Adnan

Rahma

Adnan ne peut pas vivre sans Rose. Le jour où elle part sans explication, elle lui annonce qu'elle ne reviendra que lorsqu'il saura qui il est.

    Adnan a les yeux tristes. Ce n'est pas qu'il est triste, ni qu'il feint de l'être. Ses yeux tombants ont juste quelque chose de mélancolique qui les rendent charmants. D'ailleurs, le regard de Rose s'attarde souvent sur eux…c'est ce qu'elle préférait chez lui, se dit-elle : les coins extérieurs de ses yeux.

    Elle se demande pourquoi elle pensait  soudainement à ça, et se rendort, la tête contre la vitre du train.

« Gare du Nord »

Rose se lève et se place en face des portes.

« Gare du Nord »

   Quelqu'un ouvre les portes et les passagers commencent à descendre. Elle avance vers la porte. Personne ne monte. Elle retarde sa descente. Elle fixe le quai, la tête vide. « Et si… », s'était-elle dit. La sonnerie qui annonce la fermeture retentit. Rose s'affole. Pourquoi ne descend-elle pas ? Une vive douleur s'empare de sa poitrine. Elle s'élance tout à coup vers la sortie.

Trop tard. Les portes sont fermées.

Et les yeux tristes d'Adnan ?

                                                  ***

Ce jour-là, il l'avait attendue toute la journée, son sac sur le dos, devant l'entrée de l'université. Sans panique, sans tristesse, il l'attendait, tout simplement, parce que c'est ce qu'il avait toujours fait, parce qu'il ne pourrait pas entrer sans elle. Il y avait en Rose une partie d'Adnan, elle avait toujours été là, elle l'avait toujours complété, lui à qui il manquait tant de choses. Alors il l'attendit.

Ce n'est que lorsque Lucas le découvrit à la fin des cours tel qu'il l'avait laissé, qu'Adnan décida de s'en aller. Suivant son ami  qui le tirait par le bras et monologuait d'une voix forte sur un sujet sans importance (il crut se rappeler qu'il s'agissait de fraises) , il commença tout d'un coup à réfléchir, tiré de sa passivité par la marche. Il savait très bien pourquoi elle n'était pas venue. Il n'était pas inquiet du tout : rien ne lui était arrivé, ou du moins, rien qu'elle n'ait pas voulu. Non. Elle avait juste fait ce à quoi il s'attendait depuis tant de temps : elle était partie. Elle l'avait abandonnée. 

Il ne parvenait même pas à lui en vouloir. 

Il lui suffit de pousser la porte de sa maison pour replonger dans l'état léthargique qui l'avait assailli toute la journée. Son esprit redevint vide. Tout ce qui l'occupait, c'était cette question : « Et maintenant, comment faire ? » Il devait agir, mais il était las, si las … et cette question revenait sans cesse, et plus elle revenait plus il la repoussait, et ces mots peu à peu se vidèrent de leur sens, et devinrent une sorte de mantra, ou quelque chose qu'on répète juste comme ça, juste pour faire beau, ou pour se donner une contenance, peut-être. Il finit par s'assoupir à la tombée de la nuit, comme si de rien n'était.

Revenons à Rose, qui s'était assise sur une banquette du train et pleurait à chaudes larmes.

Rose était née dans une famille aisée et aimante. Dès son plus jeune âge, on lui avait imposé des règles plus strictes qu'aux autres enfants, mais elle avait été assez intelligente pour savoir s'épanouir à l'intérieur de celles-ci. Tout ce qu'elle entreprenait en grandissant était une réussite. Elle se faisait des amis aisément. Elle réussissait à l'école, et jouait admirablement du violon, ce qui émerveillait son entourage. Elle avait un tempérament doux et enjoué, elle fixait dans sa vie des objectifs précis qu'elle faisait tout pour atteindre mais qu'elle savait abandonner s'il le fallait. Elle était amusante, d'un humour malicieux. J'ai beaucoup réfléchi au mot qui la définissait le mieux, et je n'ai pas vraiment trouvé, quoique l'adjectif « lumineuse » lui corresponde assez bien.

Rose était donc quelqu'un qui se suffit à elle-même, disons, quelqu'un de complet, et l'on imagine peu cette jeune femme être dépendante de quelqu'un.

Ce qui a peut-être attiré l'attention du lecteur, c'est que pas une seule fois je n'ai mentionné Adnan. Rose n'a pas besoin de lui, n'a jamais eu besoin de lui, elle peut vivre seule, et cette relation de totale dépendance qu'entretient Adnan avec elle, n'était pas réciproque.

Adnan est égoïste, se dit-elle. Elle savait très bien qu'il ne l'aimait pas, qu'il n'éprouvait pas une once d'affection pour elle. Depuis le jour où ils s'étaient rencontrés, même s'ils n'étaient que des enfants, il s'était tout simplement servi d'elle, s'appuyant sur elle, trop paresseux pour se forger sans l'aide de quelqu'un d'autre. En fait, il ne s'était pas forgé du tout. Il n'était que la partie sombre derrière la lumineuse Rose. Tout ce temps, elle l'avait accompagné, comme une mère qui porte son enfant sur son dos, sans rien recevoir en retour. Elle sortit son téléphone de sa poche et écrit rapidement un message.

« Il est temps de grandir. Je meurs d'envie de rencontrer le vrai Adnan. Lorsque cet homme existera, je reviendrai. »

Elle sécha ses larmes et d'un bond, descendit du train qui venait de s'arrêter. Elle ne devait plus avoir aucun remords. Elle ne l'avait pas abandonné sans raison, ou du moins c'est ce qu'elle se disait. Et maintenant, elle était libre. Tellement libre, en réalité, que lorsqu'elle posa les pieds sur le quai, elle en resta pétrifiée.

Et vint la question qui hanterait Adnan ce soir-même : « Et maintenant, comment faire ? ».

                                                        ***

Adnan ne lut le message de Rose que le lendemain matin. Ce message aurait pu le désespérer: sa lenteur ne lui permettra jamais de récupérer Rose, aurait-il pu penser. Mais, par je ne sais quel miracle, ou peut-être par nécessité, ces mots provoquèrent chez lui une énergie et une soif d'exister qu'il n'avait jamais ressenties auparavant. "Voilà comment faire, se disait-il, il faut que je sache qui je suis, et maintenant". Il avait compris qu'il fallait agir, s'il voulait retrouver la présence rassurante de sa Rose. Et il savait qu'en quittant sa maison, il s'apprêterait à découvrir le monde autour de lui, un monde qu'il n'avait vu qu'à travers les yeux d'une autre. 

Dehors, il marchait d'un pas rapide et décidé, mais ne savait pas où aller. Par la suite, lorsqu'on voulut saisir les origines de la tragédie qui se produira, personne ne parvint à comprendre que tout avait commencé là, que cette simple marche était le Point de Départ. En marchant, Adnan se sentait extrêmement bien. Il ne s'était jamais, d'ailleurs, aussi senti bien de sa vie.

"Je devrais peut-être partir d'ici. Voyager, mais en marchant...Ne jamais rester au même endroit. Comme ces idiots dans les romans d'aventure".

Cette dernière pensée le détourna de ce projet. Il exécrait ces romans-là, et ne voulait absolument pas devenir le héros de l'un d'entre eux. 

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