Abdelhafid

Georges A. Bertrand

Abdelhafid

 Georges A. Bertrand

 Après une Toussaint, alors que j’étais revenu en Algérie et que je pensais Albdelhafid sur le chemin, enfin, de Damas,  Naïmi, le fils du marchand de pièces détachées pour automobiles, et son plus proche ami, vint me trouver, m’apprit ce qui s’était passé et me donna la lettre.  

            « Cher frère,

Si je prends la plume aujourd'hui, c'est parce que j'ai confiance en vous puisque vous êtes un intime ami même si je ne mérite pas cet égard de votre personnalité honorable. Je vous connais depuis longtemps et tout de suite j'ai su que je pouvais te confier mes secrets.Alors, je vais tout vous dire car, avant, lorsqu’on se voyait chez moi, je n’avais pas osé.Je me rappelle bien que  vous aviez été surpris lorsque, l'autre année, je vous ai annoncé que j'allais m'engager. Mais Monsieur, il fallait me comprendre et je vais essayer de te bien l'expliquer pourquoi j'ai pris cette décision que, je le voyais bien, vous étiez contre.

D'abord, tout est de la faute à mon  père ! Et puis non, c'est aussi de ma faute parce que je croyais que j'étais très intelligent mais ce n'était pas vrai. Faut déjà que je vous explique pour l'école. J'en avais assez et, dans la famille, on me disait toujours que ce n'était pas utile. On pouvait gagner sa vie sans aller perdre son temps dans un lycée, il suffisait de savoir se débrouiller. Et puis on attendait que je décroche pour... vous verrez après...

J'ai donc continué d'y aller à l'école et, sur le trajet, dans le car, je transportais des paquets de haschich, serrés entre mes jambes. Des fois, il y avait des barrages de militaires et le soldat qui fouillait mon cartable n'a jamais pensé qu'entre mes cuisses...Je voulais arrêter le trafic mais j'étais trop faible.

J'écoutais bien tes conseils, Monsieur, mais vous, vous étiez sorti de la misère intellectuelle, pas moi ! Et même que je savais que vous aviez raison, je ne voulais pas qu'on me prenne pour un trouillard. Alors j'acceptais chaque semaine une nouvelle livraison et je gagnais un peu d'argent. Voilà! C'est le premier point que j'avais à vous dire : en m'engageant, je ne serais plus obligé de faire de la contrebande, j'aurais une bonne paye, des voyages et des sorties. La vie réglée, rêvée pour un type comme moi qui n'aurais pas réussi, j'en suis sûr, à trouver du travail avec son diplôme à la noix ! Puis j'ai hésité. J'ai hésité beaucoup...

Mais ensuite, et c'est plus grave, il y eut Aïcha, ma cousine ! Là, toute la famille s'y est mise pour me détruire, et pour la détruire aussi... Même elle avant moi ! S'il n'y avait pas eu ce truc-là, je crois bien que je ne serais jamais parti tout de même. J'ai arrêté la classe et aussitôt mon père parla de me marier. A vingt ans, c'était trop jeune! Je voulais être tranquille. Je causais entre midi et deux dans le Jardin Public avec des copines, des camarades ; ça me suffisait. Mais il y avait des problèmes à la maison, des problèmes d'héritage et il ne fallait pas qu'une certaine oliveraie (j'ai appris ce mot chez toi) échappe à la famille. Alors pour ça, on a organisé une petite fête à la ferme. Moi, je ne savais encore rien de ce qui se tramait. Et on m'a laissé seul dans une pièce (tu sais, celle où vous  veniez  parfois causer avec moi, avec les banquettes que tu disais qu’elles faisaient mal aux fesses et le frigidaire qui ronflait toujours !) seul avec Aïcha... Je n'ai pas fait attention que tout était manigancé. Moi, tu me connais, j'aime discuter de choses et d'autres, et je n'ai pas fait attention... Je vous assure que le piège, il m'a échappé. Je ne suis pas inspecteur comme dans les dossiers extraordinaires de la radio (tu te rappelles nos rigolades à propos du brigadier M. !). Et avec Aïcha, on a parlé et c'est tout! Je te le jure ! Mais voilà on a cru autre chose parmi les invités de la famille. Enfin on a fait comme si on croyait !... Et ce fut l'enfer ! Moi qui pensais que la famille, elle  s'estimait véritablement déshonorée parce que j'étais resté seul avec Aïcha, je ne savais pas que tout cela n'était qu'une mise en scène pour me forcer à épouser la cousine pour le jardin d'olives... La famille de Aïcha, elle, elle n'était pas au courant des affaires de mon père et ça a fait une bagarre du diable, toute la soirée, je ne savais que faire. C'était un jeudi pendant un congé  et tu n'étais pas là. Et après je ne pouvais rien te dire comme ça, cela me faisait trop mal.

Maintenant je peux l'écrire, le temps a passé. Parce que la journée s'est terminée tragiquement : Aïcha s'est enfuie et sur le pont de chemin de fer qui enjambe l'oued, elle a couru. Et elle s'est jetée d'en haut !

Vous ne me croyez pas, n'est-ce pas ! C'est trop incroyable. C'est pourtant la pure vérité. J'en voulais tellement à mon père que je l'aurais tué. J'ai préféré m'engager. Demain je prends le taxi pour le centre de recrutement, d’où je m’envolerai, inch’allah, pour Damas ! je posterai cette longue lettre (excusez-moi d'avance pour cette longueur) d’Alger  parce que je n'ai pas de timbre.

Cher frère,  je ne vous oublierai jamais et malgré que je sais que vous êtes désolé parce que je suis un militaire, j'espère que vous me pardonnerez, ce n'est vraiment pas de ma faute. Il faudra que vous m'écriviez. D'accord ! Et puis vous viendrez me voir. Excusez les fautes. Vous restez mon idole, un modèle pour ma pauvre vie. Mais c'est le destin. Je vous embrasse,

Abdelhafid »

 Tout le temps qu’a duré, plus tard, ma visite à la maison familiale, le père est resté assis, sur un coin de la banquette métallique, et n'a cessé de se passer les mains sur le visage, sur les bajoues, levant les yeux au plafond.

J'ai bredouillé quelques paroles, sans le regarder, tête baissée.

« Le taxi a voulu doubler le camion et il s'est fichu dans un autre qui venait en sens inverse ; les autres, dans le taxi, ils sont morts sur le coup...

-          Et Abdelhafid ? » demandais-je en relevant la tête.

-          Il est resté dans le coma un mois environ… Nous, on est allé le voir à l'hôpital, mais c'était toute une expédition, tu te rends compte ! Plus de six cents kilomètres ! et la mère qui pleurnichait tout le temps, il fallait la supporter elle aussi ! Et puis on venait pour rien, le fils, il faisait que dormir!

-          Mais il a repris connaissance, on m’a dit…

-          Oh, oui, une journée ou deux… Il était pas mal amoché, les jambes brisées, et le bassin… mais c’était surtout la nuque qui avait pris. »

Le père avait mis une main à l'arrière de son cou et il soupira, bailla largement, dans le silence revenu.

 « ... La dernière fois, on lui a apporté des poires...

-          …

-          Et puis, je lui ai demandé s’il voulait autre chose… Oui, qu’il m’a dit… Je voudrais que tu me  

-          ramènes à la maison… Mon garçon, que je lui ai dit, ça, ce n’est pas possible ! »

Et les mains du père rejoignirent son regard vers le ciel sale de la chambre. Avant de passer de nouveau sur les rides de son visage affaissé.

« ... Alors il s'est retourné vers le mur sans plus nous regarder. »

 Le lendemain, il était mort.

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