A Paris je suis un chien
moujik
A Paris je suis un chien
J'avais le temps de prendre un café en terrasse avant d'aller travailler. Je portais ma solitude avec un certain détachement ce jour-là. Les tables recevaient un timide soleil d’avril, un soleil distant. A quelques mètres de moi, une vieille dame hésitait à tremper ses lèvres dans un grand café crème manifestement trop chaud, et j’eus envie de me lever pour aller souffler dans sa tasse. Les minutes passaient en me faisant de plus en plus mal. Puis elles m’obligèrent à faire un effort que je ne voulais pas faire, que je redoutais. J’interpelai le plus gentiment du monde un serveur qui passait, d’un ton qui avait plus pour but de me calmer que de lui être agréable. Ce dernier m’expliqua qu’il fallait que je m’adresse à un autre serveur qui s’engouffrait à l’intérieur du café sans me regarder. Il fallait donc que je continue à héler, à racoler pour avoir mon café. Moi qui venais le cœur léger, en paix avec moi-même donc avec la terre entière, ce fut comme une claque.
Au café, je suis un chien.
Alors je décidai d’oublier cet incident dérisoire en marchant au hasard. L’air se réchauffait un peu, et cette simple observation me fit du bien. Je regardais les monuments comme un étranger, moi qui suis devenu parisien. J’essayais de glisser un regard dans la vie des appartements à travers les fenêtres sur rue, dans cette intimité qui m’a toujours fasciné, peut-être parce que j’ai peur, que je sais qu’elle est fragile, qu’elle disparaîtra un jour. Comme ces immeubles à demi-démolis, éventrés, et qui laissent voir des murs de papiers peints amoureusement collés par une famille qui croyait en l’avenir. Le papier peint a tenu. Pas le mur. Cette impudeur subite me rend tellement triste. C’est la profanation d’une vie de famille, on n’a pas le droit de voir ça et on regarde jusqu’à se faire mal. Le nez en l’air, je n’ai pas vu cet homme en costume noir et je l’ai bousculé. Un peu sonné, ne sachant plus trop où j’étais, je me suis immédiatement excusé. Mais le passant n’accepta pas mes excuses, me gratifia d’un fielleux « vous pouvez pas faire attention ! » craché de ses lèvres serrées. Je n’étais même pas la cause de la collision pour lui. Je n’étais pas une aspérité sur son chemin. Je n’étais rien.
Dans la rue, je suis un chien.
Je parvins au métro, sentant un sang amer dans mes veines. En entrant dans la station, un vent souterrain venu de nulle part m’apporta l'odeur du métro, cette odeur de renfermé urbain, du mouvement de masse courant dans les entrailles des grandes villes. C’est toujours un peu joyeux un mouvement. Les portes d’une rame bondée s’ouvrirent. Il faisait chaud, la tête me tournait. Je regardais les visages, des visages qui ne veulent pas être là, des visages qui fuient une promiscuité qu’on leur impose. Si l'on pouvait les leur arracher, si l’on ne laissait que leurs corps entassés dans les rames et qu’ils puissent récupérer leur visage à la fin du parcours, nul doute qu’ils diraient oui. Ce serait un soulagement de ne plus regarder, de ne plus être regardé, de pouvoir croire qu’on est seul à défaut d’être aimé. Je pensais être le dernier à pénétrer dans la rame, il ne restait plus beaucoup de place. Mais une foule nerveuse me passa devant et s’engouffra dans le métro. Manifestement, cela ne plut pas à l’intestin de la rame. Je sentis ses convulsions, ses contractions, ses remugles. La porte s’ouvrit soudain et m’éjecta sur le quai. L’animal souterrain, soulagé, partit aussi sec sans la moindre attention pour moi, déjection d'un boyau d’acier.
Dans le métro, je suis un chien.
Alors je me mis à fuir cette ville qui ne m'aimait pas. Je courrais dans les rues, les avenues, les boulevards, bousculant les passants, haletant comme un chien. Je parvins enfin au périphérique, et réussis à enjamber la barrière de sécurité. Au-delà des voies bruyantes, je voyais une ville grise, des bâtiments hétérogènes, tristes. Je voyais des maisons modestes prêtes à accueillir sans poser de questions ceux que la capitale rejetait comme eux l'avaient été. J'étais prêt à troquer la beauté pour un peu de douceur, puis je m'élançais comme dans un rêve. Un camion me faucha à quelques pas de mon but, sur ce bout de périphérique qui est encore Paris. Je n'ai pas réussi.
A Paris, je suis mort comme un chien.