Abilene, Texas (ville paradoxale)

jean-fabien75

Et si aujourd'hui, on faisait un peu de théorie ?

Inutile de le nier, ça nous est tous déjà arrivé.
Au lieu de dire simplement ce qu'on pense et d'exprimer notre préférence, dès lors qu'une décision collégiale s'impose, on essaye de se mettre à la place des autres afin d'éviter de fastidieuses discussions. On se dit ainsi que l'on va aboutir plus vite à un choix qui satisfait tout le monde.
Je suis sûr qu'il vous est déjà arrivé de vous retrouver à bouffer des moules chez Léon de Bruxelles alors que personne n'aime les moules, simplement parce que vous avez cru que les fruits de mer résoudraient le problème de fer de votre neveu ou encore que votre belle-mère a voulu éviter d'infliger de la viande rouge à votre cousine, militante de la cause bovine.
C'est humain et complètement con (donc doublement humain).

C'est même un peu une spécialité féminine diraient certains : ne pas dire ce que l'on pense directement (c'est tellement plus drôle quand l'homme devine tout seul).
Oui, mais voilà : à vouloir ménager la chèvre, le chou et l'argent du beurre, on se retrouve assez vite à faire n'importe quoi et à confondre le cul de la chèvre avec celui de la crémière.


Le paradoxe d'Abilene
C'est l'histoire d'un couple et de beaux-parents qui ont chaud, très chaud. On est au Texas, la clim' est en panne, tout le monde se dit qu'il faut faire quelque chose. Une discussion s'engage sur les possibilités de divertissement en cette après-midi étouffante. Le beau-père, à qui quelqu'un avait parlé d'Abilene (mais qui est incapable de se rappeler qui), propose alors de s'y rendre pour changer d'air. Le mari n'ose pas s'opposer à son beau-père, car sa femme lui reproche souvent de ne pas assez voir ses parents. Les deux femmes sont surprises de ne pas voir le mari s'opposer à cette suggestion saugrenue et n'émettent donc aucune opposition à ce plan (d'ailleurs, aucune des deux ne connaît Abilene qui est à quasiment 100 kms de là où ils se trouvent d'après Mapquest – équivalent américain de Mappy).
Les voici donc tous les 4 entassés dans la voiture à aller dans une ville que personne ne connaît pour faire on ne sait quoi. Une fois là-bas, ils ont faim et s'arrêtent donc dans le premier snack croisé qui s'avère glauque et de mauvaise qualité. Ils rentrent exténués par la route et la chaleur. De retour chez le mari et la femme, les langues se délient et ils se rendent tous compte que personne n'avait envie d'y aller. Tout le monde avait cependant pensé que les autres voulaient s'y rendre…


L'entreprise moderne
C'est un cas classique de phénomène de Groupthink, dans lequel le groupe a l'illusion que sa décision est collégiale et donc juste, alors qu'en réalité chaque individu est paralysé par les effets nocifs de la dynamique de groupe.
J'aime beaucoup la définition que donne Wikipedia de cette « mauvaise » dynamique :
« Un mode de pensée dont les gens usent lorsqu'ils sont profondément impliqués dans un groupe uni, quand le désir d'unanimité des membres outrepasse leur motivation à concevoir d'autres solutions de façon réaliste. »
C'est aussi un mal moderne de l'entreprise où les aspérités sont lissées, notamment grâce à l'utilisation d'acronymes ou de formules aseptisées pour désigner des réalités qui le sont moins (partenaires sociaux, plan de sauvegarde de l'emploi, équivalent temps plein, etc.) et où l'on assène à longueur de réunions que le groupe est plus fort, tout en dévalorisant toute initiative individuelle qui s'écarterait de la ligne du parti, oups pardon, qui s'écarterait de la politique de l'entreprise. Toute pensée différente est donc écartée, voire punie, car considérée comme une forme de dissidence.

Ainsi donc, le pouvoir est confié aux médiocres qui arrivent à fédérer un consensus mou et à institutionnaliser un immobilisme favorable aux médiocres plus gradés qui leur ont laissé les clefs. Et l'entreprise peut emmener l'ensemble de ses gentils employés qui se tiennent tous par la barbichette (le premier qui pensera par lui-même aura une grosse tapette)… jusqu'à Abilene.


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