Accident, nom commun.

thehalchemist

            La lueur du réverbère éclairait les bordures d'un trottoir affaiblit par les innombrables marches des fils d'Adam. La rue ne ressemblait plus qu'à un vaste rang de fantômes égarés, et seul le ciel inévitablement ténébreux de la nuit osait pointer du doigt cette nouvelle normalité. Seul, j'errais parmi ces fantassins de vent.

La neige s'effondrait en de minimes météores qui arpentaient le ciel pour finalement cacher mes pas et s'écraser contre le sol froid. Le lieu s'en allait disparaître, se mouvoir en elle.

Moi aussi, je me mouvais en elle. 

Elle infiltrait ma peau, blanche et frissonnante comme un parasite dans mon organisme, le monde que je venais de m'imaginer subissait un retournement de situation. Le béton d'un sombre trottoir se transformait en nuages évanescents tandis que mon corps se rendait invisible, pour finir inexistant. 

Si un rayon lumineux avait soudainement percé le plafond spatial, il aurait suffit que je lève les yeux pour que tout devienne océan, que passivement, ce monde s'écoule. 

Mais à cet instant, ce n'était pas le cas. A cet instant, ce monde n'en était pas encore là. 

Il résistait intelligemment, se maintenait fébrilement. Ma micro sphère d'humanité tenait toujours en l'air. 

C'est alors que progressivement les choses semblaient se dévoiler, que ces fantômes devenaient humanité.

J'avais vu des étoiles au lieu des vitres de l'immeuble qui me faisait face et senti la brise polaire de l'Arctique au lieu d'une simple ventilation. Les détails s'illuminaient lentement tandis que les bruits trouvaient une signification dans mon esprit lancinant. Le tout m'apparaissait en fin de compte comme un tableau de Salvador Dali. Je me trouvais à la lisière de ce que vivait mon esprit, d'un côté ; et le reste du monde, de l'autre.

Tout perdait de sa force, de sa lumière, de son tragique, mais aussi de sa grandeur. C'était un combat sans fin et un combat pour rien. Une question me venait donc à l'esprit : avais-je rêvé tout ce temps ? Etais-je "mort" ? Je ne suis pas plus au courant aujourd'hui. Je vivais un éveil dont j'ignorais la cause, un éveil qui n'était en rien agréable. 

On klaxonne.

J'entendais plus qu'un bruit. J'entendais un signal, une interpellation dont les échos se faisaient envahissants et porteurs de vérités. Il fut le plus doux des ultrasons les moins supportables. Peut-être parce qu'il fut le premier à me remarquer ou bien parce que je fus le premier à le remarquer. Dans mon monde, les choses semblaient perdurer tant que l'imagination et le rêve prenaient le dessus sur des platitudes numériques. 

Mais ce monde s'effilait, il se désintégrait sans que je ne puis l'en empêcher.

 Ce que j'avais crée n'était en fait qu'une bombe dont la destruction devenait inévitable et dont le décompte malmenait constamment mon cerveau. 

             "Je suis moi-même une création qui vit dans d'autres créations."

C'est ce que je voyais hier. Chaque vitre et chaque fenêtre devenait un miroir de mes confrontations.

Et malgré les échecs, nous, être humains, ne pouvons que continuer à croire en la présence d'un peu de magie dans nôtre monde. Nous ouvrons la main en espérant qu'une étincelle s'en échappe soudainement pour nous indiquer un chemin, une porte, un tunnel, une ouverture vers autre chose. Nous sommes tant déterminés à assister au miracle que nous le faisons apparaître devant nos yeux. Mais certains échappent à la règle. Certains ont décidé de ne pas avoir de miroir chez eux tandis que d'autres érigent des immeubles couverts de réfléchissants. Ces gens m'entourent et m'interprètent. Nous nous reflétons mutuellement et aussi intimement que possible. Il est possible de reconnaître une part de nous sur chacun des visages qui composent ce monde, cette ville, ce restaurant.

                                                "Un restaurant..."

C'est le lieu dans lequel je me trouve. Il n'aura fallu qu'un instant pour que cet endroit m'apparaisse, dés lors que j'eus décider de cligner de l'oeil. Un restaurant vide avec des rideaux rouges, une ambiance boisée, un serveur au costume propre et aux chaussures brillantes. Il semble tout droit sorti d'une publicité mensongère. Il me sourit, m'invite à m'assoir à la table 8. Une table réservée.

Je décide donc de le suivre dans ce voyage de quelques minutes aux intonations éternelles. Il y a un orchestre de jazz au fond de la salle principale, les cuisines sont vides, et je me surprend à savourer le néant de cet établissement fantôme. Je vogue entre les chaises, les tables et l'orchestre qui semble interpréter avec chaleur humaine des oeuvres d'outre-tombe. Elles m'animent tout comme je les anime, moi, seul et unique récepteur. Tout prend forme et se déforme, s'agrandit et rétrécit... Rien ne semble alors définitif. Les meubles s'ouvrent et détiennent des secrets inavoués, les verres se remplissent et se vident sans se renverser, et je discerne dans chaque recoin un monde de festivités. Ici aussi, on célèbre quelque chose. On célèbre un départ, un retour, une union, mais aussi une séparation. Chaque paradoxe se reconnait et s'assemble dans chacune des notes qui traversent cet univers clos. 

Elles m'élèvent. Je me sens porté, emporté et déporté dans un lieu sans gravité. J'ai quitté le sol, celui-ci s'est dispersé, a fui, au loin de toute raison. Le vide me fait marcher plus loin, voler plus haut. Il me prétend capable de m'unir au soleil, de m'intégrer à son règne ancestral. Il est seul sur les autres. Il se suffit à lui-même. Si grand soit sa lumière, si grand soit mon pas, un chemin de décomposition. 

Mon corps planerait alors en minuscules particules poussiéreuses, danserait éternellement à la gloire d'une entité divine naturelle. Ma propre entité. 

J'approche encore jusqu'au contact final, et je sens les vents solaires désintégrer des couches de mon existence. Elles s'effacent comme l'encre d'un livre, s'éparpillent sur des années lumières, m'allègent définitivement. Il ne reste que l'origine, la première version, l'hypothèse à confirmer. Elle tend la main, s'apaise et se consume dans l'absolu. Elle rejoint quelque chose, quelqu'un, quelque part et rien ni personne nulle part. Elle s'obstine et se défend. Elle cherche à se prouver elle-même, jusqu'à ce que qu'elle ne puise et ne puisse plus, que tout explose et disparaisse. 

Et tout s'éteint. 

On assiste à un scène de vide, une comédie du néant. On rit tous de rien, le résultat d'une même catastrophe humaine ou bien d'une erreur passagère qui se produit chaque jour.

L'échelle est pièce maîtresse de la tragédie, et chacun dicte ses mesures. 

On espère tous que si elle se produit, on ne sera pas seul à l'observer de là où on est. On ne sera pas seul à comprendre.

Mais il existe un point de départ à toutes explosions, un fil conducteur qui nous permet de revenir au commencement. En tant que spectateurs du tragique, nous sommes le dernier maillon de la chaîne, celui qui aura l'information, celui qui permettra la récidive car il ne suffit que d'un regard pour que la tragédie transparaisse et revienne à la vie. Autre part.

L'humain est à la fois sage-femme et croque-mort du drame : il le fait naître et disparaître. Et je crois qu'il se meurt de mon côté. Je vois de ma table des couleurs scintiller, fuir, et enrober la grise urbanisation. 

Elles se plient à la surface tel le papier cadeau d'un présent mal adapté. Un présent auquel on ne s'attendait pas. Le genre de surprise qui ne nous évoque que de l'égarement : on ne sait ni comment réagir, ni comment s'en servir. En dépit de ses efforts, même le plus grand des curieux ne pourrait combler sa déception, mais comme chacun, il accepterait. 

Il mettrait sa curiosité à l'épreuve pour trouver une raison ou un événement qui justifierai ce choix, le choix du présent. Mais il n'y parviendrai jamais, et il transmettrait le cadeau et sa quête à un autre curieux. 

C'est à moi qu'il est transmis aujourd'hui, et ce que j'y vois est sans réponse. 

C'est pour moi que le hasard expose l'insensé, dans l'espoir que j'y trouve un sens.

Nous sommes donc de nouveau en confrontation.

Une fenêtre seule nous sépare. Plus précisément, la baie vitrée d'un restaurant. Je suis à la table 8, collé contre la vitre, je regarde et idéalise nos retrouvailles à partir de souvenirs de sitcoms américains.

"Hey buddy ! What's up ? Long time no see..."

    J'ai déjà vu ça, j'en ai déjà eu peur. Ce monde est science. Il te lobotomise, te fait sourire et te rééduque jusqu'à ce que tu ai atteins le seuil autorisé. Sur une échelle de liberté, je dirais qu'il se situe juste avant "L'Evasion." 

C'est un temps fuyard qui m'a donné l'habitude de m'enfuir moi aussi. Et c'est un homme fugitif qui donne au temps l'habitude de le rattraper. 

Il est là : entre les immeubles, dans le ciel, derrière la fenêtre, à table en face de moi. Il te dit "Non."  

Mais il te dit aussi que ton verre est vide. Zut. "Garçon ! Un autre s'il vous plait."

Et il se presse. Génial. Tout ça parce que je suis cerné par de nombreux cercles d'amitié et de familles inébranlables. Tous ces gens parlent fort, ils rient, leur humour ravageur mouille la nappe de gouttes minuscules. Quand l'homme rit, il pleut sur le "microcosme". Le bonheur des uns fait le malheur des autres.

En fait, je n'avais rien remarqué jusque là. De même que les vitres sont sales, les lampadaires en deviennent flous, la lumière qu'ils dégagent ressemble à des tâches de tipex. 

Je m'aperçois soudain que les étoiles sont parties, l'immeuble est éteint. 

La neige commence à fondre et bientôt, on pourra tout voir. Absolument tout : 

les montagnes de déchets qui s'agglutinent au bord des poubelles, les derniers cadavres allongées dans les ruelles, les témoignages muraux de notre jeunesse dorée. Les gens ressortent, il partagent entre eux et se partagent eux-mêmes. La tempête est passée. 

Tout va mieux, le livreur de pizza pourra travailler ce soir. Peut-être même que je me surprendrai à ressortir mon vieux costume de super-héros, il est créateur d'espoir. 

"L'addition s'il-vous-plait !"

Il est l'heure du combat. Je passe par la grande porte, je met mon manteau-costume, enfile ma cape-écharpe et mon bonnet-masque. Je suis prêt. Chacun de mes pas fait trembler la Terre, la lueur du réverbère éclaire toujours les bordures d'un trottoir affaiblit par les innombrables marches des fils d'Adam. Ils me rejoignent les uns après les autres. Ils me ressemblent. Ils se matérialisent, prennent forme. Ils courent derrière moi. Quand je m'apprête à crier, ils ont déjà la bouche ouverte. Ils connaissent les mots. Ils sont gravés dans leur mémoire tout comme dans la mienne. Une nouvelle vendetta. Un cri universel. Il y a bien quelque chose à faire dans ce monde, quelque chose à changer pour que l'on soit tous satisfait. Pour que l'on s'acclame tous les uns les autres. Il y a de nouvelles Tables à forger, de nouveaux commandements à écrire. Ils diraient que nous sommes nos propres dieux, que nous sommes nos propres voeux. Ils diraient que nous devons reconstruire une nation, briser les glaces, supprimer les portes, effondrer les murs.

Il reste toujours un drapeau à brûler, un tableau à peindre, une photo à prendre ou un article à écrire. Il reste une guerre à déclarer et un fort à assiéger. 

Alors nous grimpons tous au sommet de quelque chose : immeuble, monuments aux morts, lampadaires, maisons et magasins ; et on crie encore avant de passer le pas. Ce sont des mots qui n'ont aucune syntaxique, mais émotionnellement, ils veulent dire quelque chose. 

Ils sont désormais tous suspendus aux sept merveilles du monde et il suffit d'attendre qu'un premier lâche prise pour qu'un second l'accompagne dans sa liberté. Tour à tour, nous sommes des milliers de moi à s'interrompre dans le vide, a préparer un tremblement de terre humain. 

La chute est lente, insoutenable, mais aussi impatiente. Elle doit modeler la Terre, l'enfoncer, creuser un trou et former un nouvel Armageddon. 

Qu'au premier rapport entre l'homme et sa création, tout disparaisse. 

Mais à l'instant où tout s'écroule, je suis seul à terre, allongé au milieu d'une route infesté d'embouteillages. Il y a une ambulance, des pompiers et des policiers. On leur a fait croire qu'un drame c'était produit ici. Il n'y a qu'un homme assommé en plein milieu de la route. Les lumières s'échappent tels des feux-follets et les spectateurs s'apprêtent à partir à l'instant où j'ouvre les yeux. 

Je suis le héros de la pièce, et je n'ai fait pleurer personne. On remercie les figurants de s'être présentés sur scène, on ne les rappellera pas. 

L'un d'eux s'approche et m'aide à me "réveiller".

Apparemment, une voiture m'a heurté quand j'ai voulu rejoindre le trottoir d'en face après avoir quitté le club de jazz du coin et siroté quelques verres bien garnis. Il me dit que je sors d'un K.O. de plusieurs minutes et insiste sur ma perte de mémoire. Je lui dit que je n'ai aucun souvenir de cet accident, mais il insiste pour obtenir une réponse.

" J'ai rêvé de la révolution d'un peuple de clones imaginaires qui tentait de créer un tremblement de terre géant en sautant de la Tour Eiffel et de l'Empire State Building en criant des mots qui ne veulent rien dire après avoir tapé un sprint dans les rues d'une ville fantôme."

Après quelques tests, il me regarde d'un air sérieux et me dit :

"Vous aviez un taux important d'alcool dans le sang. Trop important. Faites attention à ce que vous buvez, peut-être que la prochaine fois vous ne survivrez pas aux extravagances et à l'imprudence que l'alcool vous procure."

Il voit que Je m'attendais à ce discours d'une rengaine interminable. J'affiche alors un air déprimé et un regard plaintif. L'ambulancier s'approche tout sourire, me tape sur l'épaule d'un air fraternel, prend un ton comique et me dit :

"Faut pas que votre esprit s'emballe comme ça monsieur !"

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"Silencio."

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