Achromatopsie
Yeza Ahem
Ce matin, mon drap est noir. Pourtant, hier il était violet, de la couleur des prunes mures. Je me frotte les yeux, mais non, c'est sûr : j'ai perdu dans mon sommeil le violet. Cela va de plus en plus vite. Il y a quelques mois, l'arc-en-ciel faisait partie de ma vie, et je n'y prenais pas garde.
Le premier à disparaître a été le jaune, celui du mimosa et des canaris. Des cocus aussi, à ce qu'on dit. C'est arrivé un jeudi, alors que je regardais un parterre de pissenlits. Les fleurs étaient jaunes, puis jaunâtres, puis grises. Je devais être fatigué. Une poussière dans l'œil, peut-être ? Je n'ai pas pris le temps de vérifier : la ville m'attendait.
La ville.
C'est facile de ne pas y faire attention, à la disparition des couleurs. En tous cas ici où les toits, les murs, les trottoirs... tout est revêtu de gris. Sauf le T-shirt de mon boulanger. Il est rouge, et promeut un groupe de musique dépassé. Il en a 7 m'a-t-il avoué. Tous identiques. Un par jour de la semaine. Mais aujourd'hui, il a changé. Son T-shirt est gris foncé.
Après, cela a été le bleu de ma carte, du ciel et de la mer. Puis le orange de mon petit-déjeuner, du pull de la voisine et de mes chaussettes écossaises. Après, ça a été le vert. Et j'étais triste : plus de pelouses, feuilles tendres et petits pois. Heureusement, j'habitais en ville.
Ensuite l'indigo du foulard de ma concierge, et des vieux cahiers de la grand-mère, stockés au grenier. Puis le marron des châtaignes, des troncs d'arbre et des crottes de chien. Et enfin le violet, ce matin. Mon monde n'est plus qu'en noir - gris - blanc. Me voilà éjecté du monde coloré. Heureusement, les nuances sont encore là.
Le gris... et si, lui aussi, disparaissait ? Mon monde serait alors en noir et blanc, manichéen. J'aime, j'aime pas. Là, pas là. Ailleurs, ici. Toi, Lui.
Non. Je ne veux pas d'un monde comme celui-là. Je veux à jamais garder le gris de l'humanité.
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