AC (2)

boul2neige

On voit comme un bout de papier peint qui se détache nonchalamment du mur sableux, on dirait qu'il baille. le motel est plutôt minable.

Cela ne la dérange pas. Elle ne s'attendait pas non plus à trouver le Lutecia dans la proche banlieue de Mulhouse.

Cela fait presque deux ans qu'elle tourne dans toutes les villes de France pour récolter de la menue monnaie destinée à finir au fond des caisses d'une grosse association humanitaire.

Ce boulot lui plait. Elle a l'impression de faire quelque chose. Même peut-être de vivre quelque chose. Et puis, surtout, elle est libre. La chape de plomb, ce fameux couvercle dont parle Baudelaire, cachant le ciel, a disparue. Elle voit ce qu'elle veut, qui elle veut, ses mains, ses bras, sa gorge, ses pas, sont délivrés.  Ses mouvements lui appartiennent enfin.

Même quand il pleut, il fait beau.

Ses fesses lui disent à quel point le matelas sur lequel elle est assise est mal foutu. Mou voire fondant comme un vieux camembert la plupart du temps, il laisse échapper quelques ressorts retors qui se plantent dans ses muscles en rigolant.

Bien évidemment, l'artifice des paradis poudrés, brûlés et parsemés de tabac, liquides restent collés à son quotidien. On ne peut pas tout lâcher du jour au lendemain, il faut garder des repères, tant pis si ils sont fantasmés.

Elle est restée solitaire aussi. La preuve, toute son équipe, ses coéquipiers de récoltes en espèces sonnantes et trébuchantes, est allée se dévergonder, leurs jeunes excitations dans la main, dans une boite minable aux spots tapageurs qui salissent la nuit blanche de leur rose baveux.

Ils auront sûrement des épopées à raconter demain. Leur liens seront renforcés, tenus par un nouveau vécu indélébile d'une soirée de bourrés débiles. Demain ils seront des frères entre eux. Et moins avec elle peut-être. On ne peut pas dire que ça ne lui pique pas un peu la peau de penser comme ça, d'être légèrement à l'écart des pulsions vitales du groupe. Souvent elle en est même au coeur, mais ce soir elle leurs préfèrent cette bonne vieille amie.

Sa solitude.

Le robinet du placard salle de bain goutte. Elle tente de se lever. Cela ressemble plus à une danse de dindon ordonné par le jeu pervers et fuyant de l'armada de ressorts matelassés.

Elle est loin de ses deux petits amis restés à Paris. Cela se trouve, ils sont entrain de manger ensemble, discutent de futilités ne s'imaginant pas que l'autre vagabonde sur ses courbes de jeune femme à l'endroit précis où l'un attarde ses rêves depuis quelques secondes. Avant de prendre du sel.

Cela lui fait du bien de les savoir loin d'elle. Elle rentre dans une semaine et ça, ça l'angoisse. Retrouver cette ambiance que, quelque part, elle a fuit. Chaque lieu de vie a son essence, son caractère, faîte d’odeurs et de rites instaurés par ceux qui y habitent. Et elle n'a pas forcément envie de revoir tout de suite la sienne.

Elle sait qu'à peine la porte franchie, elle s'immergera dans cet air fait de regards, de bras et de corps familiers, d'émissions de télé redondantes, de petits plats bios, d'odeur de poêle sans beurre, de savon à la rose.

Ici elle bouillonne. Elle peut croquer n'importe qui. Ici, avec son équipe, avec sa solitude et son mur décrépit, comme demain à 500 bornes dans une autre ville, elle peut tenter. Elle peut essayer, prendre des risques, ça ne sera jamais gravé sur l'ardoise noire en dessous de "ça va te retomber dans la gueule".

Rien qu'en y repensant, à cette vie rampante qu'elle rejette maintenant, elle sent un gremlins lui serré l'intérieur de la gorge et elle file un coup de pied vengeur au sommier métallique bringuebalant. Ses converses en veulent encore. Elle en remet deux trois de chaque jambe.

Ça l'amuse.

Rien n'est gravé ici. Juste dans sa tête. Elle fait ce qu'elle veut.

Elle décide de se rouler un cône et augmente le son de son i-pod pour se mettre dans l'ambiance.

Elle aime le punk français. Personne n'est parfait mais comme tout le monde autour d'elle écoute ça, elle ne se rend pas encore compte de son égarement musical.

Les Ogres de Barback gueulent, elle aime travailler comme ça. Rencontrer les gens, leur montrer comment certains vivent derrière ces milliers de kilomètres où elle n'est pas encore allée. Elle échange, elle transmet, elle apprend autant avec le badaud moyen qu'avec ses collègues. De belles rencontres et des défis. C'est bon d'être quelqu'un.

Les ressorts continuent de couiner hargneusement pendant qu'elle caresse de sa langue ses feuilles pour emprisonner les miettes consumables. La nuit promet d'être une vraie bataille.

Des fois, comme juste à l'instant, elle repense à ce petit gars nerveux qu'elle a rencontré il y a déjà  deux ans maintenant. Celui avec son regard fiévreux. Presque tremblant. Les mots se bousculaient dans sa bouche tellement il semblait vouloir les lui offrir. Ils se bousculaient avec une certaine classe. C'était touchant.

 Il était généreux, tellement qu’il en imprégnait le bar, tellement qu’elle se rappelait de lui. Elle ne connaissait pas de gens trop comme ça. Il était beau.

Mais elle le voyait comme un camé qui devait passer des nuits bien noires. En témoignaient ses vilains problèmes de peau, ses cernes violets, ses grattages réguliers. En plus, à ce qu’on disait il couchait avec tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un mammifère femelle. Sa réputation le précédait, c’était un coureur quoi. Et savoir qu'il ressortait la même soupe à n'importe qui, toute séduisante qu'elle fut, la rendait informe et fade. Enfin, elle en avait marre des drogués. Trop de prise de tête. Elle lui avait fait comprendre qu’il pouvait aller coucher ailleurs. Il n’avait pas apprécié. Dommage quelque part.

De toute façon, elle avait ce qu'elle voulait sous la main, comme ce petit naïf qu’elle avait rencontré hier, un vrai jouet, et pouvait en changer demain.

Le cône répondait maintenant par ses crissements de cendres carbonisées aux ressorts enfin apprivoisés.

Elle se leva d'un bond et tira d'un coup sec sur la lichette de papier peint comme on arrache une page pour en écrire une nouvelle. Forcément plus belle.

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