Adeline s'envoie en l'air
Sophie Marchand
Adeline est un vampire. Pas un vampire comme celui des Carpates mais ça y ressemble quand même.
Elle est née et a grandi quasiment « autiste », ne comprenant rien à ce monde dans lequel on l'avait propulsée sans qu'elle ne demande rien. Alors elle s'est tenue soigneusement à l'écart et a essayé de comprendre.
Elle a lu tous les livres et dans ce qu'elle lisait elle trouvait des clés mais elle y voyait aussi tellement d'ignorance et d'arrogance. Ce en quoi, elle était un peu injuste car elle se servait de ce qu'elle trouvait d'un côté pour fustiger ce qu'elle trouvait de l'autre et vice versa. Un jour elle en a eu assez de cet aveuglement et elle s'est mis à les rejeter en bloc.
Alors elle a décidé de s'attaquer au réel, elle a voyagé sur quasiment tous les continents : après l'Europe, l'Afrique, l'Asie, elle a découvert l'Amérique…
Elle a allongé tous les hommes qu'elle a trouvés sur son chemin, les a accouchés les uns après les autres, leur faisant cracher ce qu'ils avaient dans le ventre. Certains cependant se sont méfiés, ont résisté, s'étonnant « pourquoi poses tu tout le temps des questions ? » mais ils se laissaient aller peu à peu à raconter. Elle entendait toujours les mêmes récits de désirs, de peurs, les mêmes défenses, le même aveuglement qui faisait qu'ils se prenaient dans les mêmes chimères, se cognaient dans les mêmes obstacles.
Ceux qu'elle interrogeait mourraient peu de temps après, comme si le fait de lui avoir livré leur histoire les avait privés de leur substance vitale. Au début, elle s'en est un peu étonnée puis elle s'en est désintéressée continuant sa quête inlassable.
Puis un jour, elle a décidé qu'elle en avait assez vu, assez entendu et qu'il y avait peu de chance qu'elle trouve quelque chose de différent. Elle avait mordu dans la pomme de la connaissance et n'en gardait qu'un goût amer même s'il lui semblait qu'il lui restait encore un voile à déchirer, celui qui lui donnerait peut-être l'explication de tout le reste. Mais elle se sentait lasse, pas convaincue d'être satisfaite de ce qu'elle allait peut-être trouver derrière le voile. Le moteur qui l'avait portée toutes ces années qui avait été sa source de plaisir chaque fois qu'elle comprenait quelque chose de plus dans l'humain s'était arrêté et plus rien ne la portait en avant.
Elle a décidé de s'appliquer le même sort qu'à ceux qu'elle avait croisés sur son chemin.
Elle a voulu que le destin choisisse entre le fleuve et le train et a laissé aller ses pas…
Elle a failli se cogner dedans, il était haut comme trois pommes, cinq ans peut-être. Il lui a dit « Madame, tu peux m'attacher mon lacet ? ». Alors, elle s'est accroupie sans répondre et lui a noué son lacet. Puis, elle s'est relevée et a repris sa marche. Elle a senti qu'il l'avait rejointe et l'attrapait par la manche. Elle s'est retournée, dans sa main il avait un misérable pissenlit qu'il lui tendait, alors elle a pris la fleur puis elle a décidé de retourner chez elle pour la mettre dans un peu d'eau.
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Adeline a senti l'odeur familière qu'elle aime et craint à la fois : une odeur de soufre.
Elle sait que c'est le signe. Alors, elle regarde à gauche et à droite, étonnée : seulement un couple âgé et deux femmes qui sont attablées un peu plus loin.
Dolorès, son amie s'est arrêtée de parler et a suivi son regard.
Elle lui dit « Tu cherches quelqu'un ? »
Adeline répond « non, pas du tout, excuse-moi, je t'écoute ».
« Bon, il faut que je te dise quelque chose, tu plais beaucoup à mon frère ».
« Nous y voilà » pense Adeline en relevant lentement le nez de son assiette, son regard devient plus aigu, elle fixe son amie de toujours, marque un temps puis répond : « j'ai cru remarquer ça la dernière fois que je l'ai vu ».
« Je suis étonnée, c'est pourtant pas la première fois qu'il te voit, enfin, remarque il ne t'a pas reconnue quand tu es arrivée, il est venu me demander tout de suite qui tu étais. Peut-être ta coiffure, ta robe, en tout cas, tu lui as fait de l'effet »
Adeline répond «il me plaît aussi mais parle moi un peu plus de lui, qu'est ce qu'il devient ? On a très peu eu le temps de parler lors de ta dernière fête, il m'a simplement dit qu'il était rentré de Cuba»
Son amie enchaîne «Oui, il est resté deux ans à vivre là-bas de façon très rustique, il a développé la ferme où il s'était installé et puis un jour il a décidé de rentrer».
« Et sa femme ? ». « Elle vit en Suisse, ils se voient très rarement, elle le trompe tu sais. »
Plus tard Adeline a réglé l'addition et a embrassé tendrement son amie.
Elle l'a revu, il a emmené un client grec à la petite soirée organisée par son amie et raconte une blague en anglais pour son client qui ne fait pas rire Adeline. Il a fait un gaspacho bourré d'ail, Adeline n'en a pas voulu. Son amie lui a dit avec un clin d'œil « c'est bon pour la circulation du sang, surtout pour un "hombre" ».
Adeline annonce qu'elle part en vacances le lendemain. Il réagit « je pensais te voir cette semaine, je suis en congés également. » Elle lui répond sur le même ton « Eh bien viens me rejoindre ». Il lui sourit sans rien ajouter.
La soirée avance, les personnes s'en vont les unes après les autres, ils n'ont pas eu le temps de parler en tête à tête et elle le sent devenir nerveux, il la regarde de plus en plus, elle sent qu'il a peur qu'elle ne s'en aille avant qu'ils aient pu parler. Il annonce à la cantonade qu'il doit ramener son client mais qu'il va vite revenir. Son amie lui dit en riant « je ne l'ai jamais vu aussi pressé de se débarrasser d'un client et il m'a dit de te retenir ».
Elle l'a attendu, il a mis la musique à fond dans le salon, de la musique des Indiens d'Amérique du Nord qui apparemment sont sur le sentier de la guerre.
Ils ont parlé très longuement une bonne partie de la nuit puis se sont endormis au petit jour, les Indiens s'étaient tus, fatigués. Apparemment, lui aussi car il ne s'est pas réveillé. Adeline lui a adressé un dernier regard et est partie discrètement pour ne pas réveiller son amie.
Quand son amie l'a appelée 3 heures plus tard en pleurs et qu'elle lui a parlé d'arrêt cardiaque, Adeline lui a dit sa surprise et sa peine, lui a demandé de la tenir informée pour la suite puis elle s'est allumée une cigarette, la première de la matinée, la meilleure.
Il fallait qu'elle prépare sa valise.
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Elle trébucha sur un comédien italien prénommé Stefano.
Adeline attendait l'amie qui était venue avec elle dans le hall du théâtre : la pièce ne l'avait pas déçue, un « one man show » dans lequel le comédien racontait sa vie, le parcours qui l'avait mené de son enfance napolitaine jusqu'à la plus lumineuse compagnie théâtrale française.
Elle ne s'était pas ennuyée une minute, n'avait plus conscience ni de l'inconfort de son siège ni des quintes de toux qui traversaient sporadiquement les rangs du public.
Elle sursauta quand elle sentit une main sur son épaule et se retourna. C'était lui.
Elle fut surprise de le trouver si imposant, elle qui ne l'avait vu que de loin pendant tout le spectacle.
Tout d'abord, il s'excusa lui disant qu'il l'avait prise pour une autre puis subitement elle eut l'impression que son regard plongeait à l'intérieur d'elle et la devinait entièrement.
Sous l'emprise, elle faillit reculer d'un pas. C'est la vision de sa bouche sensuelle et douce qui la retint.
Il lui dit « j'aimerais bien parler un peu plus avec vous, donnez moi votre numéro de téléphone». Elle s'exécuta de façon quasi automatique.
Le lendemain, il l'appelait, lui proposant de le rejoindre le week-end suivant à Rome où il se rendait pour un casting.
Après avoir accepté, elle eut peur pour la première fois, se sentant prise au piège, elle le sentait plus fort qu'elle et se dit que cette fois-ci c'est elle qui allait y laisser sa peau.
Adeline arriva dans la matinée et se rendit de l'aéroport au centre ville en train : elle aimait se trouver au milieu des gens et imaginer qui ils étaient puis elle prit le métro pour se rendre à l'hôtel où il logeait, en plein centre de Rome.
Elle fut à peine étonnée d'apprendre qu'il avait commandé un repas pour eux deux dans sa chambre.
Elle adorait sa pointe d'accent ainsi que son rire franc et chaleureux qui fusait quelquefois.
Il la fit parler tout le temps, elle savait qu'elle courait à sa perte mais ses paroles la débordaient, sortaient de façon incontrôlable.
Elle lui posa une seule question : «tu vis seul ?» et il lui répondit avec un sourire grave « comment pourrait-il en être autrement ?».
Puis ils décidèrent de sortir se promener dans la ville mais il en fut différemment.
Un regard appuyé, un geste ébauché, ils basculèrent tous les deux et commencèrent un autre périple dans Rome :
ils se défièrent Place Navone, elle l'éperonna Place du Capitole, il l'écartela Piazza Bocca de la Verita et elle demanda grâce Place Saint-Pierre mais c'est elle qui lui donna l'estocade finale sur la Piazza Colonna.
Ils s'aimèrent définitivement Place d'Espagne et se répandirent devant la fontaine de Trévi.
En fin d'après-midi, ils sortirent se promener Campo dei Fiori, se régalèrent de «gelato al limon» puis se mirent à rêver tout haut des places de Venise…
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Stefano avait abandonné Adeline. Elle s'était réveillée seule dans la chambre de l'hôtel à Rome et avait tout de suite compris. Elle s'était sentie subitement plus faible et pensa qu'elle n'en avait sans doute plus pour très longtemps.
Peu après, elle avait décidé de ne pas rentrer en France mais de s'envoler pour Venise, une ultime pirouette à la vie.
Elle avait réservé un vol pour le jour même ainsi qu'un hôtel, « l'hôtel de l'ange », elle l'avait choisi pour son nom et sa proximité avec la Place Saint Marc.
En fin d'après-midi, elle était à l'aéroport Marco Polo et découvrait avec le ravissement d'une petite fille qu'elle pouvait se rendre directement de l'aéroport à Venise en bateau taxi.
Il faisait déjà nuit et froid mais elle ressentait un plaisir immense à voir le bateau fendre l'eau, foncer vers les lumières, et à sentir la fraîcheur de l'air : elle était encore vivante.
Il la déposa au débarcadère San Marco, il y avait quelques touristes, elle fit quelques pas, monta des marches et aperçu le Pont des soupirs. Elle fut saisie par l'aspect grandiose de l'ensemble architectural qu'elle découvrit en approchant de la Place Saint Marc, elle n 'avait jamais vu la place de nuit et ses souvenirs étaient très lointains, la nuit magnifiait l'ensemble mis en valeur par une multitude de lumières bleutées.
Le lendemain, elle se promenait dans la ville, complètement sous le charme, la brume donnait un côté irréel aux dédales de ponts, de canaux et de ruelles qu'elle empruntait ; les places et les palais que longeait le grand canal étaient à couper le souffle.
Elle s'acheta des gants verts comme ses yeux et un gâteau à la pistache parsemé d'amandes.
A midi, elle fut attirée par un bar à vin, ce qu'elle voyait dans la vitrine lui semblait très alléchant, des olives, petits artichauts farcis et sandwichs pléthoriques.
Peu de monde, un concert de rock sur un grand écran de télévision. Son regard fut attiré par un homme, il portait un feutre noir et buvait un verre de vin.
Elle s'assit près du bar pour choisir sa commande. Quand l'homme s'approcha avec un sourire, il avait vu le journal français qu'elle avait à la main, il lui demanda « Vous êtes française ? » Il enchaîna « c'est drôle, j'ai l'impression de vous avoir déjà vue ! »
Elle répondit « peut-être dans une autre vie » et pensa « pas très originale comme entrée en matière ».
Il continua « Je ne pensais pas qu'il ferait si froid, la dernière fois que je suis venu dans cette ville, j'avais 16 ans et en plus c'était l'été ». « Je m'appelle Lucas et vous ? »
Elle hésita une fraction de seconde, elle venait juste de se rappeler un film qui se passait à Venise « Âmes perdues » avec Deneuve et elle pensa aussitôt à un autre film de cette actrice, elle répondit « Tristana ».
Puis, c'est elle qui demanda «qu'est ce que vous faisiez ici à 16 ans ? »
« Le début d'une longue histoire, je squattais dans un palais pas très loin d'ici avant de m'embarquer clandestinement pour le Liban ».
Ils parlèrent un peu, burent beaucoup, décidèrent d'aller ensemble sur l'Ile de Murano l'après-midi même et se donnèrent rendez-vous un peu plus tard à l'embarcadère.
Elle entra à l'hôtel, grisée par l'alcool, par la ville et cet homme étrange que la vie venait de mettre sur son chemin, sans doute le dernier.
Dans sa chambre, elle ouvrit la fenêtre, son regard s'attarda sur les toits puis tomba sur le canal deux étages plus bas, elle respira profondément, elle se sentait prête pour le grand saut « le saut de l'ange ».