Adieu Bonheur

valentin-bernard

CHAPITRE I


SOUFFRANCE, n. f. qui envahit tout mon cœur.


Je rêvais d'être libre.

À l'heure où le soleil se levait à peine et laissait pénétrer des filets de lumière entre les interstices du rideau usé par le temps, c'était toujours cette même pensée de liberté qui me traversait, mais elle était chaque réveil un peu plus intense et ancrée plus profondément qu'il me semblait que bientôt elle ferait partie intégrante de mon être. Elle n'en sortirait que lorsque ce désir d'évasion aurait été assouvi et je pensais, bien naïvement, qu'elle emporterait avec elle mes blessures intérieures, qu'une fois dehors mon cœur et mon esprit se délecteraient d'un air nouveau.

Un peu plus de deux mois s'étaient écoulés depuis mon admission dans une unité en soins psychiatriques de Charles Perrens à Bordeaux. J'en avais moi-même fait la demande, car ma vie avait pris un tournant trop serré pour moi qui suis si sensible aux aléas tumultueux de la vie. Je n'arrivais plus à contenir mes émotions et une angoisse m'envahissait chaque soir, à tel point qu'il me semblait que je devais m'enfuir de chez moi pour aller mieux, comme si le danger qui faisait s'emballer douloureusement mon cœur se trouvait dans mon petit logement, pourtant bien tranquille. C'est du moins ce que j'imaginais pour me rassurer, mais la raison et la réalité me revenaient rapidement et je prenais conscience que le problème à résoudre afin de me sentir en sécurité ne se trouvait pas chez moi, mais en moi. Je l'avais d'ailleurs bien remarqué puisqu'ici je n'étais plus chez moi, pourtant mon corps restait toujours en alerte, j'étais toujours aussi triste. Bien que diminuées par la prise en charge médicale, mes angoisses n'en restaient pas moins présentes. Je trouvais cependant un peu de réconfort au sein de cette unité, je me sentais loin de la foule de la vie quotidienne et des obligations sociales, de tout ce qui m'apportait encore un peu plus d'anxiété. Je pouvais enfin faire baisser la pression, décharger mes épaules alourdies par les contraintes extérieures. J'allais enfin pouvoir prendre le temps de chercher à comprendre l'origine de mes maux intérieurs pour mieux les appréhender et pouvoir commencer un traitement adéquat.

Une souffrance régnait en véritable maîtresse de mon âme, siégeant sans un seul jour de trêve, et ce depuis mon enfance, durcissant ses remparts et multipliant ses troupes qui se relayaient jour et nuit, me torturant à coup d'insomnies dont seul un comprimé d'anxiolytique, comme un drapeau blanc hissé dans mon cerveau, agissait en soulagement palliatif. Il durerait jusqu'au milieu de la nuit, où comme chaque fois je finirais par me réveiller, soit à cause d'un cauchemar, soit parce que le drapeau blanc aurait quitté le champ de bataille et que Souffrance aurait repris tous ses droits. Et me voilà de nouveau éveillé, mais toujours autant fatigué du corps et de l'esprit qu'avant de m'endormir, me remémorant contre ma volonté les images d'un passé plein de terreur et de solitude. Tout comme ce passé, l'avenir aussi ajoutait de la peine à ma conscience. Je ne la voyais que sombre et flou, sans rien de bon ni d'achevé, comme tout ce que j'avais entrepris auparavant. Ma vie n'avait l'air de se résumer qu'à un chemin boueux et tortueux, où mes pas peinaient à aller de l'avant, titubant comme un homme ivre et triste, comme je l'avais été bien des fois, après tout. Pour tous ces maux, j'accusais la violence, la tyrannie, l'alcool et tout un tas d'autres ignominies qu'incarnaient formidablement les différents partenaires de ma mère lorsque j'étais enfant. Il m'arrive toujours de me réveiller, même en dormant dans un endroit paisible entouré seulement de bienveillance, en sursautant, le front plein de sueur, en entendant ne serait-ce qu'un léger fracas dans une pièce voisine et qui me ramenait aux fois où j'avais entendu ce bruit presque identique, presque aussi effroyable, du crâne de ma mère chutant sur le carrelage de la cuisine, entourée de verres à Whisky éclatés au sol, de gouttes de pleur et de sang. Je revoyais ces images comme si j'y étais encore : un homme excité par l'alcool et la haine, affalé sur sa proie plus faible que lui, lui assénant des coups de poings au visage alors qu'elle tentait de crier malgré la peur et les sanglots qui l'étranglaient : « Laisse-moi tranquille, s'il te plaît. Tu me fais mal. » Elle répétait ces phrases en boucle, et moi je l'entendais mais je ne faisais rien. Je ne faisais rien car j'en étais tout simplement incapable, véritablement paralysé par la peur. Pour essayer de faire comprendre au mieux ce que je pouvais ressentir à ces moment-là, je donnais à mon psychiatre l'image d'un serpent ou de tout autre animal venimeux, qui se glisserait sous ma couette au moment où la dispute, puis les coups portées sur ma mère, débutaient. Une peur terrible m'envahissait alors petit à petit et je me demandais s'il fallait que je reste immobile ou si je devais fuir. Finalement, peu importe la décision que je pouvais prendre – soit rester cloîtré dans ma chambre en attendant que l'orage se disperse, soit partir défendre ma mère des mains de son bourreau de compagnon – le serpent me mordait toujours et me paralysait avec son venin.

Je me débattis légèrement, essayant en vain de refouler les images véhémentes et les cris résonnant encore très bien en moi, comme s'ils se produisaient à l'instant même, à quelques pièces de ma chambre. Chaque jour, je résistais à tout ce vacarme intérieur, cependant bien que ces moments terribles s'enfonçaient toujours un peu plus chaque jour dans les méandres du passé, je les sentais frapper en moi plus fort à mesure que le temps défilait. C'est qu'au lieu de le refouler, il fallait que je les extériorise. C'était une des raisons pour lesquelles je me retrouvais dans cet hôpital psychiatrique. J'espérais que ce séjour, avec les séances de psychologie qu'il comprenait, m'aiderait à dissiper mon anxiété qui me gâchait la vie. Ces séances, évidemment, ne suffisaient pas. Bien qu'elles me procuraient un peu de réconfort, il ne restait que passager. Je n'arrivais pas à me convaincre – peut-être étais-je trop pessimiste – que je pourrais un jour retrouver mon âme d'enfant, quand les tensions familiales n'avaient pas encore tiraillé mon esprit. J'étais alors insouciant et je savais encore ce que c'était que le plaisir. Aujourd'hui je ne savais plus ce que c'était. C'était presque comme si j'ouvrais le dictionnaire à la bonne page et que le mot n'y était pas, n'avait peut-être jamais existé et que l'idée même du plaisir n'avait jamais effleuré l'esprit d'un seul être. Ma tristesse me faisait voir les autres dans le même état que moi. Que quelqu'un puisse était heureux m'était difficile à imaginer. Peut-être étais-je égoïste et ne voulais pas reconnaître le bonheur des autres. Peut-être qu'il est juste difficile de voir en l'autre ce qu'on n'éprouve pas soi-même.

Je me rappelai comme j'étais heureux dans la cours de l'école primaire. Je pensai tristement à ce que j'étais devenu. Les années avaient passé depuis, et maintenant je me retrouvais cloîtré dans un hôpital psychiatrique, à quelques kilomètres seulement de cette école où je souriais tant. J'avais la drôle d'impression que je n'étais ainsi qu'à quelques kilomètres de mon bonheur, qui se serait retrouvé figé dans cette cour d'école, dissimulé dans l'odeur automnale des platanes qui avaient senti plusieurs générations d'enfants jouer aux billes en se servant de leurs grosses racine apparentes comme obstacles. Pourtant, je me souvenais qu'à cette époque je rêvais de grandir, car les enfants n'ont pas la liberté qu'ont les parents, sont découragés par les devoirs à faire lorsqu'ils rentrent enfin chez eux après plusieurs heures de cours où ils s'y étaient ennuyés, et n'attendent plus que les vacances, le temps passant beaucoup plus lentement que pour les grandes personnes. J'avais désiré être adulte, avoir mon propre logement, de l'argent, ma propre voiture pour me déplacer où je le voulais, quand je le voulais. Je comprenais désormais que l'on ne peut désirer seulement ce que l'on ne possède pas, et au lieu de profiter de l'instant présent, on songe à être quelqu'un d'autre, autre part, aller dans l'avenir ou revenir dans le passé. Je voulais aujourd'hui revenir en arrière, à l'instant où mon moi enfant rêvait d'être à l'âge que j'avais maintenant, où pourtant j'étais si triste et envahi par tant d'angoisses et de désillusions.

La nostalgie et le désir m'étaient désagréables car mal répartis avec mes autres sentiments. Ils prenaient le dessus que ce soit sur l'amour ou la colère, ou tout autre sentiment normal qu'on peut ressentir de temps en temps dans la vie de tous les jours. Je ne pouvais ressentir que de la nostalgie durant des journées entières imaginant un moi plus jeune et content d'exister, soit revivant les moments heureux que j'avais vécus, soit recréant des scènes traumatisantes en les remodelant pour qu'elles se déroulent de manière plus apaisée.


Il était huit heure du matin. Comme chaque réveil, une infirmière vint frapper à la porte et nous annonça que c'était l'heure de prendre notre traitement. J'avais le droit à une dose de valium, un anxiolytique qui m'aidait à combattre mes crises de panique un certain temps. Je me levai péniblement, me plaçai derrière la file d'attente formée par les autres patients qui attendaient leur tour le long du couloir monotone et mal éclairé, dont le sol et le plafond répandaient une certaine tristesse et semblaient eux aussi s'ennuyer ici depuis plusieurs générations.

Je retrouvai Laura. Qu'elle était belle, Laura ! Elle avait un air si joyeux malgré son passé douloureux, à ce qu'elle m'avait raconté depuis le peu de temps que je la connaissais. Elle avait cette volonté extraordinaire que de sourire simplement pour le transmettre à ces interlocuteurs. C'était son remède à elle, étant convaincue que le sourire, même forcé, participait ne serait-ce qu'un peu au bien-être de l'âme. Et c'est lorsque je la rencontrais à nouveau, comme tous les matins dans le couloir principal de l'hôpital, que je pensais qu'elle avait bien raison lorsque je croisais à nouveau son sourire. Par ce simple geste, elle m'avait apporté bien plus que tous les entretiens que j'avais eus avec mon psychiatre qui me suivait depuis mon admission à Charles Perrens. Je connaissais cet hôpital de nom au même titre que Cadillac, et j'ai le souvenir que mes amis d'enfance, pourtant bien loin de l'idée qu'ils pouvaient se faire des véritables maladies que ces établissements pouvaient renfermer, s'écriaient quand on faisait un peu les fous : « Toi, tu vas finir à Charles Perrens ! »

Laura m'aidait à évacuer mon stress, à tuer l'ennui de ces journées toutes aussi ressemblantes les unes que les autres et qui n'arrêtaient pas de défiler sans cesse (pour combien de temps encore, je l'ignorais) et toujours aussi ternes. Malgré sa vingtaine d'années d'existence, cette jeune femme avait traversé bien des passages terribles dans sa vie, sans doute plus que moi bien que ne m'ayant pas encore tout dévoilé sur son passé, mais il était aisé de deviner qu'elle renfermait bien de sombres séquelles par son comportement et les traits de son visage, qui malgré les efforts qu'elle donnait à sourire était marqué par une fatigue très marquée. Elle avait fini par sombrer, tout comme moi, dans la dépression et l'alcool. Nous avions quelques malheurs communs. Nos esprits étaient tous deux tourmentés par des souvenirs amers et indélébiles. Notre relation était bienveillante et légère, alimentée par des discussions sincères et plaisantes, sur notre passé, notre avenir ou plein d'autres sujets plus ou moins banals. Je la considérais comme une amie car elle m'apportait de l'apaisement, savait s'y prendre pour atténuer mes angoisses. Nous nous aidions mutuellement à casser la routine, à s'évader un peu en nous racontant des histoires, en nous offrant du plaisir à penser que nous pourrions être heureux, qu'une fois sortis d'ici nous partirions loin, que nous voyagerions avec un sac à dos comme simple bagage, à travers la campagne, les forêts et les plages illuminées par le soleil chaud de l'été, que nous ne voyions depuis trop longtemps que derrière les barreaux du seul petit balcon de l'unité.

Mon amie avait été admise à l'hôpital en janvier de l'année dernière. Presque dix-sept mois qu'elle séjournait entre ces murs blafards. Je lui demandais comment elle arrivait à ne pas craquer depuis tout ce temps, moi qui commençait déjà à craquer deux mois seulement après mon admission. Je commençais à vouloir m'enfuir d'entre ces murs. Elle me parlait souvent de résignation, de se laisser aller et de ne pas trop y réfléchir. Elle accompagnait ses fins de phrases par un petit sourire qu'elle m'adressait agréablement et qui avait la force de m'apaiser. Elle savait m'apporter les réponses aux questions que je me posais au sujet....

La salle à manger restait silencieuse même en présence des patients qui restaient livides, immobiles et tête baissée. Alexis était déjà attablé. Laura et moi nous assîmes à sa table. Comme à son habitude, du matin jusqu'au soir, Alexis n'avait pas l'air de pouvoir tenir sa langue. Il cassa le silence agréable de la matinée : « Mes amis, mes chers amis, content de vous retrouver, dit-il comme s'il avait passé une semaine entière en isolement, en tremblotant et s'essuyant les lèvres après avoir fini son morceau de pain presque sec. J'ai mal dormi. J'ai fait un cauchemar. Je revivais le moment où j'étais traqué par... (il cherchait ses mots, ou du moins, des mots) la communauté du renseignement. J'étais obligé de passer par tout plein de logiciels pour crypter les messages que j'envoyais à ma famille, à mes proches, à ma propre femme, vous imaginez ! ». Nous avions toujours autant de mal à imaginer, mais nous restions à l'écouter sagement, en lâchant quelques « ah oui ! » avec un semblant d'étonnement lorsqu'il nous regardait avec insistance et attendait une réponse de notre part. À l'évidence son séjour ici avait un lien avec ces sortes de délires imaginaires, de paranoïa qui l'envahissait par moment, alors qu'il avait plutôt l'air d'être un homme naturellement calme.

J'évitais par principe de tenter quelque pseudo-expertise que ce fût. Je n'avais aucune connaissance en matière de psychologie. Je ne savais d'ailleurs même pas si le terme de psychologie était celui à employer. J'avais beau m'être intéressé aux différents troubles – notamment pour tenter de comprendre ceux qui pouvaient m'affecter et dont j'ignorais ne serait-ce que le nom – je savais pertinemment que j'en savais toujours autant, c'était-à-dire rien du tout, et j'avais tendance à préférer le silence sur des sujets que je ne maîtrisais pas exactement par peur de tomber dans le piège de l'effet Dunning-Kruger, qui m'avait fait passer de trop nombreuses fois pour un savant imbécile, beaucoup plus imbécile que savant. J'ai souvent cru comprendre un sujet en n'ayant lu qu'un petit article de journal, souvent cru avoir une très bonne note à l'école avant de tomber des nues en découvrant le huit sur vingt écrit en rouge et gras par un professeur dépité, qui avait fini par lâcher sa colère sur toutes les pages de mon devoir. « Très insuffisant ! Tu ne maîtrises absolument pas le sujet ! Signature des parents... ». Élève souvent dans la lune (cette expression était apparue sur mon carnet dès le CP) et très médiocre, j'avais pris l'habitude de ne plus réviser et de reconnaître à l'avance, pour ne pas être déçu, que j'allais recevoir une mauvaise note. Le huit était mon chiffre fétiche, gravé sur mes bulletins et sur mon front, comme le signe de l'infini, de l'infiniment stupide.

Tout au long de la matinée, j'essayais d'être seul avec Laura afin d'avoir une discussion sur un sujet qui me tenait à cœur mais que je n'avais pas encore réussi à exprimer depuis tout ce temps. Mes tentatives restaient infructueuses tant l'envie irrépressible d'Alexis de nous suivre partout pour nous raconter ses étranges aventures était forte. Il avait l'air d'être sur le point d'exploser à tout moment s'il n'évacuait pas immédiatement les pensées qui lui envahissaient le cerveau. Ma propension à vouloir aider les autres me mettait souvent dans l'embarras. Ça allait quelques temps, mais les personnes ne me lâchaient plus d'une semelle lorsqu'elles avaient compris qu'elles pouvaient décharger tous leurs tourments sur mes épaules. Je sentais que j'allais bientôt finir par exploser moi aussi, comme une bombe à retardement, si Alexis ne m'abandonnait pas un instant pour que je puisse être enfin seul avec Laura.

Le petit-déjeuner terminé, nous prîmes un café puis nous retrouvâmes sur le petit balcon qui nous servait d'échappatoire, seule petite ouverture que nous avions sur le monde extérieur, sur le ciel bleu de ces beaux jours de fin de printemps dont le vent doux venait nous caresser le visage. C'était notre rituel « café-clope » de chaque matin, si cher à nos yeux, car sans ces doses de substances excitantes, le traitement que nous avalions au sortir du lit finissait par nous y replonger à peine être sortis de table. Alexis roula trois cigarettes avec son fond de paquet et nous en offrit une.

Tenez mes amis, votre clope matinale vous est offerte par votre névrosé préféré. Faite avec amour, comme toujours, dit-il en ricanant tout en nous tendant la flamme presque morte de son briquet, les mains toujours aussi tremblantes. Ces trucs de merde s'éteignent à la moindre petite brise ! s'exclama-t-il. Je préfère largement les Zippo, mais je n'en utilise plus depuis que j'ai découvert un système d'écoute dissimulé dans les boules de coton. Je vous ai déjà raconté cette histoire, non ?

Heu... Oui ! Lui répondîmes Laura et moi, presque à l'unisson et les joues rougies par la même gêne, craignant qu'il démasque notre mensonge.

Il s'y connaissait bien en mensonges, Alexis. Il avait ça dans le sang. Il apportait à ses affabulations évidentes des détails qui apportaient un semblant de réalité. Il portait si bien ce manteau fait de tissu de mensonges qu'il lui faisait comme une seconde peau et semblait le protéger contre tout vent de pragmatisme. Alexis gardait les mains dans ses poches, incapable de toucher le monde tel qu'il était vraiment. Il reprit : « J'aurais dû me méfier. On... On devrait tous se méfier... » se disait-il d'une voix basse et crispée dont les grincements de dents traduisaient son agacement. Puis il mit sa roulée entre les lèvres et inspira un grand coup, comme pour avaler la colère et matérialiser le rejet de celle-ci avec la fumée qu'il recracha en toussotant avant de nous fixer d'un regard inquiet et inquiétant : « Vous devriez vous méfier ! On vous espionne vous aussi. J'espère au moins que vous utilisez de quoi crypter vos messages. Dites-moi que c'est le cas. Dites-le-moi ! » Il nous fixa un à un, de ses yeux qui ne clignaient plus et que nous ne reconnaissions plus, et nous restions interdits, ne voulant pas lui répondre la vérité par peur qu'il ne perde totalement le contrôle de lui-même comme ça pouvait lui arriver déjà plusieurs fois par semaine. Je quittai lâchement le regard d'Alexis par peur qu'il ne découvre la réponse dans mes yeux noirs de peur. À cet instant précis je me demandai pourquoi les secondes les plus dures sont celles qui passent le plus lentement. À croire que chaque battement de cœur en plus vole un battement à la petite aiguille du temps. Pourtant l'amour aussi fait battre le cœur plus rapidement, mais le temps ne s'arrête pas et semble même passer plus vite. Quelle injustice...

Je me réfugiai dans le regard apaisant de Laura et y trouvai un brin de courage pour affronter à nouveau celui d'Alexis. Timidement, je lui lançai un « oui » qui me fit rougir. Pour ne pas que cela se remarquât trop, je tournai à nouveau la tête en direction de Laura, assise sur la seule chaise du petit balcon, et je m'exclamai précipitamment : « Au fait Laura, j'attends toujours de voir tes talents d'artiste ! Tu m'as dit l'autre jour que tu me ferais voir tes collages et tes peintures, dis-je en souriant, le visage toujours rougi par le mensonge que je venais de dire à Alexis.

Eh bien, me répondit Laura, je te montrerai ça tout à l'heure. Je viendrai te chercher après mon rendez-vous chez l'infirmière. Depuis le temps que j'ai demandé à en voir une... Ça doit bien faire une semaine. Je ne vais pas très bien en ce moment. Je devinai ses yeux perdus dans le vide à travers le nuage de fumée de cigarette qu'elle venait d'expirer avec la lenteur du chagrin. Puis elle reprit : « Je ne sais pas encore à quelle heure ça finira. En attendant, tu n'as qu'à retourner à tes lectures et je viendrai frapper à ta porte de chambre, ça te va ? me demanda-t-elle en esquissant un sourire qui peinait à se manifester mais qu'elle souhaitait tout de même m'offrir.

C'est d'accord, lui répondis-je simplement.

Je m'enfermai dans la tranquillité de la chambre et me plongeai dans la lecture. J'étais en plein dans la Recherche, chef-d'œuvre du début du siècle dernier. Ces lectures proustiennes quotidiennes me berçaient, m'apaisaient. Le plaisir se trouvait à son paroxysme lorsque venait la description d'un paysage. Il me semblait que je parvenais à partir loin de cet hôpital, vers ces lieux si bien dépeints qu'ils apparaissaient précisément dans mon esprit et qu'il m'était comme possible de toucher le sable, de ressentir le vent et l'odeur marin du bord de mer de Balbec-Plage. Je voyais, assis sur la plage, le soleil s'accouplant avec la mer. Le ciel avait des lueurs d'un rouge crépusculaire. Cependant mon imagination avait ses limites et lorsque je revenais à la réalité, mon cœur se serra, ma tête devenait lourde et mes yeux s'égaraient sur le sol de la chambre. Quand donc s'arrêteront mes peines ? À quel moment, quel jour pourrai-je enfin quitter ces murs infâmes et cet ennui profond ? S'il me restait des semaines, voire des mois à passer ici, je n'aurais pas d'autre choix que d'accepter ma condition, comme un homme malade à l'approche inéluctable de sa mort. Je devais laisser passer le temps, ne plus alimenter cette envie de fuir. Ou bien... fuguer. J'attendrais le jour où, par une inattention d'un membre du personnel soignant qui aurait laissé la porte de sortie ouverte, je m'y approcherais discrètement. J'aurais préparé un sac avec le strict nécessaire (quelques vêtements et de quoi payer) et je partirais enfin, sans que personne ne s'en rende compte. La découverte de ma disparition ne se verrait que lorsqu'une infirmière m'appellerait pour me donner mon traitement ou m'inviter à aller à table. Ensuite, je me précipiterais vers le premier bus venu en direction de la gare Saint-Jean. Je pourrais alors m'acheter un billet de train pour Arcachon. C'était un lieu que je rêvais de retrouver. J'irais me perdre entre les pins. Je foulerais le sable chaud des jours d'été. L'océan serait enfin à portée de mes mains, et je m'y baignerais, même si l'eau dût être froide, mais j'aurais alors une chaleur intense dans l'âme, le désir enfin assouvi et le bonheur retrouvé.

C'était l'heure du déjeuner. Je retrouvai Laura et Alexis à table. Au menu du jour, limande façon meunière accompagnée de riz. Laura n'aimait pas le poisson. De manière générale, elle essayait de réduire au maximum sa consommation de tout ce qui provenait des animaux. Elle disait que c'était un effort que chacun devait faire pour diminuer l'exploitation massive des animaux et contribuer à baisser la pollution que cela engendrait au niveau mondial. Aussi était-elle sensible à la cause animale et trouvait abject de faire souffrir les animaux seulement pour un peu de plaisir égoïste.

« Tu ne manges pas ton poisson ? lui demanda Alexis.

Sans façon, lui rétorqua Laura.

Est-ce que je peux te le prendre ? reprit Alexis. Ça évitera de faire du gaspillage. Au fait, je voulais vous demander. Ça vous dirait de faire une partie de Scrabble cette après-midi ? Histoire de tuer l'ennui.

Nous étions d'accord pour quelques partie de jeux de société. Nous avions tous envie de le tuer, l'ennui. Le repas puis notre rituel « café-clope » achevés, nous commençâmes à jouer. L'idée d'ennui disparaissait quelque temps, avant que le soir ne vienne, nous obligeant à débarrasser la table, nous obligeant aussi à retourner à nos tristes pensées. Nous avalerions encore notre traitement puis nous prendrions le repas dans un silence qui nous donnait de la peine, puis nous partitions à nouveau dans le silence angoissant de nos chambres. La vie reprendrait son cours normal et durerait un temps indéterminé, peut-être encore plusieurs semaines, à mon grand regret.

Tout à l'heure, je demanderais à voir mon médecin et lui poserais la question que je ressassais dans ma tête : quand pourrai-je quitter l'hôpital ? Je n'en pouvais plus d'attendre ce moment. Mon désir d'évasion était devenu si grand que mon esprit en viendrait bientôt à ne plus pouvoir le supporter. C'est comme si mon désir avait réellement un poids, s'accumulant de jour en jour, et qui se logeait là, dans ma pauvre tête déjà bien alourdie. Il fallait à tout prix que je parte.

Après le dîner et le traitement pris, je me retrouvai dans la chambre, sombre et silencieuse, mais dans ma tête grouillait tout un monde fait de bonheur et d'espoir. Je m'imaginais parcourir les hautes herbes sur les collines de mon enfance, avec l'odeur du foin qui avait ce drôle de pouvoir de me faire revenir dans le passé, quand cette même odeur passait dans mes narines de jeune garçon épanoui, lorsque je contemplais la vue en haut de la colline près du terrain de ma grand-mère, où j'apercevais les quatre tours médiévales de Semur-en-Auxois. Je m'imaginais ma grand-mère m'apprenant, comme elle aimait le faire lorsque j'étais petit, le nom des fleurs que nous croisions au fur et à mesure de nos promenades ; elle me faisait visiter les châteaux de la région, comme celui de Bussy-Rabutin, que je trouvais somptueux et où j'appréciais faire le tour du grand jardin, en passant par le petit labyrinthe ; nous passions à Montbart, ville natale de Buffon mais aussi de mon père, nous balader dans le fameux parc, et nous en profitions pour visiter le cabinet du célèbre naturaliste dont les murs étaient couverts de ses dessins d'oiseaux exotiques (malheureusement j'avais appris plus tard qu'il ne s'agissait que de copies) ; nous montions au sommet de la tour de l'Aubespin, dont Buffon se servait pour ses expériences sur la foudre, et nous passions un certain temps à admirer la vue panoramique sur toute la ville. Je savais qu'en retrouvant ces lieux si chers à ma mémoire, je parviendrais à ressentir un peu du bonheur perdu, qui se serait dissimulé par milliers d'éclats çà et là, dans les pierres du château et dans les fleurs du jardin, répandant leurs somptueux parfums avec, tous ces éclats d'ancien bonheur me reviendraient lorsque je les sentirais. Mais un moment plus tard, après toutes ces images que j'avais vues en moi et qui me donnaient tant de plaisir et tant d'espoir, je retombait finalement dans le chagrin devenu plus grand, car j'étais passé d'une émotion positive très vive à une émotion négative qui avait pris le dessus et effacé le plaisir en totalité. Je laissai mes yeux se poser dans le vague, allongé sur le lit, et je me dis que tous les jours qui allaient suivre se ressembleraient tous... Ils auraient, en plus des jours précédents, une dose supplémentaire d'ennui et de souffrance. L'atmosphère serait de plus en plus lourde, comme des dalles de pierres qui s'ajouteraient une à une au dessus de ma tête au fur et à mesure que les jours passaient et dont le poids se faisait ressentir, comme quand les nuages gonflés se rassemblaient en une seule et même masse grise et plombaient l'air jusqu'à répandre une chaleur suffocante. Je tentai de ne plus y penser et fermai les yeux, espérant retrouver le rêve que j'avais laissé la nuit dernière et qui m'avait apporté la liberté, certes illusoire mais bel et bien ressentie pendant une courte période.

Je n'avais pas pu parler à Laura de mon projet d'évasion. Je devrais trouver un moyen d'échapper à Alexis qui se trouvait toujours à nous suivre, car il avait trouvé des oreilles qui l'écoutaient et qui lui permettaient d'extérioriser tout un flot de pensées compulsives. Nous étions pour lui comme une rivière asséchée où ses problèmes trouvaient de la place pour débiter inlassablement ses eaux boueuses. Sa bouche était une source intarissable. Mais nous n'étions pas une rivière asséchée. Elle faisait déjà couler nos problèmes qui se déversaient dans un océan de malheur. Sans qu'il n'en ait l'intention ni la conscience, Alexis était un orage incessant qui risquait de provoquer en nous une crue dévastatrice.

Allongé sur mon lit, je profitais de peaufiner mentalement mon plan avant que l'anxiolytique ne me plonge dans une incapacité totale de réflexion puis dans l'inconscience du sommeil profond.

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