A travers l'objectif

huguesc

La relation entre un homme, son appareil photo, ses diapositives et l'attente de celles-ci...et les déconvenues qui parfois les accompagnent.

J'ai offert à ma fille pour son anniversaire un appareil photo d'occasion. C'est le onzième appareil qui passe le seuil de notre maison. Un bel objet.

Il y a des anciens modèles, là pour la décoration, il y a également ma première acquisition et avec elle l'immersion dans ce monde merveilleux de la photographie. On peut aussi croiser des valises d'accessoires et de filtres, des chargeurs, des appareils compacts, des caissons pour prendre des photos sous l'eau. Je voulais céder à ma fille un de mes anciens objectifs, non par souci d'économie mais plutôt pour faire ressortir de l'oubli certains d'entre eux, et aussi créer un lien spécial qui passerait par le prisme oculaire et ce qu'elle verrait à travers.

Il y a ainsi cette valise dans le meuble de l'entrée qui contient toute une collection de lentilles, et aussi mon premier appareil autofocus. Un Nikon 8008. C'était la version américaine du F801, une bête de course à l'époque. Il trône en retraité dans cette valise avec sa vieille sangle et ses sujets autour de lui : des focales fixes, des grands angles, et quelques zooms.

Il y a beaucoup de métaphores possibles autour d'un appareil photo. L'immobilisation du temps qui passe lors de la prise de vue ; l'appareil comme un écran de protection entre soi et le sujet, la permanence et l'ancrage de souvenirs à travers les clichés réalisés. D'abord la singularité du sujet ou de la scène qu'on veut immortaliser, puis des années plus tard, l'inversement des choses : la photo qui rappelle le souvenir qui, sans elle, aurait disparu. Quel beau compagnon de route que fut cet appareil ! Il m'aura appris à regarder le monde autrement. A m'arrêter. A observer. A imaginer le résultat de mes clichés en noir et blanc quand, dans le viseur, c'était coloré.

Mon Nikon et moi aimions ce délicieux ménage à plusieurs avec tous ces rouleaux de trente-six poses - des diapos, toujours, dans un sac à dos bricolé pour stocker tout cela. Et les voyages. Des tas de clichés ratés ou sans intérêt. Un émerveillement pour les choses, les situations et les gens. Les levers de soleil. L'impossibilité de jeter les mauvais clichés : « on ne sait jamais », mais en fait, si : je les gardais parce que, même ratés, ils m'étaient précieux.

Et que dire de cette sensation si particulière, et aujourd'hui disparue, qu'était l'attente de mes clichés lors du développement? Tout était suspendu dans ces quelques jours entre le dépôt du film à la boutique et sa restitution sous forme d'une boite rectangulaire contenant tous mes espoirs : garder les tickets en lieu sûr, regarder la date et être là, le jour J, fébrile, spéculant, imaginant, rêvant à ce cliché qui l'emporterait haut la main sur ses trente-cinq petits copains et qui finirait agrandi et encadré.

Je ne suis pas nostalgique. Je vis assez bien avec mon époque. Ô, pas forcément à la pointe du progrès, mais avec un sens du pratique,  de la simplification de la vie,  de la curiosité aussi. Je me suis laissé convertir au numérique et j'ai remisé mon « vieux » Nikon dans cette valise. En le regardant couché là, inutile, je me revois immanquablement, mes tickets en main montant l'escalator du centre commercial, arriver chez « photo service », trépigner pendant que la vendeuse cherche dans son bac ces enveloppes en papier avec un numéro et un nom identiques à mes tickets.

Régler, repartir, impatient de trouver un endroit propice, à l'écart, pour enfin déchirer en hâte le kraft, ouvrir la boite de diapositives comme un coffre aux trésors, insérer entre le ciel et moi cet objet carré porteur d'un centième de seconde d'exception, et repartir comme par enchantement sur le lieu de la prise de vue.

Quel rite, quand j'y repense…

Il y eu la Yougoslavie, l'Islande, la Scandinavie. Les Antilles. Plusieurs pays d'Europe.

Le Maroc.

Ô oui…L'attente de ces photos du Maroc, de ces paysages sublimes, de ces mers de nuages dans l'Atlas et des villages en pisé en rentrant d'Ouarzazate. Une interminable attente que celle de ces clichés.

Et puis, enfin,  la joie que je tus, que j'intériorisai quand je saisis les six enveloppes, quand je réglai non sans un large sourire et m'enfuis comme un voleur pour aller mettre fin à cet atroce supplice. 

Sur six pellicules, quatre furent rayées. Quatre fois trente-six photos furent balafrées en leur centre. Je me revois dans ce parc, effondré. Le Maroc est loin. Les souvenirs vont disparaitre, rien ne saura les retenir tant ces photos sont inutilisables.

La cinquième pellicule est surexposée. Les photos sont presque blanches, trop lumineuses. Le développement a tout écrasé, les ocres des villages sont délavés, les cieux sont cramés, les quelques trop rares photos de nous sont inexploitables alors que nous étions si beaux.

C'est un véritable cataclysme. J'enrage et peste, des larmes inondent mes yeux sans que je cherche à les retenir : le problème entre moi et l'attente….et la déception immense à la vue du résultat.

Reste la sixième enveloppe qui contient tous mes espoirs. Sur plus de deux cents clichés, il ne peut m'en rester  que trente-six, et donc, à raison de deux ou trois de belle facture par film, ce voyage au Maroc se voit réduit à peu de chose : la pellicule sur Marrakech, la médina, la place Djema El Fna…

Je me parle, je revois ces visages burinés pris en hâte, presque volés de ces vieux marocains en train de causer….Je les imagine sur les photos, beaux à leur façon, authentiques, et sans fard.

J'ôte le couvercle translucide. Trois rangées de douze diapositives s'offrent à moi.

Je pars de la gauche de la boite, par l'arrière de la pile. Je lève le bras dans ce ciel laiteux.

La photo montre une route droite avec un panneau indiquant l'entrée d'un village à la fin du jour.

C'est insupportable. Je range la photo et m'effondre. J'en prends une autre, la suivante. Même route, même panneau. Sur le bord de la route il y a des gens. On imagine la douceur du soir, les ombres sont longues.

Je pose la photo. Je cherche l'air.

Ce ne sont pas mes clichés.

Je fouille au hasard dans la seconde rangée de la boite : là, on voit un homme décharné en short trop court et à la démarche déhanchée. Il a un dossard sur le ventre qui dit « 806 » et il a sur la tête un couvre-chef fait d'une serviette nouée aux quatre coins. Il est accompagné d'un gamin en vélo qui roule à côté de lui.

Je continue. La photo suivante est parfaite : elle illustre la douleur de cet homme seul avec son effort et sa fatigue. Ses yeux sont creusés, ses traits sont tirés. Il transpire et son débardeur est détrempé. Seul le haut de son dossard est visible et il indique « Paris-Colmar 1994 ». L'éclairage est parfait. Les teintes sont chaudes, la composition est impeccablement réussie. L'homme a une barbe de plusieurs jours et on devine qu'il marche depuis qu'il s'est rasé.

La photo suivante montre le gamin et son vélo. Il a les cheveux trop long, il est vêtu de fringues d'une autre époque. Il a un tee-shirt marqué « Québec » trop petit pour lui. On voit en arrière-plan et un peu flou un homme avec un vieil appareil photo qui cadre et qui prend quoi ? Mystère….

J'imagine la Haute-Marne, en cet été 1994, ses champs à perte de vue entre Vitry le François et Ligny en Barrois. Je subodore que ça s'est passé par là dans la campagne française, rurale, étouffée de chaleur et curieuse de cette distraction passagère annuelle qu'est cette course. J'entends le môme qui va demander à ses parents de rouler à côté du marcheur pendant des heures pour l'accompagner, jusqu'à la nuit tombée, pour pouvoir inscrire dans sa vie un souvenir mémorable. Puis faire demi-tour à regret et regarder le marcheur s'enfoncer dans la nuit, cette nuit qui l'emporte, lui, sa douleur et le son cadencé de sa marche avec lui. Que faire en été quand on est môme en Haute-Marne ? C'est une aubaine, cette course, pour les gens de ce village…

Je pose la photo. Je n'aurai du Maroc que des déchets photographiques et trente-six clichés intrigants, dont la plupart sont de très belle qualité artistique. J'enrage. J'en suis jaloux. Ces photos racontent un pan de vie, bien plus que des instantanés. Elles sont un reportage.

Et il y a quelqu'un qui a mes photos de Marrakech, sans que je sache si les prises de vue de ces vieux édentés étaient réussies. Ils étaient foutrement photogéniques, ça c'est sûr…

 

Je ne suis jamais retourné au Maroc mais n'aurais rien contre. En dépoussiérant mes objectifs dans cette valise, je dépoussière un souvenir oublié. Je ne sais pas ce qu'est devenue cette pellicule du Paris-Colmar 1994. Au grenier probablement, dans une boite à chaussures. Le garçon est sans doute devenu père. Le village aura à peine changé. Le marcheur quant à lui…

Ma fille ne vivra rien de cela. La photo numérique a tué ces possibles inversions. Et elle ne connaîtra rien, et j'en suis navré pour elle, ni de cette insupportable attente, tuée elle aussi par le progrès, ni à quel point celle-ci, malgré ses déconvenues, savait m'être délicieuse….

  • Voir le petit et le grand.... Mode macro. Vision grand champ. C'est tout cela votre texte qui a un doux parfum de nostalgie. J'ai pensé à la madeleine de Proust. C'est un peu cela les photos, non ? Leur incroyable pouvoir évocateur. Surtout quand elles se faisaient plus rares et qu'elles savaient se faire attendre. Merci pour ce voyage dans la Haute-Marne et dans le temps. Et dans tous ces endroits qu'aucune photo n'a retenus....

    · Il y a presque 6 ans ·
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    catherinem

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