ne te fâche pas ! A mon avis, il ne sait pas comment se justifier, donc il se raconte des histoires.
L’échange commençait à m’intéresser. Qu’allais-je encore apprendre ?
- Pourquoi aurait-il à se justifier ?
- Il y avait une jeune femme avec lui, lâcha Diane.
Ouf ! Ce n’était que cela. Ses infidélités étaient le cadet de mes soucis. Je ne relevai même pas, ne demandai pas à quoi elle ressemblait, cette jeune femme. Je n’avais jamais été jalouse. Mon père m’avait appris à ne pas l’être, lui qui n’avait que trop subi la possessivité maladive de sa propre épouse.
- Et c’est quoi ces histoires qu’il se raconte, mon cher mari ?
Mon associée virait au rouge pivoine. A peu près la couleur du fourreau qu’elle avait décidé de porter, ce jour-là. Un fourreau décolleté, en plein courant d’air, elle était en train de geler sur place.
Elle s’éclaircit la voix avant de laisser tomber à regret :
- Eh bien ! Il pense que tu aimes les femmes. Voilà c’est dit. Ridicule, n’est-ce pas ?
Je laissai filtrer un rire nerveux. Puis, je la pris par l’épaule pour la pousser à rentrer dans sa boutique, avant que la pneumonie ne la guette.
- Eh bien …! Il se trompe, ma belle, il se trompe. C’est beaucoup plus compliqué.
Et je refermai la porte vitrée sans attendre sa réplique.
14
Normandie
Belle villa de 400 m2
Parc de 300 hectares
Piscine/golf/tennis
Pas à vendre.
Je n’ai jamais eu le sens de l’orientation. Seule au volant de la Twingo de Diane, j’avais dû manquer trois fois la sortie d’autoroute. Par une chaleur caniculaire, j’arrivai enfin à destination. Un haut portail de fer forgé ouvrait sur un parc qui menait à une villa hollywoodienne. En épousant son chanteur célèbre, Astrid n’aurait pas obtenu mieux. J’avais devant moi la copie exacte de la propriété de Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent.
De nombreux invités s’agglutinaient autour de la piscine où se dressait un buffet de garden party présidentielle. D’emblée, les « amis d’Astrid » m’apparurent conventionnels. Dans un cadre de cette envergure, j’aurais volontiers imaginé une fête à thème, un buffet unicolore, avec de la musique « soul. » Ca sentait la province, la bourgeoisie, et la politesse bien apprise. Aucune touche de fantaisie, aucune réminiscence de ce qu’Astrid avait adulé pendant des années, ces soirées qu’elle avait terminées « à plusieurs », avec des relations fréquentant plus volontiers les clubs d’échangistes que les vêpres dominicales. Les stéréotypes, qui foulaient ses pelouses, n’auraient guère juré à la sortie d’une église. Je les imaginais, en plein soleil, piapiatant jusqu’à ce que coule la crème du Saint-Honoré, tenu à bout de bras.
Le gravier de l’allée crissa sous les pneus. Avec mille précautions, je garai mon modeste véhicule au côté d’une exposition de berlines grand luxe. J’avais choisi une courte robe de coton, remake de la robe à cerises de Monroe dans les Misfits. Quand Astrid m’aperçut, elle abandonna tout net la conversation d’une chaisière en tailleur de lin. Ses mèches blondes tombaient sur ses épaules, dégagées par les emmanchures américaines d’une mousseline noire. Nous étions en tout début d’été. Je ne mis pas longtemps à comprendre qu’elle devait sa mine de pain brûlé à des contrées aussi ensoleillées que lointaines, lors de week-end, débutés pour elle, à l’orée du mois de janvier. Son mari dirigeait des hôtels, des restaurants aussi. A mon grand étonnement, ne figurait, parmi ses invités, aucun visage de la jet set. Indéracinable parisienne, abonnée aux reportages de Gala, l’idée qu’il puisse se passer quelque chose ailleurs que sur ma sempiternelle rive gauche ne m’avait jamais effleurée.
Les mèches cendrées d’Astrid balayèrent sensuellement ma joue.
- Pas de problème pour trouver ?
- Non, mentis-je, j’ai suivi le plan que tu m’as envoyé. A propos tu sais que…
Trop tôt pour parler du mail de Michael. Je m’arrêtai.
- Parfait. Viens ! Je vais te présenter Charles.
Charles. Il s’appelait Charles Dorcel. J’imaginais sans peine un vieillard en blanc à la Eddy Barclay.
Or Charles n’avait pas plus de trente ans, un costume Armani impeccable et l’aisance d’un golden boy, ce qu’il était finalement. Il ressemblait à un acteur américain dont le nom m’échappait. Il avait du charme, un sourire blanchi récemment. Je n’étais pourtant pas sans savoir qu’il existe, à son image, de fringants P.D.G, ayant passé le plus clair de leur jeunesse à faire de l’argent. Je refoulai mes a priori. Charles était le mari d’Astrid, j’avais besoin de lui pour réaliser mon rêve et j’avais besoin d’Astrid pour… Pour quoi au juste ? Je m’efforçai de faire bonne figure et serrai sa main moite. Il ne prêta qu’une oreille distraite au portrait élogieux que son épouse brossa de moi. Visiblement, il se moquait éperdument que je sois styliste et que des journalistes de Glamour s’intéressent au commerce dont mon associée et moi-même nous efforcions de faire l’adresse du moment. Aucune chance qu’il investisse dans le prêt d’argent pour un appartement. Je pouvais faire une croix sur mon usurier grand style. Il regardait au loin, par-dessus nos têtes et ânonna quelques mots, avant de nous abandonner pour rejoindre un des convives, aux prises avec les pattes d’un homard récalcitrant.
Mon amie se pencha vers moi.
- Laure, je suis désolée mais je vais devoir te laisser en roue libre. Il faut que je m’occupe de ces gens assommants. Rassure-toi ! Ils auront levé le camp à huit heures. Ce sont des couche-tôt. Nous aurons tout le temps de parler demain. D’ailleurs Charles s’envole, ce soir, pour le Japon. Et quand le chat n’est pas là… Tu connais la chanson.
S’il n’y avait eu cette perspective d’une journée tranquille auprès d’elle, j’aurais quitté sur-le-champ la villa des Dorcel. Puisque j’avais fait le chemin, tant pis, j’allais jouer avec le feu. Réellement, cette fille me fascinait. Elle passait de groupe en groupe, avec l’aisance que lui conférait son ancienne fonction d’attachée de presse. Elle avait affiné son style, évitait maintenant les cris d’enthousiasme, ponctués des baisers aussi évanescents que sonores, apanage des mœurs du spectacle mais c’était la même, aussi blonde, aussi belle, aussi mondaine. Il aurait suffi de faire glisser, sur ce paysage bourgeois, les décalcomanies des silhouettes, surgies des milieux du disque ou de la mode…. Et le temps n’aurait pas passé. Le temps n’avait pas passé. J’acceptai la flûte de champagne qu’on me tendait sur un plateau d’argent, et levai mon verre en hommage à ce temps. Brusquement Charles, comme Gabriel, n’était qu’un leurre, un homme de paille, un fantôme. Ces hommes n’existaient pas.
Facile à dire. Costume Armani venait de me saisir le coude. Sa femme avait dû lui faire la leçon sans doute. Il m’entraînait vers un avocat de renom « qui l’avait, plus d’une fois, sorti d’une mauvaise passe », m’avait-il chuchoté, mystérieux. J’avais accueilli sa confidence, sceptique. Comment ce type, richissime pouvait-il avoir de mauvaises passes ? Apparemment Astrid lui avait parlé de mon divorce. Mais « le Maître », qui me faisait face, préférait sans doute le juteux domaine des « affaires. » Il ne m’accordait qu’un oreille distraite.
Dans ce domaine, je tenais encore de mon père : la planète des affairistes m’était étrangère. Si Diane ne s’était attentivement occupé de l’aspect financier de notre entreprise, elle aurait périclité avant même d’avoir levé le store. J’étais une pure rêveuse, un poète. L’avocat dû s’en apercevoir très vite car il me faussa compagnie pour une dame mûre, qui portait un chapeau de printemps à en faire pâlir la reine d’Angleterre. Parmi la crème de la crème de cette région ( d’ailleurs réputée pour accompagner ses escalopes ), je n’intéressais personne. Ni Normande, ni pourvue d’un bon compte en banque, je pouvais rentrer sur ma rive gauche.
La température grimpait. J’attendais avec impatience le premier lancer d’invité dans la piscine. Cette idée, sans doute trop saugrenue pour une si noble assistance, ne semblait séduire personne. Au bout d’une copieuse salade de langouste, saturée de mayonnaise, je lorgnais du côté de la villa où l’on avait escamoté le précieux sac de voyage, contenant mon maillot de bain. Je n’étais pas faite comme un top mais je supportais le deux-pièces. Suffisamment pour le revêtir subrepticement et m’offrir un plongeon dans la piscine, sans demander la permission.
Direction la villa de Scarlett. Le hall était frais. Le rez-de-chaussée immense accueillait salon et salle à manger, meublés design. Voyant les serveurs en sortir les plateaux chargés de victuailles, je devinais l’office, un peu plus loin. J’inspectai les canapés et les recoins. Pas de sac en vue. Alors j’empruntai le grand escalier menant aux chambres. Je poussai la première porte. Sur le lit à baldaquin trônait mon sac de voyage. C’était ma chambre. La salle de bains n’était séparée que par l’ouverture d’une ogive. Un jacuzzi mosaïqué de gris me tendait les bras. Et si ce bain, je le prenais là, maintenant, et si je le prenais sans maillot. J’ouvris les robinets dorés de la vasque, refermai la porte. Des bruissements de fête montaient par la fenêtre entrouverte. Je déroulai lentement le store. Une musique au mètre m’indiqua qu’on avait commencé à danser.
Je fis glisser la fermeture Eclair de ma robe. Un coup d’œil furtif vers la porte et je me débarrassai des sous-vêtements pour m’immerger dans l’eau tiède. J’étais en train de me conduire comme une gamine insupportable. J’avais trouvé seule le chemin de mes appartements, j’avais faussé compagnie à cette bourgeoise assistance pour venir squatter la baignoire du maître de maison.
Tout autour de la vasque se dressaient des flacons multiformes d’huile, de sels, de plantes. Je versai quelques gouttes d’un élixir bleu lagon et m’allongeai, les yeux fermés, dans la mousse odorante. Il ne me semblait pas commettre d’impair, non. J’étais chez moi. Cette chambre, Astrid l’avait choisie pour moi, même si Charles en était le propriétaire. J’en usais juste un peu avant l’heure. Mon incursion, aussi impolie que prématurée, s’apparentait à une revanche.
Tête posée contre le rebord frais, je laissai mes pensées muser comme elles le voulaient. J’avais connu d’autres revanches. Je m’étais, aux Beaux-arts, entichée d’un être étrange, une fille qui s’appelait Jo. Elle portait ses cheveux sombres très courts sous une éternelle casquette. Elle avait aussi, rivée à son flanc comme la casquette à son crâne, une compagne au carré poivre et sel, encadrant d’immenses yeux, cernés de khôl. A chaque intermède entre les cours, toutes deux trompaient les surveillantes pour se retrouver en cachette dans le lavoir de pierre où l’on rinçait gobelets et pinceaux. Et moi, je l’aimais en secret, cette Jo, qui en aimait une autre. Puisqu’elle ne m’avait pas accordé la préférence, par vengeance, je lui avais volé une écharpe. Des histoires de mômes…
Au lycée, c’en étaient d’autres qui avaient valu mon renvoi. La surveillante générale n’avait rien trouvé de mieux que d’avertir ma mère que j’embrassais de trop près une de mes camarades de classe. J’avais eu un mal fou à convaincre l’auteuse de mes jours que c’était cette femme, aux cheveux de jais, qui lorgnait sur la jeune Jospéhine, un Tanagra, aux airs d’Albertine disparue. J’étais victime de la jalousie et de la médisance. Maman m’avait cru et s’était plus volontiers acharnée à m’éloigner du petit voisin d’en face « quin’étaitpasdutoutdenot’rang. »
Et maintenant, devinez à qui la faute !
Je m’étais assoupie. Dans ma tête, la fille qui entrait pour me surprendre s’appelait Jo. J’entendis comme une chanson douce : la voix d’Astrid.
- Qu’est-ce que tu fais là ? Je t’ai cherchée partout.
Elle avait changé Jo. Elle avait des cheveux blonds, éparpillés en mèches sur ses épaules, dégagées par les emmanchures américaines d’une petite mousseline noire. Elle me regardait mi-amusée mi-surprise. La mousse parfumée s’était dissipée, dévoilant ma nudité.
- Pour tout t’avouer, lui confiai-je, tes amis m’ennuient. Je crève de chaud et j’ai bien failli rentrer chez moi. Je n’aurais jamais dû accepter ton invitation. Je n’ai rien à dire à ces gens.
Elle éclata de rire.
- Parce que tu crois que j’ai quelque chose à leur dire ! Je les subis tout au long de l’année, car je les retrouve en voyage. Ce sont les mêmes partout. De New York à Tombouctou.
Elle tenait sa main repliée sur une flûte de champagne. Je n’avais cessé de la voir avec son verre de champagne. Depuis le temps, il aurait dû avoir la température d’un grog. Mais il pétillait, frais, fraîchement servi. Il pétillait comme les yeux d’Astrid, à la pupille microscopique perdue dans un iris immense. Elle était ivre et se tenait appuyée au chambranle. Elle était aussi ivre que Dirty, l’héroïne du Bleu du ciel. Et elle en avait aux yeux les larmes du désespoir. Et les cheveux en bataille.
- Astrid, qu’est-ce qui ne va pas ?
- Tout. Cette vie, fit-elle, balayant la mèche qui lui tombait sur l’œil.
- Je te trouve terriblement triste.
- Je le suis.
Un silence s’installa entre nous. Lourd, très lourd. Je le laissai faire son œuvre. Le regard voilé d’alcool de mon amie glissait sur mon corps. Je la sentais troublée. Je l’étais aussi. Je lui souris.
- Viens me rejoindre ! lui dis-je.
Je n’avais pas voulu, par ces mots, inciter Astrid à imiter mon nouveau mode de pensée, celui d’une femme ouverte à toutes les rencontres, à cent vies nouvelles. Etait-elle suffisamment ivre pour comprendre ce que je sous-entendais ? Souhaitait-elle me prendre au mot et faire du pied à celui de la lettre ? Manquant perdre l’équilibre, elle enjamba le rebord, toute habillée. Avec une grimace de souffrance, elle avait envoyé valser ses escarpins trop étroits, qui étaient retombés, en un bruit mat, sur le carrelage de marbre.
- Qu’est-ce qui te prends ? Tu es folle ? Ta robe !
Bizarre et saugrenue. En cet instant sensuel, j’avais pensé à préserver sa robe.
- De toute façon, je ne l’aime pas, cette robe, protesta-t-elle. C’est Charles qui a tenu à ce que je la porte.
La robe, que Charles avait voulu qu’elle porte, était peut-être toute simple mais je ne doutais pas qu’il l’ait payée quelques milliers d’euros. Un vrai gâchis, cette mousseline haut de gamme, qui tirebouchonnait sur les longues jambes ambrées de Astrid. En riant, mon amie s’agrippa aux bords. Elle ne portait pas de soutien-gorge. Deux pointes de seins brunes pointaient sous la transparence comme si, plus que le tissu fragile, elles voulaient percer d’autres mystères. Astrid se rapprocha de moi. D’un bras, elle encercla ma taille. Sa bouche était si proche que je pouvais sentir son souffle alcoolisé.
- Tu m’en dessineras une, n’est-ce pas ? supplia-t-elle d’une voix câline. Rien que pour moi. Tu m’as bien dit que tu créais des robes ?
- Oui. Promis, soufflai-je en l’embrassant.
Nous glissions dans l’eau, enlacées, comme si nous nagions dans un atoll lointain. Loin de la fête, loin de ce monde. Du baiser d’Astrid, de l’eau qui nous submergeait, je perdais souffle et sombrais dans des rêves de voluptés indicibles.
- Astrid ! Tout le monde t’attend ! Nos amis veulent faire un croquet. Sais-tu où sont les marteaux ? Je n’arrive pas à mettre la main dessus.
La voix de Charles résonnait dans l’escalier principal.
Astrid sortit précipitamment de la baignoire. L’eau refroidie l’avait dégrisée. Sans un mot, elle me lança un peignoir et s’enroula dans un drap. Je vis un fantôme s’enfuir dans l’enfilade de pièces. J’entendis ses pas se diriger vers l’autre salle de bains, celle de la chambre conjugale. Il s’écoula un quart d’heure, où l’oreille dressée, je perçus quelques gémissements, suivis d’un cri rauque. Puis j’entendis l’eau d’une douche couler bruyamment.
Une porte claqua. Des éclats de voix. J’enfilai rapidement mes affaires et descendit l’escalier sur la pointe des pieds. Dehors, la fête battait son plein.
Charles était parti dans la nuit. J’avais dormi paisiblement sur un matelas confortable, le corps au frais dans des draps de coton soleil. Les cris des enfants venaient de me réveiller. Je me dirigeai vers la fenêtre, écartai discrètement le store. Ils chahutaient au bord de la piscine. Une employée de maison s’époumonait à les calmer, en essayant de les bourrer de corn flakes. Le garçon était châtain foncé, avec des cheveux coupés en mèches. La fille aux cheveux blonds ressemblait à sa mère. Héloise et Thomas, Héloïse et Thomas, Héloïse et Thomas… Je répétais leurs prénoms, en boucle, dans ma tête.
La scène, qui se jouait devant moi, avait tous les accents du bonheur. Il y avait de l’harmonie dans ces jeux, même si la femme qui se prêtait à leurs caprices d’enfants gâtés n’était pas leur mère. Ainsi donc, c’était cela avoir des enfants, ce déferlement de vie dans un jardin parmi les fleurs, le reflet de leurs cheveux fins dans le soleil ; et l’espoir, pour eux, d’une vie aussi heureuse et insouciante qu’en ce matin d’été flamboyant. Qui des oiseaux ou des enfants donnait, à cet instant-là, un charme magique ? La nature semblait sublimée par le simple pouvoir de l’argent. Tout, en ce lieu, respirait la facilité et l’aisance. Rien ne pouvait poser problème. Comme par miracle, la place avait été nettoyée au cours de la nuit. Plus une seule trace de la fête. L’immense buffet s’était volatilisé. On avait déjà tondu la pelouse. Un jardinier nettoyait consciencieusement la piscine, à l’aide d’un filet. La journée s’annonçait encore plus chaude qu’hier.
J’ouvris les stores. L’employée de maison leva le nez.
- Si Madame veut descendre, le petit déjeuner est prêt. A moins que vous ne préfériez le prendre dans la chambre.
- Pas du tout. J’arrive !
Astrid ne tarda pas à me rejoindre. Elle s’efforça de sourire aux enfants. Un simple sourire, seulement. Puis d’un signe, elle commanda à Rosa - c’est ainsi qu’elle la prénomma - de les emmener pour leur toilette. Lorsqu’elle leva les yeux vers moi, je vis qu’elle avait pleuré.
Comment pouvait-on pleurer dans une villa de rêve par une journée d’été aussi radieuse ? Comment ?
- Tu as bien dormi ? me demanda-t-elle, d’une voix douce.
- Merveilleusement.
J’hésitai.
- Et toi ?
- Très mal. J’ai une gueule de bois de tous les diables !
- Je t’avais prévenu : Lexomil et champagne, c’est comme vin rouge et cognac, ça ne fait pas bon ménage.
- S’il n’y avait que cela qui ne fait pas bon ménage !
On y était.
- Tu veux dire ?
- Je vais quitter Charles. Je ne demande pas encore le divorce. Mais j’ai besoin de réfléchir.
- Quoi ? Et tes enfants.
- Je vais m’éloigner de Charles. Avec les enfants.
- Tu peux m’expliquer.
- Il n’y a rien à expliquer. Je me suis trompée. Tout le monde peut se tromper. La preuve, te sépares de Gabriel après quinze ans de mariage. Ce n’est quand même pas toi qui va me faire la leçon.
Je n’avais aucune intention de lui faire la leçon. Ce qu’elle venait de m’annoncer me remplissait de joie. Pourtant comme une ombre à cette exaltation, je ne pouvais chasser l’image des deux bambins, caracolant autour de la table de jardin. Et puis l’argent, où allait-elle trouver l’argent ? Si elle partait, elle aurait tous les torts.
- Tu as quelqu’un d’autre ?
- Ca va peut-être t’étonner mais…non. Et toi ?
- Rien de bien sérieux, répondis-je, évoquant l’épisode Raphaël. Pour le moment, enfin, je ne sais pas. Je suis un peu perdue…
Le mail de Michael m’apparut comme une évidence.
– Tu ne vas pas me croire, continuai-je, mais…
Elle ne me laissa pas terminer la phrase qui lui aurait appris que peut-être… Curieusement à chaque fois que je m’apprêtais à évoquer cet homme, elle me coupait.
- Où en es-tu de ta recherche d’appartement ?
- J’ai quelque chose en vue comme je te l’ai dit au téléphone. Mais …
- Mais ?
- Trop cher.
- Il te manque combien ?
- Beaucoup.
- C’est à dire.
- Vraiment beaucoup.
Elle se leva, chercha ses cigarettes, trouva enfin un paquet entamé sur la table basse du living, en sortit une et l’alluma d’un geste nerveux.
- Beaucoup c’est exactement ce que j’ai. Je peux peut-être te donner un coup de main. Bien. Allons le voir, cette semaine ! En attendant, on ne va pas se laisser dépérir. Je donne des ordres à Rosa. Qu’est-ce que tu aimerais pour le déjeuner ?
- N’embête pas Rosa ! implorai-je. Elle a sûrement déjà beaucoup travaillé hier. Il doit bien rester suffisamment pour un pique-nique entre filles, non ? Si tu lui donnais son congé.
- Bonne idée ! Elle va emmener les enfants au parc d’attraction, ils adorent ça et elle aussi. Tiens ! Je vais même lui prêter la voiture. A moins que tu n’aies envie de bouger d’ici.
- Pas le moins du monde.
Le jardinier avait terminé son travail minutieux. Il était rentré dans la maisonnette attenante et comptait bien profiter de son dimanche pour suivre un match de foot à la télé. J’englobai du regard la propriété, le tennis, le golf, le parc et les dépendances. Et m’étonnait qu’Astrid accepte de se priver de tout cela. En un éclair, je revis les lieux envahis par les amis de Charles. Je revis sa haute silhouette autoritaire, ses allures de patron intransigeant. Les échos d’une étreinte imposée. Bien sûr que je comprenais Astrid !
Nous étions allongées en maillot de bain sur la pelouse. Avant de partir avec les enfants, Rosa avait installé sur la table de jardin de quoi improviser un déjeuner de gala. Il était près de deux heures et nous n’avions encore rien touché. Au bout d’une trentaine de longueurs de piscine, nous nous affalâmes, épuisées. Nous rions de mille choses à l’évocation de ces nuits de folies du showbiz. Astrid m’en apprit plus encore que je n’avais soupçonné. Alors qu’elle égrenait des noms célèbres, je compris que beaucoup avaient été ses amants. Pourquoi n’avais-je pas suivi sa route ? Pourquoi étais-je toujours restée en retrait, spectatrice timide et envieuse de ce qu’elle avait alors généreusement osé ?
- Je me demande bien pourquoi je n’ai pas fait comme toi, à l’époque, soulignai-je.
- Mais tu l’as fait, souviens-toi ! Et bien avant moi !
Avais-je tant que cela envie de me souvenir ? Les Beaux-Arts, encore. Un professeur, une peu libertin, qui faisait les yeux doux à ses élèves. Il n’était ni beau ni vraiment mon genre, et possédait surtout une femme charmante, une certaine Amanda - dont il se disait très amoureux. Longs cheveux brun jusqu’à la taille, taille de guêpe et poitrine haute, Amanda n’était pas pour me déplaire. Aussi ne dis-je pas non lorsqu’il m’invita à dîner avec elle. Chez eux. J’aurais dû me douter. N e m’étais-je pas douté ? Un énorme bouquet d’orchidées à la main, j’entrai dans leur living où une table de gala avait été dressée avec des chandelles. Le champagne arrosait les regards qui brillaient. Les regards qui brillaient se noyaient dans le champagne. Nous nous retrouvâmes, enlacés sur un lit rond, à former un triangle sensuel. Le plaisir à son paroxysme ; mais pas pour Amanda car j’appris plus tard, de sa bouche même, qu’elle était frigide, qu’une longue psychanalyse n’y pouvait rien et qu’elle avait tenté l’expérience pour guérir, en vain. Déçu, son mari me ferma la porte sur le champ. Triste expérience, bien imprudemment confiée à Astrid, par un soir trop alcoolisé. Mais j’avais enfoui tout cela, tout au fond de ma mémoire, dans le dossier des expériences qui n’avaient pas vraiment compté.
Astrid s’était retournée sur le ventre d’un mouvement souple. Le regard coulé vers elle, j’admirai ses courbes parfaites, ce grain de peau mat. J’aimais, par-dessus tout, ses attaches fines, celles des poignets, celles des chevilles, cerclées de fines chaînettes dorées. Un très léger duvet blond couvrait ses bras. Elle parlait. Elle racontait l’ivresse des corps et les déceptions du matin. J’avais du mal à comprendre comment ses traits ne portaient pas les traces de ces turpitudes. Elle était jeune encore, belle et terriblement fraîche. Mais quelque chose dans son regard accusait la lassitude. J’y surpris aussi comme un voile de regret. Lorsqu’elle s’arrêta enfin, elle releva ses cheveux en chignon avec une pince, découvrant la beauté incroyable de son cou. Quelques mèches restèrent sur la nuque, gouttant pour former sur sa peau des petits miroirs dans la lumière du soleil. Elle se leva d’un bond. Je ne parlai pas.
Tu veux boire quelque chose ? proposa-t-elle. Je meurs de soif. Rentrons nous mettre à l’ombre !
Je suivis Astrid jusqu’à l’office. Elle ouvrit le réfrigérateur et sortit une bouteille de Don Perignon millésimée.
- Tu crois vraiment que c’est la peine ? lui dis-je, en fronçant les sourcils.
- La peine. Je ne vois pas où il y a une peine là-dedans. J’en rêve depuis des heures.
- Tu ne crois pas, avançai-je… que tu bois un peu trop.
Elle soupira.
- Je ne crois pas, j’en suis sûre. C’est le seul moyen de supporter mon ennui.
- Je ne comprends pas bien comment tu peux t’ennuyer avec tout ce que tu as.
Elle esquissa un mouvement de colère.
- Oh ! Je t’en prie, tu ne vas pas te mettre à parler comme les autres.
De tentatrice, je m’étais soudain transformée en duègne. C’était plus fort que moi !
- Je sais bien que l’argent n’achète pas tout. Mais, Astrid...
Brusquement, elle m’interrompit.
- Tu en as beaucoup d’autres comme ça, des lieux communs ?
Je ne savais comment m’y prendre pour l’amener… pour l’amener où, d’ailleurs ?
Savais-je moi-même où je voulais l’amener. A quoi rimait ma présence ici dans un cadre paradisiaque, déserté par son mari, ses enfants, et même ses employés de maison ? Le jardinier venait de passer pour ranger les transats. Je le voyais hausser les épaules, en bougonnant. Il ne devait vraiment pas comprendre à quoi rimait le spleen de ces deux oisives, traînant leur peau, tout au long d’une journée, en l’arrosant de champagne.
Astrid n’avait pas son pareil pour faire sauter les bouchons. Au bout de deux verres, son calme était revenu. Elle reprit son récit, une fesse en équilibre sur le rebord de la table de la cuisine. Elle en était à sa vie conjugale. Son rire n’avait plus le même son cristallin, elle accusait brusquement quelques années de plus ; rien qu’en prononçant le nom de Charles.
- Il voyage tout le temps, poursuivit-elle. Maintenant je n’ai plus envie de bouger, j’ai fait le tour du monde. Il se moque éperdument des enfants. Pour lui, je suis transparente. Il ne veille qu’au bon goût de mes bijoux et de ma garde-robe. Longtemps je l’ai suivi, accompagné partout, quitte à périr d’ennui. Puis, il s’est mis à me confier ses problèmes, des problèmes de gros sous. Je m’en moquais complètement. Maintenant il fait tout sans moi, et quand il a du temps libre, il va au golf ou à la chasse. Je pense qu’il a une maîtresse…
- Attends !Tu es en train de me raconter l’histoire de Diana.
- Peut-être ; mais moi j’ai plutôt l’esprit Parker Bowl. Il y a une mauvaise distribution des rôles. Parfois je fais des rêves. Cette nuit encore, j’étais amoureuse. C’était le souvenir d’un homme. J’ai rêvé de lui et le voyais s’approcher de ma peau. Son regard était braqué dans le mien. C’était un moment intense. Il allait m’embrasser. Mais ça ne se passait pas. Nous restions ainsi, face à face, et le moment s’intensifiait, et il n’arrivait rien que l’expression brute d’un désir qui ne va pas se satisfaire. Je crois que cet inconnu était Brice Delambre et que je ne l’ai jamais oublié.
J’étais en train de comprendre ce qui lui manquait. Trop d’anonymat dans sa vie de bourgeoise. On ne l’avait pas habituée à cela.
– Je crois que la célébrité des autres lorsqu’on la côtoie, un tant soit peu, vous marque à vie, lui dis-je.
– Tu as raison, je le crois aussi. Je me suis réveillée en sueur, poursuivit-elle. Charles était parti, la place dans le lit était vide. Tout en moi était vide. J’ai roulé dans les draps et je me suis caressée longuement. Tu veux savoir comment ?
Je n’avais pas envie d’entendre son récit lascif. Pas maintenant. Je devais réfléchir encore. Froidement. Maintenant j’étais sûre qu’elle cherchait à attiser mon désir. L’élément qui me manquait restait la cause de cette danse érotique soudaine qui ne lui ressemblait pas.
Comme je restai muette, elle saisit la bouteille de champagne, me colla deux verres entre les mains et m’entraîna au soleil.
- Viens, allons faire honneur aux restes du repas !
15
Diane consultait ses comptes sur l’ordinateur. A son sourire épanoui, je compris rapidement que nos affaires n’allaient pas si mal. Soudain, m’apparut fort mince ma part de contribution à ce succès grandissant. J’étais une associée aux abonnés absents. Certes, je me rendais régulièrement à la boutique pour savoir quels modèles se vendaient bien. J’effectuais un rapide tour de piste, empruntais deux trois colifichets, puis rentrais à l’appartement où je passais le plus clair de mon temps à briquer de fond en comble. J’avais choisi ce biais pour duper mon angoisse. Je ne dessinais plus. J’étais en panne. Tant que je n’aurais pas un lieu à moi, j’allais rester improductive. Pourtant Diane m’avait aménagé un coin d’atelier où j’avais entreposé mon matériel. Je n’y avais pas mis les pieds depuis mon emménagement chez elle. Elle attendait de moi la collection nouvelle et je n’avais pas une idée. Il me fallait un toit bien à moi au plus vite.
M’apercevant, mon associée lâcha un soupir.
- Alors, et ce week-end ? Un peu prolongé, non ?
Les deux jours annoncés s’étaient transformés en une bonne semaine. J’avais appelé pour prévenir, puis abrégé la conversation, évitant toute explication.
- J’ai passé mon temps au bord d’une piscine à boire du champagne.
- Parfait. Et pour l’appartement, tu fais quoi ?
Je comprenais sans problème que Diane en ait assez de partager le sien avec une co-locataire, qui se laissait vivre et la plantait pour des mondanités ineptes dans une villa normande. Mais comment lui dire qu’en fait de mondanités ineptes, ces huit jours avaient bouleversé ma vie ? Je n’avais plus qu’Astrid en tête.
Astrid, qui, à la fin d’une après-midi noyée de bulles, avait fini par échouer dans mon lit. La première fois, j’avais mis cela sur le compte de l’ivresse. Des appels du pied répétés, notre plongeon dans la baignoire, et nos baisers appuyés, nous devions en arriver là. Ivresse ou pas. Inéluctable. De ces étreintes saphiques annoncées, j’avais gardé, la première fois, une impression de ratage complet. Obstinées, nous avions recommencé nuit après nuit, jusqu’à nous entendre parfaitement. Personne ne nous avait surprises comme au temps de mon adolescence en Bretagne, personne ne nous avait jugées comme les témoins de mes amours avec Juliette.
Quand Charles était rentré, je n’avais pas osé le regarder en face. Je découvrais Monsieur Dorcel sous un autre jour. Il s’était occupé d’Héloïse et de Thomas avec une attention particulière. A première vue, on aurait pu croire qu’il désirait se racheter. Sans doute avait-il peur de les perdre. Il avait fermé les yeux, peu dupe de notre manège. En un tour de passe passe, le nabab autoritaire s’était transformé en père affectueux. A tel point que j’avais fini par trouver Astrid injuste à son égard.
Mais comme on ne sait jamais ce qui se passe dans les chambres à coucher, je subodorais, entre eux, des relations intimes, volontiers à la hussarde, constante de l’homme pressé. Mon amie se disait frustrée. Elle n’en avait pas l’air. Appartenait-elle à la catégorie des mantes religieuses ou à celle des grandes romantiques ? Difficile à dire. En fait, tous deux jouaient un double jeu.
Charles, toujours élégant, avait laissé, au dressing, ses costumes d’homme d’affaires. Détendu, disert et accueillant, il avait exhibé un éventail de joggings veloutés, aux tons raffinés. Avec ses Nike dernier modèle, son côté bourgeois régional s’évanouissait, laissant place à une séduction quelque peu canaille. J’avais du mal à le cerner. En réalité, j’aurais aimé avoir « l’autre son de cloche » mais n’osait profiter d’un moment de tranquillité pour le questionner. Et puis, je ne pouvais quand même pas lui réclamer le mode d’emploi de sa femme ! Je passai donc ma dernière journée dominicale en compagnie de ce couple discordant, sans trop savoir à quoi m’en tenir.
La barbecue encore fumant, à la belle étoile, Astrid m’avait laissée partir sur ces mots : « Surtout, retiens l’appartement ! Je rentre à Paris dans trois jours » Le temps de régler les formalités. Une formalité, une séparation avec deux enfants ! La belle prenait les choses bien à la légère. Sans doute avait-elle planifié depuis longtemps son départ. Aveuglée, je ne cherchai pas plus loin. Personne n’aurait pu me faire redescendre de mon petit nuage. Selon mon principe préféré - celui de prendre mes rêves pour des réalités - elle allait co-habiter avec moi. C’était, en tout cas, ce qu’elle avait laissé clairement entendre.
Et je n’avais rien à dire à Diane, si ce n’était qu’Astrid était une vraie blonde.
- Pour l’appartement, c’est pratiquement réglé, m’avançai-je. Il suffit d’un coup de téléphone. Si tu permets d’ailleurs…
J’accaparai la bergère et formai un numéro sur mon portable.
- Allo, Monsieur Wermer ? Serait-il possible de programmer une visite de votre appartement au plus vite ? Je repasse voir les détails et… c’est O.K pour la promesse de vente.
Je raccrochai. Diane ouvrait de grands yeux.
- Alors ? Ils viennent quand tes journalistes de Glamour ? demandai-je pour faire diversion.
- Je ne sais pas. Il faut que je les rappelle. Tu achètes l’appartement ? embraya-t-elle.
- J’achète l’appartement.
- Avec quoi ?
- Avec qui, tu veux dire.
- Avec qui ?
- Une amie.
- Judith ?
J’éclatai de rire.
- Pas vraiment ! Une amie que tu ne connais pas.
Diane prit l’air fâché de quelqu’un qui ne mérite pas tant de cachotteries. J’étais injuste avec elle. Elle avait tout mis en œuvre pour me dépanner. Elle m’avait offert l’hospitalité, prêté sa voiture, donné du travail, confié son amant. Je m’approchai d’elle et la forçai à s’asseoir.
- Diane, je vais le partager avec une femme qui a deux enfants.
Elle agrippa mon bras et y enfonça ses ongles.
- C’est une blague ?
- J’ai bien peur que non.
- Alors Gabriel avait raison…Je ne te savais comme ça, lâcha-t-elle dans un souffle.
- En fait, ce n’est pas d’aujourd’hui. Je me cherchais et enfin, je me suis trouvée. Voilà, c’est simple !
Elle me regardait, pas très sûre de comprendre. Je n’étais pas si sûre de comprendre moi-même. Non, ce n’était pas simple. Bien au contraire, tout me paraissait insoluble. Le divorce, les enfants dont je ne saurais peut-être pas m’occuper. Le regard des gens. Judith, ma mère… C’était une grande aventure. Peut-être trop grande pour moi. Comme ça, à froid, la situation me semblait insurmontable mais, entre les bras d’Astrid, les difficultées s’évanouissaient.
En attendant, c’était Diane qui avait failli s’évanouir. Elle reprenait lentement ses esprits.
- Vous allez acheter l’appartement de Port Royal. Avec son…
- Argent. Oui. Sûrement. Il faut juste qu’elle le voie.
Diane allumait cigarette sur cigarette et les abandonnait dans les cendriers, sans penser à la fumer. Un peu partout, des volutes se formaient. On était au bord de l’asphyxie.
- Et les enfants ? me demanda-t-elle.
- C’est très simple, dis-je. Ils viennent avec nous.
Cette fois, s’en était trop. Elle secoua la tête désespérément.
- Laure, tu n’y connais rien, aux enfants ! Absolument rien. Et tu le sais parfaitement. Je crois même qu’il vaudrait mieux de confier une armée de martiens.
Ah ! Diane, je l’adorais !
- Rassure-toi, ma chérie ! Astrid non plus n’y connaît rien.
- Allons bon, soupira-t-elle. Deux folles ! ce sont deux folles.
- Non, Diane, fis-je, en riant. Ca, c’est pour les garçons.
- Très drôle.
Elle s’était levée en haussant les épaules. L’heure n’était pas à la galéjade. Elle arpentait la boutique de long en large. Incrédule. Elle n’avait rien vu, rien soupçonné. Comment était-ce possible ? Comment ? Moi, qu’elle côtoyait tous les jours, depuis des mois … Et Raphaël, qui ne lui avait rien dit.
Diane se sentait trahie. Et je ne pouvais pas me justifier, lui expliquer ; je ne trouvais rien de rationnel, de raisonnable. Je pensai lui parler du grand-père. Peut-être était-ce dans les gênes, après tout.
- Et puis d’abord, repris-je pour essayer de la calmer. Tout le monde est bisexuel, toi, moi, ta mère. On choisit une voie plutôt qu’une autre, c’est tout.
- Ah ! Non ! s’exclama-t-elle, outrée, je te prierais de ne pas mêler ma mère à cela ! Et puis qu’est-ce que c’est que ce fatras ? Je ne te savais pas férue de psychologie de bazar. Laure, reprends-toi ! Si c’est l’appartement que tu veux, tu vas pouvoir te l’acheter. On est en train de faire fortune. Ton prêt, crois-moi, ton banquier va te l’accorder. Remets-toi à bosser. Tu as une collection d’hiver à mettre en place. Tu n’as pas le droit de me lâcher, tu m’entends ! D’ailleurs, demain, il y a des types qui viennent pour une émission de télé.
- Et Glamour ?
- On verra plus tard. Il s’agit d’une émission à forte audience qui passera à la rentrée.
Ils veulent consacrer une séquence à la boutique. Est-ce que tu te rends compte de l’impact publicitaire ? Alors, pour le moment, on a autre chose à faire que de se mettre en ménage avec des femmes qui ont deux enfants, ma vieille !
Elle était retombée sur le sofa, épuisée par sa tirade. Elle se tenait le front entre les mains. Mon annonce l’avait tétanisée. Si Diane, si permissive, réagissait violemment, comment allait réagir les autres ? Ma mère était bonne pour la crise cardiaque et Judith, un œdème de Quincke. Mais je ne pouvais m’empêcher de jubiler en imaginant la tête de Gabriel. Quoique le jeu n’en valait pas la chandelle… pour lui, une femme ne pourrait jamais être une rivale. Il ne se sentirait pas humilié une seconde. Je l’imaginais, levant les yeux au ciel, puis explosant d’un rire gras.
- Réfléchis ! répéta Diane, en m’attrapant les mains. Je crois que tu déraisonnes. Tu ne peux pas faire ça, tu ne peux pas gâcher ta vie une seconde fois.
- Ma vie, c’est Astrid, persistai-je.
- Les grands mots ! soupira Diane. Arrête les violons ! Elle est mariée. Elle a des enfants. Elle n’est sûrement pas lesbienne. Elle a tout simplement voulu faire de la provoc. Elle a entendu dire que le saphisme est à la mode. Ta copine est une victime de la mode. Comment veux-tu qu’elle vive avec toi ?
D’un air buté, je fixai mes chaussures. Jambes croisées hauts, je tournicotais ma cheville dans tous les sens.
- Normalement, répliquai-je.
Elle lâcha mes mains brusquement.
- Alors là ! Tu as vraiment le mot pour rire !
- En fait, ma chérie…
- Je t’interdis de me parler comme ça ! Pour qui tu me prends ?
Bien loin de moi l’idée de dévergonder Diane.
- Excuse-moi ! En fait, disai-je, la vie de famille, ça ne veut rien dire. Souvent, c’est une mascarade.
Et je lui racontai enfin mon aïeul. Son union avec ma grand-mère qu’il couvrait de cadeaux, la façade pour les clients de son commerce. Les mensonges à tous jusqu’à mon père. Car je ne savais même pas s’il était au courant, mon père ! Il ne m’en avait jamais parlé. Jamais ! Il fuyait la compagnie des homosexuels et le milieu des cabarets. Je n’avais pas compris pourquoi. J’avais à peine un an quand est mort mon grand-père. Mais il y avait eu mon, parrain, celui que me rappelait Boulanger, et même Wermer. Je l’avais vu tous les jours pendant des années, il vendait à la boutique de ma grand-mère. Et tous les Noël, il venait partager le repas du 25, en compagnie de son ami. Son ami, un ami de mon grand-père. Je voyais le visage de ma mère s’obscurcir, ses sourcils se froncer. Elle faisait acte de présence juste ce qu’il fallait pour se montrer polie, et s’en allait me promener. Mais moi, je voulais rester, il m’amusait l’ami de mon parrain, avec ses airs de Claude François et son teckel qui s’arrimait aux jambes de tout le monde. J’adorais l’entendre déverser, avec une certaine méchanceté non feinte, tous les potins de vedettes qu’il avait récolté dans ses bars préférés. Il était d’un snob à en faire grincer les dents et ne voyait que par les boutiques d’Hédiard et Fauchon. En prime, il se montrait d’une jalousie féroce envers mon parrain qu’il entretenait sur un pied chaussé par les grands faiseurs. Sa marque s’appelait Hermès, mon parrain, Hubert. Mais au grand désespoir de leur couple, installé pourtant depuis longtemps, ce dernier était bisexuel. Nous lui avions tous servi d’alibi, au fil du temps, pour qu’il puisse, en toute tranquillité, assumer sa virilité auprès de ses maîtresses. Malgré cela, son ambivalence était tellement ancrée dans les esprits que l’un de mes premiers flirts adorait colporter à qui voulait l’entendre que mon parrain… c’était ma tante !
Ca ne fit pas rire Diane du tout.
- Je veux bien reconnaître que tout n’est pas de ta faute mais quand même. Fais-moi plaisir, va voir un psy ! conclut-elle. En attendant, sois à la boutique, après-demain ! A neuf heures précises pour le filmage. Il paraît qu’on va avoir droit à une star du petit écran…. Imagine qu’il s’agisse de… Je ne sais pas, moi, Laurent Delahousse. Il est mignon, Laurent Delahousse, non ?
Que voulait-elle que je fasse de Laurent Delahousse ?
Provocante, je me plaçai face à elle et, lui promettant ma présence au jour et à l’heure, ne put résister au plaisir de lui rappeler ce, qu’au bon vieux temps d’Henri III, on entendait par « mignon. »
A ce moment, j’ai bien vu l’effort surhumain qu’elle déployait pour ne pas me balancer la paire de claques qui lui donnait des fourmis dans les doigts.
16
Je l’attendais devant la pharmacie. Astrid tardait. Me voyant piétiner sous un platane, Judith était sortie pour me dire bonjour. Aucun doute, elle était au courant. Wermer n’avait sûrement pas manqué de l’informer : j’allais acheter Port Royal.
- Je vais….
- Je sais, je sais, jubila-t-elle. Tu vas voir, ça va se faire. Je le sens.
- J’aimerais revoir le prix à la baisse. Tu t’en doutes.
- Aucun problème, il le fera. Te le vendre à toi va lui éviter des dizaines de visites. Et les visites, il n’y tient pas, fit Judith, mystérieuse.
- Allons bon, pourquoi cela ? C’est Barbe Bleue. Il cache des femmes dans ses placards ?
- Des femmes ? Sûrement pas !
Qu’est-ce que c’était encore que ces cancans de voisinage ? Parce qu’un homme de plus de trente ans était célibataire, qu’allait-t-on chercher ? Mais j’oubliais que Judith n’était pas médisante, et que comme les médecins, elle savait tout de ses clients. Un simple numéro de Sécurité Sociale et, via l’informatique, défilait l’état civil. Comme par-dessus le marché, les pépins de santé rendent le plus coriace vulnérable, elle apprenait leur vie sans les forcer. Tous, sans exception, la prenaient pour confidente.
Je l’avais senti, c’était donc cela ce côté Jekyll et Hyde.
Je jouai effrontément les innocentes.
- Je ne vois pas ce que tu veux dire.
- Ecoute, tu jugeras par toi-même. Secret professionnel, fit-elle, pas peu fière. Enfin, tu sais ce que j’en pense, moi…,
Elle eut une geste large qui ouvrit sa blouse comme deux ailes d’un oiseau blanc.
- Chacun gère sa vie comme il l’entend.
Je n’en croyais pas mes oreilles. J’étais en train d’apprendre, alors que j’attendais la femme avec qui j’allais y vivre, que nous nous apprêtions, elle et moi, à acheter notre nid d’amour à un homosexuel ! Mais soudain le hasard me parut moins hasardeux. Cette tendance, Wermer l’avait subodorée. Pour cette raison, c’était à moi qu’il voulait vendre. Ainsi se constituaient les réseaux, par affinités électives. Pas plus compliqué que cela.
Astrid arrivait en courant. Bien sûr, elle regardait sa montre, bien sûr, elle était belle et toujours aussi blonde. Bien sûr, je l’aimais et j’en étais heureuse. Judith surprit mon regard enrobant.
Elle haussa un sourcil.
- Qui c’est ?
- Mon amie.
- Ton amie ? Comment cela ?
- Nous achetons l’appartement ensemble.
- Tu ne vas pas me dire que….
- Si, Judith. Mais il me semble que tu viens de déclarer que chacun gère sa vie comme il l’entend…
Elle ne me laissa pas terminer ma phrase. Elle était rentrée dans l’officine, les pans de sa blouse battant l’air comme les ailes d’un oiseau blanc.
Wermer avait entrebâillé la porte à l’étage. Il nous attendait. Etriqué dans un costume strict. Derrière lui, en retrait, un jeune homme dont le sourire accueillant détendait un peu l’atmosphère. Il nous fit asseoir, s’en alla quérir les rafraîchissements, puis s’éclipsa, prétextant une course urgente.
Astrid avait pris les choses en main. Elle perquisitionnait, ouvrant, une à une, les portes, cognant contre les murs à grand renfort de bagues, inspectant, à quatre pattes, la plomberie dans ses moindres recoins. Je la laissai faire. Après tout, c’était une professionnelle. Wermer s’était rangé le long d’un buffet Henri III ( tiens ! Henri III !) et n’osait plus bouger d’un pouce.
- 320. 000, finit par lâcher la tornade, en saisissant son verre d’orangeade pour l’arroser d’une copieuse rasade de gin.
Elle avait à peine dit bonjour. Astrid n’était pas une femme à qui on faisait perdre son temps. Je jurai qu’elle allait regarder sa montre. Wermer blêmit.
- Nous avions parlé de 400.000, avec Madame, ajouta-t-il en me désignant. La chose semblait acquise.
- Peut-être… mais Madame n’a sûrement pas remarqué l’état de la plomberie et l’électricité, qui n’est pas aux normes. En plus, il faut abattre un mur et pire… je ne sais même pas où je vais pouvoir loger les enfants.
Elle fit mine de réfléchir, puis :
- En faire un loft. Pourquoi pas ?
- Un loft dans du Haussmanien ! s’écria Wermer, horrifié. Je ne vous permettrai pas de défigurer l’appartement de mon père. Il n’avait jamais été question d’un loft.
Je fis, à notre vendeur, un petit signe de connivence, destiné à calmer le jeu.
- Il y a sûrement d’autres solutions, hasardai-je.
Astrid me repoussa d’un geste. Elle continuait son inspection.
- Beaucoup de travaux à prévoir. Baissez le prix ! intima-t-elle.
Elle allait faire rater l’affaire. Elle allait me faire perdre MON appartement. Certes, je me doutais bien qu’à côté de ses maisons de rock-stars, ce petit trois pièces bourgeois lui paraîtrait quelconque mais c’était tout de même, en plein Paris, un bien qui en aurait fait rêver plus d’un. Moi, la première. J’oubliais qu’Astrid ne pouvait se montrer sensible à la proximité de la pharmacie, à ce quartier tant aimé où j’accumulais les points de repères. J’étais sûre qu’elle n’avait même pas remarqué les platanes.
Wermer me lançait des regards désespérés. Je jetai un œil au travers de la vitre pour me donner une contenance. A sa place habituelle, le Juif Errant se grattait la tête.
- Je ne peux pas descendre au-dessus de 380. 000, avança le propriétaire. Et pas pour un loft. Sinon, j’ai déjà preneur.
Je sursautai. Il m’avait pourtant promis de ne pas le mettre en vente. Mais, au clin d’œil qu’il me fit, je compris qu’il bluffait.
- Ca vous va ? répéta-t-il.
- Bien sûr, répondis-je. N’est-ce pas, Astrid ?
Elle s’était assise, la fesse en équilibre sur un guéridon bancal. Non seulement, elle allait faire tout capoter mais en plus elle détruisait les meubles meublants de notre hôte !
- 350.000 ! claironna-t-elle, comme si elle achetait à Drouot.
Adjugé ! m’entendis-je lâcher tout haut.
- Je ne peux pas. Désolé, s’excusa Wermer. Vous comprendrez que je ne peux pas.
Aux dernières nouvelles, le prix au m2 aux Gobelins était de 7000 euros !
Je ne parvenais plus à articuler un mot. J’étais mortifiée. Pour moi. Pour Wermer. Et Judith qui s’était donné tant de mal pour me faire plaisir !
Astrid attrapa sa veste, termina consciencieusement son gin orange et grignota un biscuit salé avant de sortir calmement.
Ouf ! Au moins le guéridon avait résisté.
- Dommage ! fit-elle. Mais je vous préviens, à ce prix-là, vous allez avoir du mal à le vendre.
- Ne vous inquiétez pas pour cela, grommela Wermer.
Je lui jetais un dernier regard saturé de regrets. A lui et à MON appartement.
Incapable de réagir, je la suivais, qui marchait au pas de course vers la terrasse la plus proche. Elle commanda deux kirs royaux ; sans me demander mon avis. Je la sentais prête à ne jamais me demander mon avis. Elle s’était montrée enfin sous son vrai jour. Il semblait clair que quelque chose clochait entre nous. Sortie de son luxe, comment Astrid se sentirait-elle ? Il était temps d’avoir une conversation sérieuse.
- Si j’ai bien compris, il ne te plaît ?
- Bof ! Trop cher. Ca ne les vaut vraiment pas, fit-elle en relevant sa mèche.
Et comme celle-ci retombait, elle se mit à l’enrouler nerveusement autour de son index. Je l’avais toujours connu avec ce tic. En général, il n’annonçait rien de bon.
Son regard fuyait, vers la rue, vers les passants.
- Pourtant au prix du marché, hasardai-je
- Qu’est-ce que tu y connais, toi, au prix du marché ?
J’évitai de lui faire remarquer que j’avais suffisamment cherché depuis des semaines pour être un peu au courant. J’attaquai sur le prétexte qu’elle avait fourni en premier : les enfants.
- Tu penses qu’il n’y a pas assez de place pour les gamins, sans doute ?
Elle regardait un point fixe au loin, à travers la vitre du bistrot. Une affiche publicitaire sans doute dont elle semblait, lèvres closes, épeler les lettres une à une. Je la secouai pour la faire revenir vers moi.
- Je t’ai posé une question, Astrid.
- J’ai entendu. Oh ! Tu sais, reprit-elle, avec un geste de la main, les enfants, ils seront souvent chez leur père.
Voilà qui m’arrangeait finalement. Mais bon, je m’étais fait à l’idée d’une famille nombreuse pour remplacer la mienne et j’étais un peu déçue quand même.
- Il est d’accord ? m’assurai-je.
Le regard d’Astrid était revenu vers moi, puis vers son verre. Elle se penchait sur lui comme si elle avait voulu y lire son avenir. Et son avenir, si elle continuait ainsi, c’était une belle cirrhose du foie.
- Complètement. Au fait, j’ai oublié de t’en parler.
Elle marqua un temps d’arrêt :
- Je vais reprendre mon boulot d’attachée de presse. Brice a besoin de moi pour refaire surface. Nous avons une proposition d’un grand label. Pas mal rémunérée. Je crois que je vais signer. Il doit faire une tournée. Je l’accompagnerai.
- Mais c’est formidable, ça, m’exclamai-je, d’une voix étranglée. Tu aurais dû me le dire tout de suite.
- Mais tu ne me l’as pas demandé, fit-elle sèchement. Dis-moi ? Tu comptes continuer à travailler pour ta boutique ?
J’avais en face de moi un monstre d’autorité. Rien n’y subsistait de la femme qui m’avait envoûtée. Elle marchait vers un nouveau destin. Le drapeau de la liberté entre les dents, elle allait vers son ancien amour. Et moi, et moi, et moi ?
- Pourquoi me demandes-tu cela ? parvins-je à articuler.
- Parce que tu aurais pu t’occuper des enfants. Je veux dire quand Charles ne pourrait pas les prendre, par exemple.
J’avais la réponse à mes interrogations. Cette femme se conduisait comme Gabriel, elle voulait me cloîtrer au foyer avec des enfants. Avec SES enfants. Moi, qui étais prête à m’en faire des copains ! J’avais même envisagé me plonger dans des manuels pour parfaire leur éducation ! Elle voulait me les imposer au prix de ma nouvelle liberté chèrement acquise. J’étais dans un cauchemar, j’allais me réveiller, j’allais entendre la sonnerie du radio réveil. J’avais voulu me réfugier dans la marginalité et je me retrouvais dans la norme. Mais de quoi aurais-je l’air, en rendant visite à ma mère, flanquée de deux bambins ? Comment allai-je expliquer à Gabriel que je l’avais quitté parce que je ne voulais pas en avoir, en traînant derrière moi l’éducation d’adorables mioches, qui n’avait même pas encore atteint la puberté ? Et tout cela, je n’étais pas dupe, pour que la femme de ma vie me trompe avec un chanteur has been, redevenu célèbre par ses soins. Nous nagions en plein délire. Maintenant tout me paraissait clair. J’avais été une distraction pour elle, elle n’avait jamais envisagé de vivre avec moi. Je lui avais servi d’expérience. Astrid se servait de tout le monde. Depuis toujours. Il lui fallait une dame de compagnie, une préceptrice, une bonne d’enfant. Elle m’avait trouvée et elle était prête à me payer le prix d’un appartement. Et encore, j’en étais déjà moins sûre. Car, enfin, elle venait de me refuser Port-Royal. Même le prêt, à l’heure qu’il était, elle ne me l’aurait pas accordé.
- Maintenant, attaquai-je, écoute-moi bien, Astrid. Tes enfants, je m’apprêtais à les considérer comme je n’ai pas l’habitude de considérer des enfants. Avec toi, pour toi. Et toi, tu fais capoter la vente de l’appartement auquel je tenais tant. Tu m’imposes tes volontés et tu voudrais que j’abandonne mon travail. Mais tu es devenue complètement folle !
Elle commanda un autre Kir.
- Et d’abord, arrête de boire ! ajoutai-je, hors de moi.
Elle regardait son verre vide, silencieuse. Deux grosses rides entêtées creusait son front entre les sourcils.
De la place où j’étais, je pouvais voir la pharmacie. Derrière sa vitrine, entre deux panneaux vantant les mérites du Doliprane, Judith nous observait. Elle avait l’air triste. Et dire que je n’étais même pas passée lui donner la réponse. Alors que cet appartement, c’était elle qui l’avait déniché pour moi.
J’attrapai mon sac. J’allais la lui donner la réponse. Et tout de suite ! Je pris la direction de la pharmacie. Je n’avais pas même embrassé Astrid.
Je restai seule, enfermée dans la chambre. J’avais vainement essayé de croquer quelques esquisses, aquarellées de couleurs sombres. En vain. Je ne voyais que des tenues de veuvage. J’étais assise devant l’ordinateur. J’avais le mail de Michael, c’eut été si facile. Mais je ne pouvais pas lui livrer une femme dans mon état. Une femme qui ne savait pas ce qu’elle voulait. Une femme ? Que dis-je ? Une gamine, qui hésitait, au seuil de l’adolescence entre les filles et les garçons. Une femme qui grâce à une autre, plus réaliste, était en train de réussir sa vie professionnelle et de s’accomplir dans la création mais qui ne savait pas où habiter ni avec qui. J’étais sans doute presque au bout d’un chemin initiatique mais j’ignorais totalement où je souhaitais qu’il me menât. Il me manquait, oui, je m’en rendais compte, il me manquait une famille. Même si, sans doute, tout le mal venait de là, de cette éducation mêlée de rigueur et de permissivité qui m’avait entourée jusqu’à mon mariage. Mon clan me manquait, me manquait au-delà de tout ce que je n’aurais su dire.
Pas envie de voir Diane. Elle aurait triomphé devant ma pitoyable défaite. Soudain s’imposa à moi l’idée de rendre visite à ma mère. Avec tout cela, je l’avais un peu laissée tomber. Un coup de fil rapide. Elle était chez elle. Elle venait de s’abonner à Internet et potassait son emploi. Dès qu’elle aurait chipé le coup, elle allait me bombarder de mails. Je me jurai, en rentrant, de répondre à Michael. Peut-être était-il en France. Il n’avait pas précisé sa date d’arrivée.
- Laure, ça fait combien de temps que tu ne m’as pas donné de tes nouvelles ? s’indigna ma mère, comme convenu. Où es-tu ?
- Mais en bas de chez toi, maman,
- Monte, voyons, monte !
Il y avait des semaines que je n’avais pas mis les pieds chez elle. J’en avais oublié la particularité. C’était un musée, bourré de souvenirs. Des photos de mon père, partout sur les murs et des placards entiers, débordant d’albums. Elle passait son temps dans les tris, les classements, sans cesse revus et corrigés. J’avais cru comprendre, qu’à part un ou deux flirts, elle n’avait jamais connu que mon père. Quelques années de veuvages, et j’avais évoqué l’éventualité d’un remariage. Je l’avais incitée à accepter les invitations de ses amis, histoire de voir du monde, et même à contacter une agence matrimoniale. Cette simple idée lui hérissait le poil. Horrifiée, je l’avais même entendu déclaré un jour « Tu sais, mon mari, j’en étais vraiment amoureuse mais moi, les hommes, ils me font peur ! » Comment m’avait-elle conçue ? Dans la peur ?
Très jeune pourtant, elle s’était mise en quête d’un mâle pour avoir un enfant. Elle avait trouvé celui-là, pas très beau mais tellement intelligent, et surtout tellement respectueux du désir des autres qu’il avait accepté ses conditions mariage/ bébé pour dormir toute sa vie avec elle. Plus tard, il s’en était mordu les doigts mais n’avait jamais failli à sa parole. Contrairement à ses relations de travail, divorçant à tour de bras, il avait asséné à tous sa devise : « Je suis marié, je le reste. » Ca ne l’empêchait pas, comme bon nombre d’hommes, de déclarer à qui voulait l’entendre, « c’est effrayant ce que les femmes vous emmerdent ! » A part cela, il menait sa vie, sans rendre de compte à personne. C’était lui qui faisait bouillir la marmite, il avait tous les droits ; même celui de chanter « Sous les palétu tu tu, les palétuviers roses », en allant rejoindre sa conquête du moment. Mais comme il ne résistait pas à l’envie de faire un détour par « chez les bouquinistes », il en oubliait généralement son rendez-vous pour une édition rare, trouvée par un beau jour de printemps, sur les quais de Seine, au fond d’une boîte poussiéreuse. Il n’avait donc jamais vraiment trompé ma mère qu’avec les livres.
Avec fierté, il racontait souvent cette anecdote : jeune homme, il rendait régulièrement visite à une prostituée. Seulement que l’on n’aille pas se méprendre ! Il la payait grassement, certes, mais c’était pour qu’elle le laisse lire tranquille, bien installé chez elle ; alors que la fête battait son plein dans la demeure de mes grands-parents dont il détestait les invités permanents. Fanatique mais peu pratiquant, il s’était constitué une bibliothèque vouée au culte de Vénus, qui faisait l’envie de tous et attisait la curiosité des érotomanes impénitents. Ainsi avait-il rencontré une foultitude de personnages pittoresques, à qui ma mère interdisait la maison systématiquement. Je savais que la nuit, en catimini, se faufilaient dans les escaliers des écrivains, des réalisateurs et des acteurs, qui ne tenaient pas à être reconnus alors qu’ils venaient faire leurs provisions de films coquins et de photos libertines, en vue de réunions très privées. Ils affectionnaient particulièrement ces bandes anciennes des années vingt, projetées à l’époque dans les maisons closes, ces films que l’on nommait alors, bien avant la vidéo hot, films clandestins. Ce n’était pas là, j’en suis convaincue, une démarche perverse mais la manifestation d’un véritable attrait pour l’histoire, qui rejoignait la bibliophilie.
Finalement, au contraire de son mari, grand spécialiste de l’érotisme devant l’éternel, ma mère appartenait à cette catégorie de femmes que la sexualité effraie. Elle amusait tout le monde lorsqu’elle avouait, non sans malice, qu’elle aurait aimé se transformer en petite souris « pour voir sans se faire voir » une colonne entière de garçons en tenue d’Adam. « Comme ce doit être drôle, disait-elle, de comparer toutes ces anatomies ! » Son fantasme numéro un était, de notoriété familiale, les conseils de révision à l’ancienne ! Ensuite venaient, avec un peu de réticence quand même, les légendaires glaces sans tain des bordels d’antan. Toujours est-il qu’elle avait absolument horreur qu’on la touche. Et puisqu’elle elle n’avait eu de cesse de me le répéter depuis vingt ans, je doutais qu’elle fût la bonne personne à qui confier les désillusions de mes dernières amours en date.
J’avais eu le temps d’acheter une livre de macarons à la pâtisserie d’en face. Engagée dans l’escalier, je m’apprêtai à faire marche arrière. Avais-je vraiment envie de voir défiler ma vie, revisitée par sa manière si particulière de voir les choses ? Avais-je vraiment besoin de l’entendre parler de son mari qu’elle oubliait régulièrement d’appeler mon père ? Comme si sa mort était une affaire entre eux, quelque chose qui ne me concernait aucunement. Elle insistait pourtant, à chaque fois, pour que j’emporte des photos de famille. De SA famille à ELLE. J’étais SA fille. La fille de cette famille-là, que je n’avais jamais connue puisqu’elle s’était retrouvée orpheline. « L’autre », celle de mon père ne me regardait pas. J’avais fini par comprendre que les mœurs de l’aïeul bisexuel, qui me fascinait tant, n’étaient pas étrangères à cette scotomisation sauvage de mon arbre généalogique. Alors comment lui dire que je venais pleurer dans son giron la perte de mes amours particulières, à peine vues, déjà disparues ? Et surtout la perte d’un appartement que je devais occuper aux côtés d’une mère de deux enfants qui me considérait comme une nounou plutôt que comme une maîtresse.
Elle n’avait pas sa forme des grands jours. Elle s’apprêtait à ressasser, à lancer des piques. Je la sentais prête à me blesser, comme il lui arrivait de le faire. Comme ça, parce qu’une mère avait tous les droits sur une fille. Je tentai de me blinder et fis dériver la conversation. En grignotant les macarons, je lui racontai par le menu mes visites improductives de taudis à des prix exorbitants, dans un Paris devenu inhabitable pour toute personne ne possédant pas des revenus plus que confortables.
- Pourquoi ne viens-tu pas t’installer à Vincennes ? proposa-t-elle. C’est moins cher. Tu pourras avoir plus grand. Il y a justement un appartement qui va se libérer en face. Veux-tu que je me renseigne ?
J’aurais dû m’en douter. J’avais beau lui expliquer que je travaillais sur la rive gauche, que ma spasmophilie ne me permettait pas d’être enfermée dans un métro, que je me voyais mal dans un bus, brinqueballée au fil des reprises d’un chauffeur au bord de la crise de nerfs. J’aimais marcher dans les rues, traverser des ponts, admirer la Seine et lécher les vitrines de mon quartier préféré. Il n’était pas question de m’exiler à Vincennes. Autant retourner chez Gabriel, au moins il habitait rue Monge.
- Comme tu voudras, conclut-elle. Mais il ne faudra pas venir te plaindre.
Je n’étais pas venue me plaindre, j’étais venue chercher du réconfort. Et je m’étais trompée d’adresse !
Avec une terrible envie de fuir, je pris des nouvelles de sa santé, qui n’était pas aussi mauvaise qu’elle voulait bien le confier aux douze docteurs qu’elle consultait régulièrement. Puis, je me mis à jouer avec Alfred, son caniche abricot, une brêle de première qu’elle seule trouvait d’une intelligence exceptionnelle. Ces deux-là s’entendaient comme larrons en foire pour jeter les importuns hors de la maison comme Charles Martel avait chassé les Arabes hors de Poitiers. D’ailleurs la bestiole commençait à me labourer les jambes de ses pattes frêles pour me signifier qu’il était temps de penser à sa promenade, puisqu’il ne restait plus de macarons.
A mon grand soulagement, ma mère se leva pour quérir la laisse.
- Je t’accompagne. Je vais en profiter pour sortir Alfred.
Nous avions parlé de tout et de rien. Peu de choses vraiment. Surtout pas de mon problème : la femme aux cheveux blonds et sa progéniture. Mais je n’avais pas perdu mon temps car j’étais déjà prête à penser que la dame en question n’était pas un problème ; puisque je n’avais pas été capable d’en parler clairement à ma mère. Au fond, j’étais sur la bonne voie, celle de comprendre que cet épisode, court et fulgurant, de ma vie ne comptait pas plus que ça. Après tout, mon père avait raison : c’est effrayant ce que les femmes vous emmerdent !
17
La boutique était fermée aux clients. Au beau milieu de la rue, un car, siglé à l’insigne de la chaîne, contraignait les véhicules à faire marche arrière dans une débauche de klaxons assourdissants. A l’intérieur, trois hommes chamboulaient l’ordre de notre microcosme féminin. Zigzaguant au travers d’un enchevêtrement de câbles inextricable, je tentai de rejoindre ma co-équipière. Dans l’air chargé d’électricité, les plumes de mes robes valsaient, malmenées par les changements de place incessants. L’un voulait voir du violet et des plumes de paon en vedette, l’autre pensait que le jaune poussin et les plumes d’autruche capteraient mieux la lumière. La discussion n’en valait guère la peine puisque, aux endroits clefs, on avait disposé des spots dont l’éclairage modifiait considérablement les nuances de mes modèles. Le journaliste, un clone de Steevy du Loft, pardon, Steevy Boulay, cherchait le meilleur angle pour s’installer dans la bergère d’où il comptait interviewer Diane.
Une grosse voix résonna derrière mon dos.
- Bon Dieu ! Qu’est-ce qui c’est que ce bordel ?
Cet accent parisien, cette gouaille, c’était Kim, l’employée de maison de l’hôtel particulier, situé trois numéros plus loin. Il ne manquait plus qu’elle pour que la pagaille soit totale ! Kim s’appelait en réalité Sylvette. Véritable garçon manqué, fana du cinoche, elle passait tous ses loisirs dans les salles. De notoriété publique, elle connaissait le quartier comme si elle en était le maire. Pas un jour ne s’écoulait sans que nous n’ayons droit à sa visite amicale. Elle savait tout sur tout. A vrai dire, nous lui devions une fière chandelle ; grâce à elle, nous avions pu évaluer la progression de notre commerce. Kim, avec une très grande bonne volonté, avait adoré jouer les espionnes. Kim, c’était Kim, une figure du quartier. Bloquant l’entrée de sa forte corpulence, elle était déjà aux
avant-postes.
Constatant avec quelle exaspération, nos pensionnaires lui jetaient des regards désapprobateurs, je l’entraînai à l’écart.
- On peut m’expliquer ce qui se passe ? grommela-t-elle.
- Le tournage d’une émission de télévision.
Ostensiblement, elle afficha sa déception, par le biais d’une horrible grimace.
- Ah ! C’est de la télévision, je me disais bien, en voyant la caméra. Au fait, je viens vous faire une petite bise d’adieu. Au cas où je ne vous reverrais pas. Ma patronne vend. Elle retourne en Province. Alors je la suis.
- Quoi ? Elle vend son hôtel particulier ? m’écriai-je.
- Oui. Ca vous intéresse ?
- Bien sûr. De combien est le tirage du loto, cette semaine ?
Kim sortit, de sa poche, un ticket tout froissé.
- 15 millions. Vous pensez bien que j’ai tenté ma chance. Cet endroit, depuis le temps que je m’en occupe, c’est comme ma maison.
Ce bijou, qui faisait l’admiration de tous, couvrait 600 m2, entourés d’un somptueux jardin, en plein cœur du sixième. Bien sûr qu’il m’intéressait ! Comme tout le monde ! Mais sûrement pas pour l’acheter. D’ailleurs, même parmi nos clientes privilégiées, peu auraient pu se l’offrir. La propriétaire, la distante Madame Auban, promenait régulièrement son lévrier afghan sur notre trottoir, sans jamais quitter ses lunettes solaires, été comme hiver. Jamais, à mon grand regret, elle n’avait franchi la porte de notre antre.
Ainsi Madame Auban allait vendre son hôtel particulier ! Des souvenirs émus revenaient, portés par une déferlante nostalgique. J’avais passé mon enfance, puis mon adolescence, dans un immeuble particulier de trois étages, investi par les membres d’une même famille, la mienne. Cette habitation peu commune, s’érigeait aux environs du Faubourg Saint-Antoine. Au rez-de-chaussée se trouvait le commerce de ma grand-mère, un magasin de décoration haut de gamme, très fréquenté par des bourgeois élégants. Au premier étage, siégeaient les salons de vente destinés aux clients. Quant au deuxième, il abritait le domaine de mon père : son bureau, sa bibliothèque et une copieuse discothèque. Etant donné l’ampleur de ses collections, l’étage entier lui suffisait à peine. Toutefois, on y avait octroyé à tante Henriette, notre vendeuse et précieuse intendante, une petite chambre pour qu’elle puisse vivre auprès de nous. Au troisième enfin, disposé en quatre pièces/cuisine/salle de bains, résidait le lieu de vie proprement dit de cette tribu un peu spéciale. Jusqu’à dix-huit ans sonnés, je n’avais jamais su ce que voulait dire « être dérangé par ses voisins » et, longtemps, j’avais espéré, en vain, retrouver tranquillité semblable. Régulièrement, mon père, qui se vantait de posséder ce palace, omettait toujours de préciser que nous n’en étions que les locataires tolérés par une « ancienne d’avant son mariage. » Il avait été bien déçu d’apprendre, qu’après l’ultime faillite de ma grand-mère, la propriétaire lui demandait impérativement de plier bagage, « ancienne d’avant son mariage » ou pas.
Tout le clan avait alors rejoint la bonne ville de Vincennes, abandonnant l’immeuble pour se serrer dans un F4. Là, faute de place sans doute, ce qu’il restait des collections de mon père tomba, une fois encore, dans l’escarcelle de l’état. Sous mes yeux impuissants, je regardai partir l’ensemble d’un patrimoine que je refusai d’évaluer, par crainte d’en faire des cauchemars.
J’avais vécu mes années dorées dans un royaume dont l’espace devait encore paraître décuplée à mon regard d’enfant. Avec des cousins proches, nous avions joué à cache-cache des après-midi entières, tapis au milieu des travées de rouleaux de papiers peints. Plus tard, j’avais organisé de raisonnables booms, arrosées de jus d’orange, dans les salons de vente désertés, le soir, par les clients, J’y avais perdu ma virginité, à même le sol, dans les bras d’un jeune noble déshérité, aux prestigieux ancêtres italiens. Et comme les permissions maternelles n’allaient pas au-delà de ces insignifiants enfantillages, j’avais fini par abandonner les lieux pour des soirées, encore moins sages, où l’on nous permettait de boire de l’alcool comme des grands !
Comme si j’allais y retrouver un peu de mes privilèges d’antan, violer les secrets du grandiose lieu de travail de Kim me tentait.
Elle me proposa de visiter. Pas question de laisser passer une occasion pareille. Je l’attrapai par la manche alors qu’elle s’apprêtait à nous fausser compagnie, tellement désappointée de ne pas découvrir chez nous son acteur préféré du moment.
- C’est vrai que j’ai toujours rêvé de voir cet endroit, lui avouai-je. J’aimerais tellement savoir s’il ressemble à ce que j’ai imaginé. Mais c’est vraiment sans engagement, vous vous en doutez.
- Aucune importance ! Prenez rendez-vous avec ma patronne, insista-t-elle. C’est le moment. Après il sera trop tard.
- Laure, tu peux venir, s’il te plaît !
Diane appelait au secours. Elle en était au moins à la troisième prise pour une malheureuse séquence qui ne dépasserait pas trois minutes. Je ne l’avais jamais vue en proie à un tel trac. Elle bafouillait, croisait et décroisait les jambes, tirant nerveusement sur sa jupe jusqu’à en détacher l’ourlet incrusté de duvet œuf de poule. Face à elle, le journaliste n’en menait pas plus large. Je l’aurais juré, c’était sa première interview. La scène m’amusait furieusement. Ma Diane, si sûre d’elle, perdait soudain ses moyens face à l’œil d’une caméra. Heureusement, côté média-showbiz, j’avais du répondant.
Et cela ne datait pas d’hier. Avant d’échouer comme archiviste dans une imprimerie de renom, mon père avait été longtemps producteur dans une grande station de radio. Haute comme trois pommes, je me faufilais dans les studios d’enregistrement et traquais les vedettes de la chanson afin de remplir copieusement mon carnet d’autographes pour l’exhiber devant la classe ébahie. J’en avais des choses à raconter alors, des infos glanées déjà dans les coulisses du mythique Olympia, des potins de stars à colporter partout, bien avant l’invention des journaux à scandale, qui font aujourd’hui les beaux jours de la presse trash !
Ce n’était donc pas un journaliste débutant qui allait m’intimider ! Sans la moindre appréhension, je pris la place de Diane et, avec le regard caméra d’une professionnelle, en un récit condensé, expliquait la genèse de mes modèles. La séquence était en boîte. Deux trois panoramiques sur la boutique et ses merveilles, et la petite équipe pliait bagages, nous laissant un charivari de tous les Diables. Il y avait bien trois heures de remises en état.
Devant nos mines déconfites, Kim, toujours prête à rendre service, nous proposa un coup de main pour replacer les comptoirs.
Blanche comme un lys, Diane nous regardait faire sans bouger le petit doigt.
- Eh bien ! Je ne suis pas prête à renouveler l’expérience, soupira-t-elle.
- Attends de voir le résultat ! Tu seras peut-être la première à leur demander de revenir. Au fait, ça passe quand ?
- En décembre ou janvier, je crois.
- Quelle émission ? s’interposa Kim.
- La nouvelle de Luc Gautier. Une spéciale déco-mode.
- Et il est où, celui-là ? demandai-je, rassemblant, tant bien que mal, une pile de pantalons, malmenée par la horde sauvage.
- Sur la première chaîne.
- Ca, je sais. Je voulais dire, il n’est pas venu ?
- Les présentateurs ne s’occupent jamais des reportages, fit Diane, contrariée.
Voilà qui démentait ce qu’elle m’avait promis pour m’appâter.
- Eh bien ! Ils devraient, remarqua Kim. J’aurais peut-être pu lui fourguer l’hôtel particulier de ma patronne, à Luc Gautier. Lui, il doit bien avoir l’argent pour l’acheter.
Diane sortit de sa torpeur.
- Quoi ? L’hôtel particulier est à vendre ?
J’adressai un clin d’œil à Kim.
- Parfaitement. Et je le visite demain. N’est-ce pas Kim ?
- Quinze heures trente précises, improvisa-t-elle sur-le-champ. Alors à demain, Madame Laure ! Sans faute !
Et, replaçant son gros blouson bien droit d’un roulement d’épaule, Kim prit enfin la direction de la porte.
Mon associée me scrutait, sidérée.
- Tu vas acheter l’hôtel particulier avec ta copine ? Maintenant, je comprends, elle a vraiment beaucoup d’argent !
Il était temps d’éclaircir la situation. Je devais à Diane la vérité. Toute la vérité. D’ailleurs, je la devais à moi-même, en priorité.
Nous avions fermé le rideau de fer. A la lumière des lampes, je m’assis en tailleur, à même la moquette épaisse. Je fis signe à Diane de prendre place, près de moi. De son paquet, j’extirpai une cigarette et cherchai son briquet. Impossible de mettre la main dessus. Ces fous de la télévision avaient dû partir avec. Je gardai la cigarette entre les doigts, la contemplai en silence, résignée.
- Je n’ai plus de petite amie, avouai-je enfin..
- Comment cela ?
- Nous avons rompu.
- Tu as changé d’avis ? Tu ne veux plus vivre avec elle ?
- Exactement.
Diane se redressa. Elle posa ses yeux sur moi avec condescendance.
- A cause de ses enfants, je parie ?
- Non. Elle n’aimait pas l’appartement de Wermer.
- C’est tout ?
- Peut-être pas… Je crois que je ne suis pas lesbienne. Enfin pas comme ça. Pas officiellement.
Cette fois, je sentis l’incompréhension l’envahir. L’incompréhension doublée de reproches. Je la menais en bateau. Je passais mon temps à lui raconter n’importe quoi. Elle s’était cru ma grande, ma seule amie véritable ; mon alliée contre les hommes, même si elle n’avait jamais envisagé plus avec moi. Elle était terriblement déçue et ne savait comment me le dire. Pourtant il nous fallait en passer par cette mise au point.
- Tu te fous de moi ? s’indigna-t-elle.
- Pas du tout. Essaie de le comprendre. Sans tabou. Sans a priori. J’admire les femmes, j’aime leur compagnie, j’aime leur contact, c’est vrai, mais ça ne suffit pas. Je suis incapable de vivre avec. Enfin je veux dire, ce n’est pas du tout ce à quoi j’aspire. Je pense qu’en affichant mes tendances, j’ai voulu faire ma petite révolution. Voilà tout. Mais de là à bouleverser ma vie et celle des gens que j’aime !
- Et comment tu sais cela ? fit-elle, presque soulagée.
- Quitte à choquer les militantes, je ne me vois pas présenter une femme à mes amis. L’emmener dans ma famille. Voyager avec elle. J’ai besoin d’être protégée, Diane, une femme ne vous protège pas. Elle a les mêmes défauts que vous, les mêmes faiblesses, les mêmes manies ; nous ne ferions que multiplier les problèmes. J’ai besoin d’une reconnaissance sociale et je crains que celle-là ne soit pas pour demain ; même si je le souhaite très sincèrement. Il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine. Et si le mariage était permis, je crois que ça ne changerait rien à l’affaire. Mais ce point de vue m’est tout à fait personnel. C’est peut-être moi qui n’ose pas affronter la société, après tout. Je l’ignore. Et justement parce que je l’ignore, je ne veux pas me lancer dans cette histoire. Bien sûr, ma vie est peuplée d’attirances pour mes semblables mais ce n’est peut-être pas un hasard si je n’ai jamais poussé plus avant ces expériences. Au fond, ce n’est sans doute pas un hasard si j’ai épousé Gabriel, si j’ai eu des amants.
Diane ouvrait de grands yeux. Je venais enfin de rejoindre ses idées.
- Tu vas rentrer chez ton mari ?
- Certainement pas. Il n’est pas le seul homme sur terre. Et comme tu me l’as souvent fait remarquer, je suis libre. Totalement libre. J’ai le temps d’y penser.
Je voyais bien qu’elle avait une idée derrière la tête.
- Pas tant que cela si tu veux des enfants, lâcha-t-elle, après avoir hésité quelque temps.
- Je ne veux pas d’enfants.
- Allons, allons ! Il ne faut jamais dire fontaine…
Je tournai les yeux vers le plafond et respirai un grand coup. Je descendais trop loin dans les profondeurs de mon cœur. Ce sondage me faisait presque mal. Mal comme un instrument qu’on aurait infiltré dans mon corps, jusqu’à des organes trop intimes.
- Parfois il me semble qu’on a oublié quelque chose en me fabriquant. C’est peut-être terrible à dire mais j’ai bien peur d’être dépourvue de tout instinct maternel. Ma mère m’a trop décrit cet état comme une fin en soi. Il me semble qu’il y a autre chose. Mais tu as raison, il ne faut jamais dire fontaine… Et toi tu y as pensé ?
- A quoi ? A faire des enfants. Peut-être…
Le soleil se couchait derrière la seule fenêtre de la boutique. Le silence s’installa. Pour la première fois, je vis s’accentuer deux rides autour de la bouche de Diane. Elle avait travaillé comme une dingue pour le succès de la boutique. Elle était exténuée. Ses yeux se fermaient lentement. Je lui tendis une main, la fit pivoter et posai sa tête sur mes genoux, doucement, tout doucement. Dans la pénombre, alors que la rue se vidait de ses voitures et de ses passants, je caressai longuement sa chevelure rousse. Elle poussa un long soupir, puis s’endormit. Alors délicatement, je posai mes lèvres sur ses lèvres, en amie ; et sourit en pensant que, dans son profond sommeil, elle ne saurait jamais qu’elle avait embrassé une femme. Il était minuit. On n’entendait plus un bruit dehors.
18
Le lendemain soir, je sortais de la boutique, la tête pleine de pensées contradictoires. Au sein de ce magma sentimental, se battaient entre elles, sinusoïdes, évanescentes et multicolores, les arabesques de quelques croquis. Ma créativité s’était remise en marche.
En traversant la rue sans regarder ni à gauche ni à droite, j’évitai de justesse un motard. Je sursautai. J’avais entendu crier mon nom.
Sur le trottoir d’en face, Gabriel me faisait signe. Il portait une tenue décontractée, le cheveu plus long. Sa peau exhibait le cuivré d’un teint qui venait de quitter le soleil. Sans attaché case, sans serviette de cuir, il paraissait plus jeune. C’était un avatar de Gabriel. Une sorte de sim pour jeux vidéo.
Je me dirigeai vers lui, d’un pas lent, calculé, le laissai m’embrasser les joues. La première fois depuis des années !
- Tu sais, ce n’est pas parce que nous sommes séparés, remarquai-je, que tu dois t’astreindre aux effusions.
Il secoua la tête, avec un sourire narquois.
- Tu es décidément incorrigible. Quoique je fasse, j’ai tort. Je suis venue voir comment tu allais. Il ne fallait pas ?
- Je vais bien, fis-je sèchement. Pour le reste, ton avocat est en contact avec mon avocat. Donc nous n’avons rien à nous dire.
Je m’apprêtais à faire demi-tour lorsqu’il m’entoura l’épaule.
- J’aimerais te parler. J’ai quelque chose à t’annoncer. Entrons dans ce café ! Tu as bien une seconde
Lui ! me parler, c’était décidément le jour des grandes premières. J’hésitai. J’aurais préféré un endroit plus neutre que le bistrot où Diane et moi dégustions notre petit noir quotidien. Je jetai un œil à l’intérieur. Naturellement, au bar, se tenait Kim, en grande conversation devant une bière. Il était tard. J’étais à bout de forces. Je n’aurais rien souhaité plus que rentrer à la maison, mettre sur papier les esquisses qui voguaient dans ma tête, prendre un bain chaud et enfin, oui enfin, expédier mon mail à Michael. Il était rédigé depuis deux jours. Tout simple, sans effet de style, sans fioritures. Sincère.
Viens quand tu veux. Voici mon téléphone. Tu peux me joindre à n’importe quelle heure. Je t’attends.
Love and kisses
Laure.
Restait à faire glisser la flèche sur la case « Envoi. » La flèche en plein cœur. A présent, je m’en voulais de ne pas avoir réagi plus vite. Ma rupture avec Astrid avait rendu mon erreur flagrante. J’allais encore manquer le coche. Décocher la flèche et réparer l’erreur. Il fallait faire vite. Pas une seconde à perdre. Alors, prendre le temps d’écouter Gabriel… M ‘annoncer quoi ? Sa renaissance ? Elle se constatait à vue d’œil.
Mais Kim m’avait aperçue. Abandonnant son verre et son auditoire, elle ouvrit grand la porte de l’établissement où, naturellement, elle se sentait comme chez elle. Impossible de sortir de cette impasse sans la vexer. Et vexer Kim c’était se mettre à dos tout le quartier.
J’avançai, la mort dans l’âme.
- Kim, je vous présente mon ex-mari, Gabriel.
Notre star de quartier lui tendit sa poigne de fer et lui secoua le bras à lui en démancher l’épaule. Amusée, je surpris une lueur d’inquiétude dans le regard de mon époux. Sans doute avait-il eu vent de mes amours lesbiennes et croyait-il voir l’élue de mon cœur en cette fille si masculine. Je laissai planer le doute.
- Kim nous aide beaucoup au magasin. Je crois que nous ne pourrions rien faire sans elle. Tu n’imagine pas combien de fois elle nous a aidé à porter des caisses, déménager des meubles, raccrocher le store. Cette fille est la providence même.
Kim, avec sa cordialité naturelle m’envoya une grande bourrade amicale dans le dos.
- N’exagérons, rien ! Je suis ravie quand je peux rendre service.
- Je vois, fit Gabriel, horrifié. Très heureux de faire votre connaissance.
Cette personne s’apparentait assez peu aux jeunes filles qu’il avait l’habitude de côtoyer dans les facultés. Malicieuse, comme je la savais, elle était en train d’exagérer, sciemment, son côté camionneuse.
- Ben, c’est pas tout ça, conclut-elle, on m’attend. Alors, c’est d’accord pour demain ? Quinze heures, à l’hôtel.
- Demain. J’y serai. Promis, lui affirmai-je une nouvelle fois.
Gabriel tenait la porte entrouverte, oubliant d’entrer ou de ressortir. Pétrifié, il obstruait le passage à deux clients du bar. Il ne savait toujours pas à quoi s’en tenir. Je le poussai à l’intérieur, au bord du fou rire.
- Allons ! Ne fais pas cette tête ! Kim est l’employé de maison de l’hôtel particulier d’en face. Ce n’est pas du tout ce que tu crois. On ne t’a jamais appris qu’il ne fallait pas se fier aux apparences ?
Ce quiproquo de dernière minute m’avait mise de bonne humeur. Je me sentais prête à affronter « la fameuse annonce», qui, pour une fois, n’avait rien d’immobilière.
- Oh ! Avec toi, s’exclama Gabriel. On peut s’attendre à tout.
- Et avec toi… à rien.
En prenant place à une table, il laissa s’épanouir un sourire de satisfaction totale. Gabriel, un sourire ! Et épanoui en prime ! Il n’était clairement pas venu me supplier de revenir. Et c’était mieux comme cela. Même si je ne parvenais pas à comprendre comment on pouvait vivre quinze ans avec quelqu’un sans l’aimer un tout petit peu. Or, j’en avais pleuré, Gabriel ne m’avait jamais aimée.
- Laure, ça ne sert à rien, cette agressivité. Comme je suis un homme honnête...
- Qu’est-ce qui te dit que ce n’est pas ce qu’on te reproche ?
Honnête il l’était. Jamais la moindre erreur sur sa déclaration d’impôts. Jamais une note décernée par favoritisme. Jamais un mensonge. Jamais un mot de travers sur ses supérieurs. L’homme parfait. Droit. But, comme aurait dit Michael, so boring !
- Un café ? me proposa-t-il, ignorant ma remarque.
- Café cannelle, c’est la spécialité du patron.
Il commanda deux cafés : un classique, un cannelle. Il avait changé mais pas au point de céder à une fantaisie. Je respirai. Je n’aurais rien à regretter.
Il avait posé ses deux mains à plat sur la table. Je remarquai la nudité de son annulaire gauche. Pour ma part, je n’avais jamais porté mon alliance mais un anneau Cartier que je m’étais offert de mes propres deniers.
- Bien, soupira-t-il. Je tenais à t’annoncer la nouvelle, avant que tu n’apprennes par quelqu’un d’autre.
- Je me demande bien qui. Nous avons si peu d’amis communs.
- Diane, ton associée, lâcha-t-il, triomphant.
- Parce que tu es ami avec Diane, maintenant !
Gabriel retrouva ses airs de prof.
- Elle a voulu me voir. J’ai accepté de la rencontrer. Elle m’a posé mille questions à ton sujet. Tu l’intrigues. C’est normal, après tout, elle s’est engagée dans cette galère avec toi.
- Cette galère ! m’indignai-je. Une affaire qui est en train de nous rendre riches. Tu en prends conscience, et c’est ce qui t’embêtes justement.
- Pas du tout. Diane est une fille bien. Elle gagne à être connue. Je l’avais mal jugée, j’avoue.
Lentement, de sa poche de veste, il sortit un briquet et un étui à cigarettes. Je le regardai en allumer une, bouche bée.
Il m’avait fait tant d’histoires quand j’avais invité des fumeurs à la maison. Rien de mieux pour jaunir le papier des livres, disait-il. Ironique, je n’avais pu m’empêcher de lui faire remarquer que mon père, dans sa bibliothèque, avait toujours tiré sur sa bouffarde, et cela depuis l’âge de quatorze ans. Ce n’était pas ce qui l’avait tué mais plutôt le fumé de ses jambons et de ses andouilles journalières.
- Tu fumes maintenant ?
- Oui. De toute façon, Elsa fume.
Elsa fume. Qui était cette Elsa ? Dès que je l’avais aperçu sur le trottoir d’en face, j’avais compris ce que Gabriel, nouvelle version, tenait à m’annoncer en personne.
Du comptoir, le barman lui rappela l’interdiction de fumer. En retour, Gabriel lui adressa un sourire conquérant. Lui, qui respectait tout, allait pour la première fois de sa vie, braver un interdit. Je baillais d’admiration. J’allais même jusqu’à croire qu’il avait décidé de payer l’amende. La sienne et celle du patron. On m’avait changé mon Gabriel !
Je trempai les lèvres dans mon café. Le goût sucré de la cannelle se déployait sous mon palais. J’adorais cette saveur sensuelle. Je gardai le silence un moment, savourant mon breuvage. La tournant et la retournant, je contemplai la petite tasse de porcelaine fine. Puis, en raclai consciencieusement la poudre de cannelle, collée au fond. Soudain crispé, Gabriel guettait ma réaction.
- C’est une de tes étudiantes, je présume, lâchai-je enfin.
- Oui. Et dès que j’aurais divorcé, nous allons nous marier. Elle veut un enfant très vite.
Nous nagions en plein classicisme. Il n’y avait que le vernis de Gabriel qui avait changé. Son moi profond ne risquait pas de me dépayser. Mais mon mari était amoureux, ça sautait aux yeux.
- Excellente nouvelle. Il est vrai qu’après trente ans, il faut se dépêcher.
- Laure…
- Oui ?
- Elsa a vingt-trois ans. Tu l’as dit toi-même, c’est une de mes étudiantes.
Etais-je stupide ! Le démon de midi. Comment aurait-il fait dans l’originalité ?
J’éclatai de rire, en renversant ma tasse. A force de la balancer par son anse, ça devait arriver. Le garçon se précipita pour ramasser les débris.
Gabriel me regardait, furieux. J’avais encore réussi à me faire remarquer. Et lui, avec sa cigarette provoc, qu’il laissait fumer toute seule !
- Félicitations ! enchaînai-je. Elle se prépare à quoi ?
- Professorat. Doctorat d’état, proclama-il, très fier.
Un sifflement admiratif franchit mes lèvres. Je venais de voir entrer une somptueuse brune, en total look Galliano printemps-été. Elles pullulaient dans le quartier mais celle-ci était vraiment haut de gamme. Je ne quittai pas des yeux mon prétexte pour m’en tirer la tête haute. Car c’est bien là que réside le pouvoir des femmes qui aiment aussi les femmes, elles peuvent battre les hommes sur leur propre terrain. La fille ne semblait pas refuser de jouer le jeu. Et au nez et à la barbe de Gabriel, elle me rendit mon sourire prometteur.
- Laure, tu pourrais me regarder quand je te parle ?
Je reportai mon attention vers mon mari.
- Oh pardon ! Tu disais qu’elle était prof. Deux fonctionnaires, c’est formidable, ça ! Vous allez avoir une ribambelle d’enfants. Il faudra que tu les amène chez ma mère. Ca lui fera tellement plaisir.
Cette fois, Gabriel était à deux doigts de s’emporter. Il écrasa rageusement sa cigarette, qui d’ailleurs le faisait tousser, comme un collégien qui s’essaie à la première. Toute l’assemblée poussa un soupir de soulagement. Un moment, j’avais cru que deux dames outragées allait appeler les flics. Est-ce que j’appelais, moi, la SPA pour leur donner une amende. Elles portaient chacune un manteau pleine peau.
Je jouais les sales gosses mais en vérité, je n’en menais pas large. J’avais mal, quelque part, dans un coin de mon cœur. Cette relation finissait si court. Gabriel et moi ne pourrions jamais être amis. Je le regrettais. J’aurais tellement aimé garder de bonnes relations avec les hommes de ma vie. Mais il y avait eu des scènes si dures, entre lui et moi, que je savais mon souhait irréalisable. Je n’étais pas rancunière mais comment pardonner un tel mépris pour une femme ? Inconcevable. Et c’était cette dureté, cette méchanceté, qui me blessaient plus que la rupture elle-même. Je n’avais sûrement pas été parfaite mais je restais persuadée que je ne méritais pas cela. Ces silences aussi cruels que les mots et les mots plus intolérables que les silences.
Je pensais que j’avais peut-être conservé, dans un coin d’une armoire, le tee-shirt de cette fille, Elsa. Celui que j’avais découvert dans le lit conjugal.
Le garçon me proposa une autre tasse.
- Merci. Je dois partir.
Sur ce, je me levai, et plantai un regard embué dans la perplexité de celui de Gabriel.
- C’était tout ce que tu avais à me dire ?
- Oui, bredouilla-t-il, dépité. Et c’est tout ce que cela te fait ?
Je me penchai vers lui. Comme une maîtresse d’école, je lui pinçai la joue.
- Ne t’en fais pas pour moi, Gab, et surtout sois heureux !
Je n’avais jamais employé avec lui le moindre diminutif, au vu de son nouveau look, de son soudain sens de la transgression, je pouvais me le permettre.
En refermant la porte du bistrot, je me sentais légère. Puis, une sorte de nostalgie m’envahit peu à peu. La douleur sentimentale, bêtement sentimentale, ne voulait pas se taire. Elle me plia en deux, enfin s’effaça devant trois grosses et pleines respiration.. J’avais laissé quinze ans de mon passé à cette table de bistrot…dans les volutes d’une cigarette interdite.
Arrivée dans mon atelier, je dessinai comme je ne l’avais pas fait depuis des lustres. Lorsqu’au travers des stores, je vis le soleil se lever, toute la collection future s’étalait sous mes yeux.
Juste avant de m’installer à ma table, j’avais appuyé sur le bouton « Envoi. »
Je calculai le décalage horaire. A cette heure-ci, Michael avait lu mon mail.
Maintenant je pouvais dormir.
19
Hôtel particulier
Belle architecture
Récemment rénové
600 m2 habitables
vaste jardin avec patio
rue du Cherche Midi
4 millions d’euros.
J’avais crains d’arriver en retard à notre rendez-vous. Elle me guettait de la fenêtre du premier étage. Une femme blond vénitien, très bronzée, aux longs cheveux, noués en catogan. Elle portait du blanc. Je l’avais toujours vue porter du blanc. C’était sa marque de fabrique comme les ballerines plates sur lesquelles elle dansait, en promenant son lévrier afghan. Une très belle femme, vraiment ; la quarantaine, peut-être un peu plus. Elle m’indiqua de pousser le portail.
Cette fois, je n’eus guère le temps d’admirer la façade mais j’étais passée devant si souvent que je la connaissais par cœur. Un étage aux fenêtres hautes, un rez-de-chaussée, puis ces serpentins d’un profond bleu de Prusse, sculptés sur le fronton crème. Je longeais l’allée mitoyenne. Madame Auban débloqua la porte de sa demeure princière. J’entrai alors dans le hall, débouchant sur un patio surchargé de glycine.
Enfin, je me retrouvai face à elle.
- Madame Dessise. Je crois que vous êtes du quartier ? dit-elle, en guise de bienvenue.
Je me sentais étrangère. Le cinquième, le sixième, une partie du treizième, de véritables frontières pour des gens pareils mais si différents. Non, j’allais la décevoir, nous n’étions pas tout à fait du même village.
- C’est à dire que… pas exactement. J’y travaille.
- Ah oui ! Et que faîtes-vous ?
- Je suis styliste. La boutique, un peu plus bas…
- D et L ? C’est vous ?
- Oui. Et mon associée. Elle est D, je suis L. Diane et Laure, ce sont les initiales de nos deux prénoms.
Elle me dirigea vers les trois marches qui menaient aux appartements. J’étais aux anges. Je n’étais pas tout à fait une anonyme pour elle.
- Vous avez des choses ravissantes. Peut-être un peu excentriques pour moi. Je n’ai jamais osé entrer, s’excusa-t-elle. Mais sans doute ai-je eu tort. Je vous promets de venir.
Je détaillai sa tenue. Un ensemble Ralph Lauren. Elle avait une ligne impeccable, un port de reine, des jambes parfaites, longues, finement musclées, entretenues par la pratique du tennis et les longues marches. Elle pouvait tout se permettre. Je le lui fis remarquer avec insistance.
- Vous êtes très aimable et vous avez sans doute raison. Je passerai la semaine prochaine.
Mais je sentis d’instinct, dans sa promesse, quelque chose comme de la pure politesse. Certes, elle avait tout de la grande bourgeoise mais aucun signe de snobisme ne venait entacher son apparente simplicité. Le genre de personne qui donne l’impression que tout est facile ; comme si posséder, depuis toujours, autant d’argent était une chose naturelle.
En quelques minutes, je me sentis à l’aise auprès d’elle. Elle savait donner aux étrangers la sensation de les connaître. Et cela, quelque fût leur condition sociale.
Un grand escalier reliait le rez-de-chaussée au premier étage. Deux statues grecques se dressaient de part et d’autre, bien campées sur les dalles de marbre. Egarée dans le dédale des pièces, il me sembla entreprendre une visite de musée. Les salons et la salle à manger offraient à la vue des meubles dignes du Palais de Versailles. A l’étage, chacune des chambres possédait son style, et jouxtait une salle de bains dont les tons s’harmonisaient parfaitement. Je dénombrais trois jacuzzis, deux balnéos et des douches pour décrasser toute une colonie de vacances. C’était imposant. Trop pour moi. A vrai dire, j’étais plutôt déçue. Je n’aimais que le design et les palais new-look des mille et une nuits. Pour une fois, mon rêve avait dépassé la réalité.
- Vous savez, précisai-je, Kim a insisté mais je vous avouerais venir en curieuse.
Madame Vauban eut un geste qui se voulut rassurant.
- Disons…, en voisine, rectifia-t-elle. Je m’en étais douté. Ne vous inquiétez pas ! J’ai un peu de temps à vous consacrer. J’attends un acheteur potentiel dans un quart d’heure. Profitez-en !
Elle m’indiquait clairement que nous ne jouions pas dans la même cour. Je n’avais ni la désinvolture à peine aimable ni l’arrogance d’une femme qui pouvait engloutir 4 millions d’euros dans une résidence. Devais-je m’en vexer ?
Une fois encore, cette personne m’intriguait autant que son domaine. J’aurais souhaité en savoir plus à son sujet. Je me demandais comment m’y prendre sans être grossière. Madame Vauban avait beau se montrer amicale, j’oscillai, en équilibre, au bord du fossé creusé par l’appartenance sociale. Un peu comme avec Kim, justement. Je ne savais trop quoi lui dire. Les mots sortaient mal, indistincts, presque inaudibles. Elle me faisait répéter chaque phrase, plus préoccupée, je pense, par l’arrivée prochaine de son acheteur que par la raison de ma présence. J’allais pourtant débiter une foule de banalités.
- Ne vous ne vous sentez pas ? Comment dirai-je ? Perdue dans un tel espace ?
J’avançai avec précaution, demeurant au seuil, comme à l’entrée de chaque pièce. Surtout ne pas la brusquer ! Je voulais qu’elle se dévoile.
- Terriblement, avoua-t-elle, d’un ton las. C’est pourquoi je veux déménager. Le quart de cette surface me suffirait. J’ai hérité ce bien de mon père. Le vendre n’est pas chose facile. Il est en agence depuis des mois. Vous savez, il n’y a que des étrangers qui peuvent se permettre de débourser un prix pareil.
Nous y étions. Il suffisait de pousser encore un peu la porte. Doucement, tout doucement.
- Et votre père que faisait-il ?
- Ah ! (là, elle s’assit sur un bout de canapé et m’invita à la rejoindre) C’était un grand collectionneur d’art et un bibliophile chevronné. Il faut absolument que je vous montre sa bibliothèque. Je n’ai rien touché. Elle contient de pures merveilles. A sa mort, j’ai reçu de nombreuses propositions de la part d’autres collectionneurs, des bibliothèques d’Etat, aussi. Rien à faire. Je ne peux me résoudre à la disséminer. Je vais tout emporter.
- Il va falloir faire venir des camions spéciaux.
- Je sais, j’y ai pensé ( là, elle se tourna vers moi, affable. ) Aimez-vous les livres ?
Voilà j’avais la réponse. Encore une histoire de père. Maintenant je savais pourquoi le destin m’avait poussée là. Le destin ? Ou papa, de là-haut ?.
- J’adore les livres mais je ne suis pas sûre qu’ils me le rendent. En tous cas, nous étions faîtes pour nous croiser, madame, soupirai-je.
Elle me regarda, perplexe.
- Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
- C’est une vieille histoire. Une histoire de famille aussi. Difficile de vous expliquer en quelques mots.
Bien élevée, elle n’insista pas. Bien élevée ou préoccupée par ses affaires ? Je voulais tout savoir des gens et ne rien livrer de moi. Je gardais secrètes mes origines. J’avais parfois essayé de me confier mais je m’étais vite aperçue que cela n’intéressait personne. J’avais même pensé : mon père a fait tous ces dons pour que chacun en profite et tout le monde s’en moque. Je m’étais fait une raison. Ma mère occultait systématiquement toutes les pièces érotiques, qui avaient rejoint l’Enfer de la Bibliothèque Nationale et elle ignorait totalement la signification du mot « incunable. » Alors à quoi bon ?
- Suivez-moi, ordonna mon hôtesse, en se levant. Je possède une série d’ouvrages sur l’histoire du costume et de la mode. Très anciens. Venez ! vous allez découvrir des trésors. Je suppose que c’est le domaine qui vous intéresse. La mode, la mode, toujours la mode.
Je rechignais à la contrarier. Encore quelqu’un pour qui la mode n’était pas une préoccupation intellectuelle mais une futilité, volontiers lucrative, par laquelle toute femme digne de ce nom se devait de passer. Les aspects symboliques, ludiques, et même thérapeutiques, semblaient lui échapper. En matière de vêtements, seuls portaient un regard curieux la cohorte attentive des psychanalystes de tous poils.
La bibliophilie, autre mine de renseignements pour les thérapeutes, me poursuivait d’au-delà les frontières même de ce monde. J’étais venue visiter un appartement et je me retrouvai, assise sur un escabeau de bibliothèque, à feuilleter des raretés, avec des précautions de vierge effarouchée. Investie d’une lourde responsabilité, Madame Auban avait tout conservé. Elle en avait eu les moyens, certes, mais aussi le goût et la décence. J’aurais sûrement agi de même si on m’avait accordé la confiance. Seulement voilà… je cherchais toujours le cheminement d’une pensée qui, croyant bien faire, m’avait ainsi dépouillée de tout héritage. Soudain me vint l’idée que ce n’était peut-être pas moi que l’on avait soupçonné d’inconséquence mais ma mère. Qu’en savais-je ? Je n’en avais jamais parlé avec elle. De toute évidence, elle n’avait, pas un instant, mesuré la valeur des dons inestimables que mon père avait consentis, avec une générosité sans limite. Il m’avait adorée, il avait ensoleillé mon enfance, transformée cette période de ma vie en un conte de fée, puis, brusquement failli à sa tâche, laissé ses devoirs en suspens, pour des raisons qui demeureraient à jamais cachées à ma curiosité de descendante. Le principal n’était-il pas tout simplement qu’il m’ait aimée si chèrement ?
Je ne dévoilai rien de mon passé d’ayant droits à cette hôtesse avenante. Pourquoi l’aurais-je fait ? J’allais la perdre de vue aussi vite que je l’avais rencontrée. Je garderai, en souvenir, trois ouvrages poussiéreux, qu’elle tenait absolument à me voir emporter. On sonnait à sa porte. C’était l’heure de l’éventuel acheteur.
Pourquoi le cacher ? Je brûlai de curiosité à l’idée de croiser cet heureux multimillionnaire. Madame Auban m’avait précisé qu’il était sur le point de signer la promesse de vente. Si je voulais rester…
- C’est très gentil. Mais je ne suis pas sûre que votre acheteur apprécie. Il va penser que nous sommes en concurrence.
- Justement, fit-elle, malicieuse, il n’osera pas discuter le prix. Faîtes-moi plaisir ! Restez et faîtes mine d’être intéressée !
Drôle de piège. En échange de trois livres, cette femme me proposait de jouer les leurres. Je m’apprêtai à refuser avec délicatesse.
Mais elle avait déjà débloqué la porte principale et des pas résonnaient dans l’immense vestibule. D’abord j’entendis la voix du visiteur, une voix familière. A son écho, mon cœur se mit à battre dans un désordre inquiétant. Je percevais, sourds, ses battements anarchiques. Arythmie classique. J’étais coutumière du fait. Sans doute une attaque de panique. Mes oreilles bourdonnaient. Ma main moite marqua la rampe d’une trace de doigts. Naturellement je n’avais pas mon prodigieux médicament sur moi. Je serrai les mâchoires à en avoir mal. J’avais dû me tromper. J’étais en pleine hallucination.
Avec le contre-jour, j’avais dû mal voir. Ce n’était pas possible, ce n’était pas possible, ce n’était pas possible...
En jean, sweat, et mocassins Weston, l’homme en bas, c’était Michael.
Dans ma mémoire, le temps avait effacé les détails. Cette chevelure mi-longue, bouclée à la romantique, ce long nez fin, et cette bouche aux lèvres boudeuses, sensuelles et tentatrices. Maintenant, avec cette petite barbe naissante, il ressemblait à James Blunt !
- Laure ! Je suis si heureux de te revoir ? Je vous demande pardon, ajouta-t-il, en serrant la main de Madame Auban, sans me quitter des yeux.
Comme s’ils traversaient un mur en coton, m’arrivaient ses mots. Il se présentait avec un délicieux accent : je suis Michael William.
J’avais chaud, j’avais froid. Toute syntaxe m’avait désertée. En moi, se disputaient la peur, la joie, l’impatience. Il me fallait pourtant des mots, des mots à tout prix, pour expliquer à Madame Auban que cet homme-là, en effet, ne m’était pas étranger, que je ne l’avais pas revu depuis des années et, qu’à l’instant même, m’apparaissait comme une évidence que s’il m’avait semblé l’oublier avec le temps, je l’aimais au-delà de toutes ces apparences ; lui expliquer, à cet instant aussi, qu’une soudaine renaissance de la croyance en Dieu me poussait à justifier l’inexplicable.
- Parce que…vous vous connaissez ? s’étonna-t-elle, soudainement inquiète.
Ses plans pour faire monter les enchères venaient de s’écrouler lamentablement. Ne lui restait plus qu’à nous installer dans son patio, à faire servir le thé par Kim, en attendant un complément d’informations.
Kim déposa le plateau devant moi avec une mimique complice.
Je ne savais plus où j’en étais. Qui j’étais. J’étais au mieux avec l’employée de maison, j’étais reçue par la patronne, et j’étais l’ex-maîtresse de l’acheteur, enfin de son envoyé car Michael William achetait pour un producteur américain, désireux d’un pied à terre en France.
Avec un calme que je lui enviai, Michael se chargea d’expliquer à Madame Vauban que nous nous étions perdus de vue. Astrid Dorcel, l’agent immobilier, à laquelle il s’était adressée pour trouver ce bien, était une amie commune. Ce hasard en était un, sans en être un vraiment. «Comment ? Astrid ne t’a pas dit ? » m’avait-il glissé à l’oreille. Ainsi c’était Astrid qui lui avait fourni mon adresse électronique. Et elle ne m’en avait rien dit. Rien. Elle avait dû oublier tout simplement. Astrid n’était jamais que préoccupée d’elle-même.
A notre hôtesse, sous le charme, il parla longuement des Etats-Unis, de la vie là-bas, et de tous les moyens d’y faire fortune dans le cinéma. Enfin il dévoila le nom de l’acquéreur, trop pris par ses affaires pour visiter lui-même. Cet homme, riche et célèbre, acceptait le prix proposé, ce qui eut pour effet de détendre l’atmosphère. Soulagée, Madame Auban se mit à nous narrer mille anecdotes de retrouvailles, fruits du hasard et des coïncidences, qu’elle avait vraisemblablement puisées dans les livres de sa prodigieuse bibliothèque. Mais pas une seconde, il ne lui apparut que Michael et moi ne désirions qu’une chose : lui fausser compagnie.
- Vous désirez sans doute revoir le bien, proposa-t-elle, enfin.
- Avec plaisir, madame, acquiesça Michael.
Il échangea avec moi un bref regard, qui en disait long. La visite risquait de paraître interminable !
Et l’errance au travers des pièces de cette immense demeure reprit. Pour moi, son mystère s’éventait au fil des heures. Maintenant il me semblait sentir comme une odeur de poussière. D’humidité aussi. Je n’aurais aucun regret. Je préférais, et de loin, mon plus modeste Port Royal.
- Mon acheteur a-t-il l’intention de modifier l’espace ? Vous voyez, ici ce sont des murs porteurs, avertit Madame Vauban. Il faudra qu’il fasse bien attention.
- Il effectuera sûrement des modifications, précisa Michael. Mais peu. Il aime beaucoup l’Ancien.
- Parfait ! Me voilà rassurée.
Je ne voulais pas contrarier la propriétaire mais il me semblait que l’Ancien, à l’Américaine, lui paraîtrait sans doute peu conforme à ses goûts personnels. Finalement, c’était leurs affaires.
Thé, et de nouveau thé, cookies et madeleines, palabres et nostalgies. Elle nous garda trois heures auprès d’elle. Sans doute les trois heures plus ennuyeuses de ma vie...
PLUS TARD…
Loft de 60 m2
Beau balcon.
Boulevard de Port-Royal
Pas à vendre.
Porte-fenêtre grande-ouverte sur les premiers frimas, j’attendais mes invités. Aux branches des platanes dénudés, quelques flocons de neige, s’accrochaient, ici et là. Le long du trottoir d’en face, des voitures s’arrêtaient en double file pour déposer les clients, attirés par la cuisine indienne. Tout était exactement comme je l’avais imaginé lors de ma première visite. En ce début de janvier, les lumières de Noël scintillaient encore dans la nuit. Aucun élément du décor ne manquait à l’appel. Un courant d’air glacé s’engouffra dans le salon.
Les 60 m2 de Wermer étaient méconnaissables. Après mûre réflexion, j’avais confié la décoration à un poulain de Diane, un designer en plein essor, qui s’était chargé de trouver les entreprises, susceptibles de transformer l’appartement vieillot en un haut lieu du design. On avait abattu des murs, percé des ogives, aménagé les espaces ; j’habitais, depuis un mois, un loft haussmanien, une véritable publicité pour Intérieurs sur Paris première. J’habitais…. NOUS habitions.
Rapidement, Michael avait conclu l’affaire pour son Américain. Quand nous nous étions enlacés, au pied de l’hôtel particulier de Madame Auban, réitérant la scène de Deauville, il était hors de question de nous séparer.
– Pourquoi n’as-tu pas répondu à mon mail ? m’avait-il demandé.
J’avais toujours cru au hasard, aux signes du destin. J’avais toujours pensé que les noms de famille, qui jalonnent votre parcours, que les noms de rues, qui reviennent comme un leitmotiv sur votre chemin, avaient un sens profond. Je n’étais pas toujours très douée pour les décrypter mais m’efforçai de les saluer, avec révérence, chaque fois qu’ils se présentaient à moi. Je croyais dur comme fer aux rencontres. Par deux fois, mon passé avait ressurgi. En voulant changer de lieu, j’avais poussé à émerger d’anciennes histoires. Je ne pouvais faire l’impasse sur ces hasards troublants. Pour moi, n’existait ni calcul de probabilités ni coïncidences. Si je n’avais pas tout de suite répondu à Michael, n’était-ce pas parce que mon père avait poussé son dernier soupir dans une clinique qui portait son nom ? La clinique William. Comme si sa mort était déjà inscrite dans cette rencontre. Mais l’amour avait déjoué les sorts.
Nous ne nous étions pas vus depuis combien de temps ? Sept ans ? Dix ? Michael affichait plus de maturité, des cheveux plus longs, et quelques kilos en prime mais il n’avait rien perdu de son charme, et possédait toujours d’adorables fossettes, posées comme deux ponctuations, de chaque côté de son menton maintenant légèrement poilu. Il était calme, posé. Sa voix… Mon Dieu ! Sa voix ! J’avais toujours aimé sa voix. Et j’avais oublié. J’avais oublié combien je l’avais aimé, lui.
J’avais accepté de me souvenir de tant choses et je l’avais oublié, lui !
- J’ai répondu, Michael. Mais tu étais déjà à Paris. Parle-moi de toi. Es-tu marié ?
- Non. J’ai failli seulement. Paris me manquait trop. J’ai voulu revenir. Et quand Astrid m’a dit que tu quittais Gabriel…. J’ai saisi la première occasion.
- C’est tout ce qu’elle t’a dit ?
- Oui. Pourquoi ? Il y a autre chose ?
- Non rien.
Je n’allais rien lui dire. Ou plus tard. Pour le moment, tout était trop beau. Nous nous dévorions du regard, avides de rattraper le temps perdu. Nous ne savions où aller.
- Quel endroit évoque pour toi l’enfance ? m’avait-il demandé.
J’avais réfléchi quelques instants avant de répondre :
- Les jardins d’Albert Kahn.
- Allons-y ! Tu vas me servir de guide. Il y a si longtemps que j’ai quitté la France ! J’ai peur de me perdre dans la Capitale.
Il ne s’était pas perdu et nous avions déambulé dans les jardins déserts. En cette fin d’été, les arbres et les plantes m’avaient paru desséchés par une chaleur anormalement caniculaire. Des pommes, petites et dures, n’avaient pas mûri dans le jardin fruitier dont les fleurs paraissaient grisâtres et fanées déjà. Un moment, nous nous étions reposés sur un banc, au cœur de la forêt bleue. Tout ressemblait à mes souvenirs. Je regardai le ciel. A travers ses nuées, je me voyais, petite fille, assise au côté de ma grand-mère. Je l’entendais parler. Et maintenant je savais combien sa gaieté était apprêtée, combien elle faisait semblant pour cacher ses larmes et les soucis, que mon grand-père lui avait occasionné. Puisque rien n’avait changé, en ce jardin, alors le temps ne pouvait être qu’une vue de l’esprit, qu’un inquiétant effet d’optique. Ma grand-mère allait venir nous rejoindre sur ce banc. Elle tiendrait pas la main, mon père, et en laisse, Nika, la petite chienne de ma mère que j’aimais tant. Elle allait me parler comme lorsque j’étais enfant et me raconter des histoires pour que je ne devine jamais combien la vie recelait de peine, de perte et de chagrins récurrents. Comme Michael était réapparu à mes côtés, elle allait venir, comme allait venir, enfin, l’issue de cet été brûlant.
Mes yeux ne parvenaient pas à se détacher du ciel. Je suppliais de toutes mes forces pour que mon rêve se réalise. Moi, qui avais fini par ne plus croire en Dieu, à peine au Diable, je m’étais mise à prier.
Michael avait surpris la gravité sur mon visage.
- Que se passe-t-il ?
- J’ai de la peine. Des êtres me manquent.
- Les êtres vous manquent et tout est dépeuplé. Classique. Je vais t’aider à repeupler ton monde, mon amour.
J’avais souri. Enfin !
Main dans la main, nous avions rejoint le jardin japonais. Genoux pliés, penchés sur le bord de la petite rivière qui le traversait, nous avions donné à manger aux poissons multicolores. Des poissons Koï. D’une même voix, nous nous étions extasié sur leurs flans, décorés comme des tableaux d’art contemporain. Puis nous avions ri, ensemble, de leur voracité, avant qu’une pluie diluvienne ne s’abatte sur nous, par surprise. Alors, en poussant des petits cris comme les gamins, nous avions couru nous mettre à l’abri sous les fragiles maisons de thé dont l’entrée était expressément interdite aux visiteurs.
Et là, nous nous étions embrassés longuement. Comme à Deauville… il y avait longtemps.
Tout était doux, en ce bout de journée, surgi dans ma vie comme un rêve d’un autre temps.
Et aujourd’hui, quelques mois plus tard, nous attendions nos amis pour pendre la crémaillère de l’appartement que nous avions acheté ensemble. En sortant des Jardins Kahn, Michael avait décidé de ne pas repartir. J’avais déposé là mon enfance et commencé ma vie de femme. Sans femme.
Et là, maintenant, se glissant derrière moi, l’homme de ma vie posait la pointe de son menton sur mon épaule.
Il avait l’air inquiet.
- Je ne connais presque personne, me souffla-t-il à l’oreille.
- Voyons… ! Tu connais Astrid.
- Astrid, d’accord, je suis ravi de la revoir. Après tout, je lui dois de t’avoir retrouvée.
- Tu ne crois pas si bien dire. Tu connais ma mère.
- Je ne suis pas sûre qu’elle m’apprécie.
- Elle n’a jamais apprécié le moindre de mes choix.
- Et, avoue-le, je ne suis pas l’un des moindres !
Loin de moi l’idée de contredire Michael. J’avais longuement mûri cette réflexion : acheter, avec lui, Port Royal. Il était arrivé à temps. Au bon moment, comme un signe du destin. Wermer venait à peine de mettre en vente sur Internet et se préparait, résigné, à un interminable défilé de visiteurs. Il avait imposé à son ami une remise en état des lieux que je découvris époussetés, aspirés, désinfectés du sol au plafond. A tel point que lorsque Michael et moi débarquâmes pour enclencher les clefs dans la serrure, l’appartement était irréprochable. Il me plaisait toujours autant. Les platanes avaient perdu leurs feuilles mais les murs me parlaient toujours. Ce moment du premier instant, celui où soudain, nous nous sentions propriétaires d’un lieu que nous allions transformer à notre image, restera à jamais un moment unique. Et quand, chaque matin, je m’éveillai dans les bras de Michael, j’y repensai souvent. Le rayon de soleil, qui balayait de son faisceau lumineux le couvre-lit de satin, avait quelque chose d’irréel. De beau et de terrifiant. Il parlait des moments de bonheur et des autres, tout autant.
- Referme la fenêtre, veux-tu ? Tu vas nous refroidir, bougonna-t-il gentiment.
- Attends ! Regarde !
Judith sortait de l’officine, serrant contre elle les pans de son vison blanc. Je reconnus celui des grandes occasions. Du deuxième étage, je pouvais voir briller ses diamants, plus violents que l’éclat des réverbères. Pour ne pas glisser sur le sol verglacé, elle s’accrochait au bras d’un bien plus précieux que ses cabochons, son fils aîné, de passage à Paris, alors qu’il étudiait à New York. Comme il avait grandi ! Comment s’appelait-il déjà ? Il rivalisait de charme avec Raphaël et je pensais que Diane n’allait en faire qu’une bouchée. Je n’avais pris aucune précaution en réunissant ces gens si différents. J’avais seulement souhaité que ceux qui avaient compté dans ma vie puissent se parler, ne serait-ce que l’espace d’une soirée. Cette fête n’avait rien d’un mariage, ni même d’une crémaillère, c’était un rassemblement. Je voulais ces témoins à mon bonheur nouveau, sans penser que j’allais présenter le mari à l’amant, la petite amie à l’associée et l’ensemble à ma mère. Il me semblait que le bonheur, mon bonheur, pourrait effacer toutes leurs rancœurs et gommer leurs différences. Après tout, je les avais aimés comme cela, pour ce qu’ils étaient vraiment.
- Rentre ! m’intima, cette fois, Michael, tes premiers invités sont là.
Judith et sa famille venaient d’envahir le vestibule. Lorsqu’elle se débarrassa de son manteau pour rayonner dans une petite chose noire, au décolleté renversant, des effluves de « Shalimar » restèrent suspendues dans l’air. Derrière elle, la porte, à peine poussée, laissa place à une Kim, éclatant de son rire tonitruant. Giflée par tant de joie de vivre et de bonne humeur, j’eus l’impression soudaine que le séjour n’allait jamais être assez vaste pour les contenir. Mais deux secondes plus tard, entrait Gabriel et, avec lui, un courant d’air réfrigérant. Je le vis se décomposer au contact de la main de Michael. Quelque chose en lui venait de lui souffler que ce type-là le menaçait depuis longtemps, plus longtemps sans doute qu’on aurait pu le croire. Tous portaient dans leurs bras des paquets enturbannés, des bouteilles, des boîtes de friandises, et des souhaits de bonheur et de prospérité, à n’en plus voir la fin. Le caniche de maman aboyait déjà devant le buffet. Elle, me tendait maladroitement un présent de forme oblongue, et loin du sex-toy que j’aurais pourtant pris comme un clin d’œil à mon père, je sortis, de son papier de soie bleu France, une vierge au sourire angoissant.
- Tu en feras ce que tu voudras, ajouta-t-elle, pincée. Mais j’ai pensé qu’un objet religieux était la chose la plus appropriée pour veiller sur un foyer. Je l’ai rapporté de Lourdes. Elle est bénie. Et en plus, tu sais,… elle protège les enfants !
Réprimant un éclat de rire, je déposai un baiser affectueux sur sa joue poudrée. Puis, je plaçai fièrement la statuette entre deux objets érotiques antiques, qui me restaient de mon père et trônaient sur une étagère de la cuisine.
- Tu as sûrement raison, la rassurai-je, mon décorateur a pensé à tout, sauf à cela.
Devais-je lui dire que Zarek Schlockoff était orthodoxe et que nous avions dû chèrement batailler pour éviter icônes et samovars, à tous les coins de pièces ?
Je vis ma mère s’éloigner, le port altier, très fière d’arborer une tunique de velours bleu canard, que j’avais absolument tenu à lui dessiner dans l’espoir de lui faire abandonner ses créations Damart. Michael entreprit la conquête de la belle-mère, en la complimentant sur son bon goût évident, que traduisait le collier de strass au cou d’un Alfred, toiletté dans la plus pure tradition du standard.
Les petits groupes se formaient autour du buffet. Comme prévu, Diane ne lâchait pas le fils de Judith dont le physique hésitait entre Richard Berry jeune et le gagnant de la Star Academy 4. Il terminait ses études d’histoire de l’art et vouait au domaine contemporain une admiration sans borne, qu’il décrivait dans des termes si ésotériques que Diane en oubliait d’allumer ses cigarettes. Judith ne savait plus si elle devait arracher « mon fils « , comme elle l’appelait, avec cet accent pied noir - qui revenait au galop dès qu’elle l’évoquait - aux griffes de la beauté ravageuse ou se laisser aller à la fierté d’avoir donné naissance à un garçon aussi savant. Comme elle avalait la dernière goutte de son blue lagoon, elle opta pour la deuxième solution. Elle le couva des yeux, avec amour, puis, apercevant au milieu du buffet, la pièce maîtresse du dessert - un chef d’œuvre de chez Hermé - elle abandonna sa surveillance pour s’en servir une part. Sa gourmandise avait fini par faire pencher la balance.
Gabriel, dans son coin, boudait. Elsa qui fume n’avait pas voulu venir. J’effectuai un rapide tour d’horizon pour m’assurer du bien-être de tous. J’avais mon petit programme. Il fallait absolument que je mette Michael en contact avec ce jeune homme charmant, féru de peinture américaine. Ils auraient mille choses à se raconter sur les States. Il fallait aussi que je présente Judith à ma mère car j’avais hâte de connaître ce que donnerait ce face à face brûlant. Qui de la catholique ou de la juive allait dire la première ? : « Quel dommage qu’ils n’aient pas encore d’enfants ! » Quant à Diane, je savais combien, elle avait hâte de découvrir le visage de la fameuse Astrid. Mais Astrid n’arrivait pas.
Il se tenait près de l’entrée, entièrement vêtu de noir. Il observait l’assistance alors que personne ne prêtait attention à lui. Boulanger, comme toujours, était arrivé sans que personne ne le remarque. Je m’empressai de le rejoindre.
- Que faîtes-vous là, en retrait ? Je vous en prie, venez ! Je ne vous avais pas vu, m’excusai-je.
- J’adore me fondre dans l’ombre.
- Vous êtes l’ombre. Et moi, je ne saurai jamais à qui j’ai affaire.
Car je ne savais toujours pas grand chose de lui, si ce n’était qu’il travaillait pour cette agence, sise non loin des Gobelins, qu’il affectionnait le noir tout particulièrement, et que le mystère était son cheval de bataille. Boulanger m’avait toujours attiré comme les ténèbres. Raphaël était l’ange blanc, Boulanger le cavalier noir. Tous deux s’étaient trouvés à la croisée des chemins sur le parcours initiatique. J’avais cédé à l’un, reculé devant l’autre, sans trop savoir pourquoi la chose ne s’était pas concrétisée. J’avais, en gardant sa main dans ma main, comme un arrière goût de regret. De tous les hommes qui se trouvaient ici, c’était sans doute celui qui me connaissait le mieux. Mais par quel miracle ou magie ?
- Alors ? Il vous plaît ? me demanda-t-il, le regard en fuite derrière ses lunettes noires.
- Qui cela ?
- L’appartement, voyons !
- Ah ! Oui. Naturellement. Qu’en pensez-vous ?
- Que j’aurais aimé vous l’offrir ! Si vous n’aviez pas brouillé les pistes, en me laissant croire que vous aimiez les femmes, je vous aurais aussi trouvé un co-habitant.
- Je sais. Au fait, je ne connais même pas votre prénom.
- Alban. C’est un peu désuet mais…
- Ca a de la classe.
- Si vous le dîtes !
J’hésitai. Notre relation n’allait pas finir comme cela ;
- Qui êtes-vous ? Dîtes-moi !
- Un être venu de nulle part, fit-il d’une voix rocailleuse.
Michael s’était interposé, une assiette de petits fours à la main. Son regard implorait les présentations.
- Alban Boulanger, « le passeur », lui dis-je.
- Le passeur ?
- Ne cherche pas ! Ou plutôt si… Tu te souviens de Charon, le nocher des Enfers ? Et bien ! Monsieur Boulanger, c’est un peu cela. Il n’a pas son pareil pour vous faire visiter les caves de Dracula.
Boulanger fronça le haut de son nez, en remontant ses lunettes, comme il en avait la manie. Il prit un air faussement vexé. Je savais qu’en réalité, il contenait difficilement son envie de rire. Rien n’avait tari la complicité qui existait entre nous. Il s’empara d’un petit four et se dirigea vers Diane. J’étais sûre qu’il avait bien plus qu’un appartement à lui proposer…
L’heure avançait dans la nuit. Tous mes invités étaient là. Sauf Astrid. En fait, je les avais réunis pour découvrir l’appartement mais aussi, bien sûr, visionner, de concert, le DVD du reportage sur la boutique. Cette diffusion aux yeux de Diane était une grande consolation car, comme on pouvait le craindre, les journalistes de Glamour avaient fini par annuler définitivement leur rendez-vous. Je n’attendais plus qu’Astrid pour enclencher le lecteur.
Tout à coup, je m’aperçus que si Alfred digérait tranquillement, sur le canapé, la tonne de nourriture dont on l’avait gratifié, tant il quémandait sans cesse, ma mère aussi manquait à l’appel. Où était-elle passée ? Je la savais imprévisible mais de là à quitter les lieux sans son fidèle compagnon !
Je poussai la porte de la chambre. Elle était assise, sur le lit, devant des clichés alignés. En fouillant mes tiroirs, elle avait trouvé une grosse enveloppe, pleine à craquer de photos de famille. Et elle se livrait à sa distraction favorite : le classement.
- Je me demande pourquoi tu as gardé ça ? fit-elle, acerbe.
- Et pourquoi ne les aurais-je pas gardés ?
- Tu ne vas quand même pas montrer ça à Michael !
« Ca », c’était des photos de mon grand-père, déguisé en Pompadour, lors d’un bal costumé un peu spécial. Radieux, il paradait, au côté d’un ami, dépenaillé en bohémienne. En arrière-fond, on devinait les autres participants. En dépit de leurs accoutrements et des maquillages savants, tous étaient de sexe masculin. Les fêtes de mon grand-père, c’était le Queen avant l’heure, et « ça », ma mère n’avait jamais tenu à ce que ça se sache.
Je lui pris les photos des mains. L’une d’entre elles m’avait toujours intriguée. Curieusement, un homme avait failli à la règle, et s’était travesti en marquis, dissonant au milieu de « toutes ces femmes. » Je n’avais jamais vraiment fait attention mais, à y regarder de plus près, sous la perruque blanche, ces traits fins m’étaient familiers.
- Maman, regarde ! Tu ne la reconnais pas ?
- Qui ? Comment veux-tu que je connaisse les amis de ton grand-père ? Moi, je ne fréquente pas ces gens-là.
- Mais là, voyons, regarde bien, c’est mamie !
- Allons ! Ne dis pas de bêtises et déchire-moi tout ça !
- Sûrement pas !
C’était ma grand-mère. Elle avait poussé l’amour pour son époux jusqu’à entrer dans son jeu pour l’avoir auprès d’elle. Les larmes montèrent. N’en déplaise à ma mère, je l’avais adorée, cette famille. Adorée tant et tant que je ne manquais jamais de lui rendre visite plusieurs fois par an, là où reposait aussi mon père et la tante Henriette. Il y en avait du monde dans cette tombe, à l’ombre des cyprès dans le petit cimetière du Télégraphe, il y en avait des heures de bonheur et d’amour, partis avec eux, reposer sous cette dalle. Et ma mère aurait voulu que j’en aie honte !
- Et, pourquoi, ? Je ne le lui montrerais pas, à Michael ?
- Enfin Laure, il n’y a pas de quoi être fière !
- Il n’y a pas de quoi avoir honte non plus. Par contre, fouiller dans mes tiroirs…
Elle était prête à se mettre en colère. Je l’embrassai sur le front tendrement et la prit dans mes bras. Elle me rendit mon baiser, en ronchonnant.
- Tu es vraiment aussi tordue que ton pauvre père !
Tordu, lui ! Il n’y avait pas plus normal sexuellement dans la famille. Et c’était même le seul point où se nichait son classicisme, ma mère dixit. Et voilà qu’aujourd’hui, tout allait retomber sur lui !
- Range ces photos, s’il te plaît ! On ne va pas se disputer un jour comme celui-là. Que penses-tu de l’appartement ?
- Joli, fit-elle, à contrecœur.
- Et de Michael ?
- Ca durera ce que ça durera. Avec toi, ça ne dure jamais très longtemps.
Elle avait sans doute oublié Gabriel et nos quinze ans de mariage. Je m’apprêtai à le lui faire remarquer quand le sans fil se mit à sonner sur ma table de chevet. Je croisai son regard avec insistance.
- S’il te plaît, maman !
- D’accord, d’accord, je m’en vais.
Je lui tendis les photos. Elle les glissa dans leur enveloppe et rangea le tout dans mon tiroir, avant de sortir avec des airs de reine offensée.
J’attendis qu’elle ait refermé la porte avant de décrocher.
- Allo !
Astrid ? Elle ne viendrait pas. Une voix masculine, enrouée, disait qu’elle ne viendrait pas. Je reconnus celle de sa bonne, Rosa.
Son avion s’était abîmé en mer. Quelque part. J’avais mal entendu sa destination.
J’ouvris la fenêtre de la chambre. En promenant un regard embué sur les branches des arbres givrés, je respirai profondément. En bas, tout prêt du portail, se tenait le vagabond aux allures de Juif Errant. Etrangement, il me regardait fixement.
ENCORE PLUS TARD
Plus tard, bien plus tard, alors que Michael et moi promenions Jessie dans les allées du Parc Montsouris, j’avais appris par un habitant du quartier que Boulanger avait quitté l’agence des Gobelins. Personne ne pouvait me donner son adresse. D’ailleurs personne ne l’avait jamais eu.
Je ne l’avais pas revu depuis la crémaillère.
Il avait dû emporter avec lui notre Juif Errant.
Je ne l’avais plus jamais aperçu de ma fenêtre.
Maman n’aimait pas Jessie.
Et puis…il y avait eu cette exposition à la Bibliothèque Nationale. On pouvait y voir des œuvres léguées par mon père, des pièces rares sorties de l’Enfer. Ensemble, ma mère et moi, nous l’avions visitée… et j’étais très fière.
Post-scriptum : Ah ! J’oubliais : Jessie était une chienne colley, bringée, à poils courts. Michael et moi l’avions choisie dans un élevage de Picardie.
Et faute de progéniture, elle faisait notre bonheur !
Janvier 2008.