Adrénaline (extrait)

Giovanni Portelli

nouvelle indépendante SF

Cachant la clef de la porte d'entrée dans la vigne vierge qui l'encadre, il se dit brièvement qu'il serait temps de la tailler avant qu'elle ne gagne la toiture. Sa petite maison lui venant de sa grand-mère, il reconnaît qu'il n'en a pas spécialement pris soin ces dernières années. Par conséquent, elle commence à jurer par endroits.

C'est entre autres un signe de l'absence d'un homme à la maison. Pour une personne mal intentionnée, l'indication de la vulnérabilité de son habitant. Se mordant les lèvres, il expédie ses béquilles sur la banquette arrière de sa vieille R4 avant de se placer au volant, malgré l'interdiction formelle de son médecin de conduire dans cet état. Seulement, il ne va pas faire trois kilomètres à pied, ni attendre le bus. Fumant un peu, la petite voiture ne se fait pas prier pour démarrer.

Cédric est architecte. Outre sur sa table à dessin et dans sa cuisine aménagée, il passe le plus clair de son temps sur son toit terrasse aménagé en observatoire miniature. Équipé de trois télescopes et d'un frigo, il arrive au jeune homme de passer des nuits blanches sur son toit, notamment lorsqu'il y a des étoiles filantes en août. Seulement là, au mois d'octobre, c'est tout de suite moins attractif avec le froid qu'il fait ces jours-ci, sauf peut-être pour une illuminée en quête d'ovnis dans le ciel du Gers.

Quand il ouvre la porte sur son ami affublé de béquilles, Cédric éclate de rire de prime abord. A la mine sombre qu'il affiche cependant, il retrouve rapidement contenance :

– Inutile que je te rappelle. Tu as de la chance que je me sois décidé à rester chez moi aujourd'hui !

– Le froid t'aura dissuadé de faire une virée en ville.

– Ouais, le froid… 

L'architecte est surtout privé de sortie depuis qu'il a fini dans la Baïse avec son fauteuil roulant électrique un soir plus arrosé que d'ordinaire ! Depuis, il attend de pouvoir s'en faire prescrire un nouveau, rongeant son frein sur un vieux fauteuil mécanique. Peu développé au niveau des bras, c'est vite pénible pour lui de circuler dans les rues de la cité condomoise.

– Vois-tu, plus je vieillis, plus je deviens…Comment dit-on, déjà ? Oui claustrophobe ! Je te jure, des fois, j'ai l'impression que les murs se rapprochent.

– Arrête, un loft de deux cents mètres carrés, c'est bien suffisant pour un célibataire endurci !

– Ça aussi avec l'âge, ça ramollit. Je viens de fêter mes trente-neuf ans et je me dis de plus en plus que je n'ai plus longtemps pour caser ma trombine !

Rodolphe sourit à cette réflexion. Du haut de ses vingt-cinq ans, jeune marié, il n'a évidemment pas grand recul sur la situation de son ami. Il choisit donc le ton de l'humour :

– Dramatise encore juste un peu et je te retire ta ceinture et tes lacets, vieux ! J'ai des raisons bien plus sérieuses que toi d'être inquiet.

– Tu n'as pas eu de nouvelles de Carine, toi non plus ?

Perspicace, l'architecte a fait mouche. Il en vient donc rapidement au fait :

– Tu sais que j'entretiens une page Facebook avec des amis férus d'astronomie où nous échangeons nos points de vue sur le matériel, les lentilles, tout ça.

– Oui, et alors ?

– Lundi, j'ai un contact sur Éauze qui m'a soutenu qu'il y avait une masse anormale dans le ciel de Larressingle.

– Tu devais donc également la voir d'ici. Larressingle n'est jamais qu'à quelques kilomètres d'ici.

– Oui, tout à fait ! J'ai invité Carine à venir la voir dès que j'ai eu la notification du copain. Elle a aussitôt accepté. Elle se sentait un peu seule, m'a t'elle prétexté. En fait, je lui ai surtout trouvé l'air stressé des mauvais jours. Tu sais, cheveux gras, irritabilité…

– Je vois le tableau, merci. Bon et cette masse, c'était quoi ? Un gros nuage ?

– Sur le coup, on n'a pas bien cerné ce que c'était. Cela ressemblait à une colonne bleutée couronnée de treize points lumineux qui descendait jusqu'au sol.

Rodolphe sourit :

– Tu n'es pas en train de me pondre toi aussi qu'on a des visiteurs dans la région ? C'est connu que les pèlerins aiment l'armagnac, mais de là à ce qu'ils se déplacent de Mars, il faut aérer vos chambres les gars ! Internet vous rend complètement marteaux.

– Attends ! Dans ses journaux, Carine a recoupé des faits divers curieux sur des départs d'incendie avortés, des vaches retrouvées mortes et des disparitions.

– Ce n'est pas surprenant quand on connaît son passe-temps favori. Qu'est-ce que tout ça peut avoir en commun à part dans son imaginaire fertile ? Un incendie, des vaches et des disparus ?

– Tout a eu lieu le même soir, à quelques heures d'intervalle, dans le secteur de Galipouy, près de Noulens.

– Et après ? On appelle les Men In Black ?

– J'ai consulté les journaux mercredi. Le mardi on a retrouvé des chevreuils carbonisés près d'un grand cercle de braises au beau milieu d'une forêt entre Larressingle et Éauze… Juste à l'endroit où on observait l'engin lumineux la veille au soir !

Devançant son ami, Rodolphe conclut :

– Et la disparue, c'est Carine, ce coup-ci !

– Je n'invente rien. Reconnais au moins que c'est troublant !

Grimaçant, le militaire s'appuie sur un tabouret attenant à l'îlot central de la cuisine. Roulant jusqu'à la cafetière, Cédric saisit une tasse propre pour servir un expresso au jeune homme :

– Je sais que ça fait beaucoup à encaisser. Seulement je crois que Carine a enfin mis le doigt sur quelque chose de tangible.

– J'aurais dû lui faire consulter un psy, tu veux dire.

– Pourquoi ? Parce qu'elle est convaincue d'avoir joué avec un extraterrestre dans les bois quand elle avait sept ans ? Tu ne pourras donc pas admettre qu'il existe des formes de vie intelligentes autres que nous ?

– Faudrait déjà que nous en soyons une ! Un méchoui, des cendres et hop, on est en face du rayon de la mort des petits hommes verts… Ne me dis pas qu'il n'y a pas une explication rationnelle à tout ça.

– Je le concède. Notre observation spatiale de l'autre soir nous a peut-être fait un peu digresser. Néanmoins, on ne s'explique pas cette apparition or il y a clairement un lien avec ton méchoui, comme tu dis.

Rodolphe acquiesce enfin, quoique sceptique. Tout ceci est très mince pour aller étayer une quelconque thèse d'enlèvement auprès des gendarmes. Sirotant son café, l'artilleur ne réagit pas quand la sonnette de l'entrée claironne soudain. Cédric se laisse rouler jusqu'à la porte d'entrée pour ouvrir innocemment la porte. Le battant masquant l'arrivant, le militaire ne lui prête pas attention.

Se levant, il se dirige même vers les toilettes, imaginant qu'il s'agit d'un postier ou d'un coursier quelconque, sauf que le silence qui vient de l'entrée interpelle soudain le jeune homme ! Qui peut bien être dans l'entrée pour que Cédric, d'ordinaire si loquace, demeure si longtemps silencieux ? Piqué de curiosité, il se rapproche de l'entrée comme le fauteuil roulant recule doucement…

Rodolphe sursaute quand il découvre le visage de son ami proprement couvert d'une espèce de gélatine gluante ! Inconscient, il paraît tétanisé dans son fauteuil. Paniqué, le garçon se précipite sur lui :

– Cédric !

Se tournant vers l'extérieur, second choc, tout aussi violent que le premier. Une femme se tient debout, face à eux, immobile. Les cheveux tirés en chignon, son tailleur épousant parfaitement sa silhouette, elle pointe sur le militaire un pistolet d'une curieuse facture. Ce dernier a juste le temps de faire un pas en arrière qu'il reçoit en pleine figure le même liquide poisseux que le pauvre architecte.

Suffoquant, il porte aussitôt les mains à son visage, valdinguant tant bien que mal jusqu'à la cuisine. Une odeur d'ammoniaque agresse rapidement les muqueuses du garçon. Lucide, il se précipite vers l'évier pour s'asperger le visage d'eau. Tombant à genoux sous l'effet curarisant de la substance, Rodolphe essuie son visage avec un torchon resté près de l'évier.

Il aspire une grande bouffée d'air avant de se retourner vers sa mystérieuse assaillante. Déjà à sa hauteur, elle l'empoigne par la gorge, démontrant une force hors du commun. Engourdi, le militaire parvient toutefois à asséner quelques rudes coups de pieds dans le ventre de l'inconnue, sans même qu'elle ne bronche ! Le coup de poing qu'elle lui place dans le foie rencontre davantage de succès. Abruti, plié en deux, Rodolphe se bat pour faire entrer de l'air dans ses poumons. Comme elle a l'assurance d'avoir son attention, elle glisse simplement à son oreille :

– Un seul mot sur ce que vous avez vu dans la forêt, je vous tue.

Se mettant tant bien que mal sur le dos, Rodolphe bredouille :

– Qui… qui êtes-vous… que voulez-vous ?

Appuyant le talon de sa chaussure sur le bas ventre du jeune homme, l'inconnue lui arrache un cri de douleur :

– Occupe-toi de tes affaires et tout se passera bien.

Engourdi, pétri de douleurs, Rodolphe se laisse choir sur le côté pour voir la silhouette se diriger vers la porte et quitter le loft de l'architecte, resté prostré dans son fauteuil...

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