Affouch

Elsa Phoebe

La petite histoire d'un café à l'envers (Tel Aviv, Israël)


Le tableau est beaucoup trop lourd. Il va se décrocher. Il tombera sur la tête du jeune homme assis en dessous ; détruisant, par la même occasion, son ordinateur portable, dernier cri. Les clients quitteront leurs chaises inconfortables dans l'ahurissement général. Sur la terrasse, les fumeurs lâcheront leurs cigarette afin de se précipiter à l'intérieur du café. La panique sera telle que les sanglots d'une vieille femme empêcheront le gérant d'entendre correctement les consignes données par les secours.   Jadis œuvre d'art de supermarché, le tableau sera dorénavant considéré comme une arme, une vulgaire brique sans potentiel artistique, n'ayant comme seul attrait son poids et ses coins meurtriers. La femme poisson y figurant ne sera qu'un détail trivial griffonné dans la mémoire des personnes présentes ce jour-là.  

L'invasion brutale des secours et des forces de police obligera Garance à décliner son identité.  Peut-être qu'un vieux policier lui demandera gentiment les raisons de sa présence à Tel Aviv. Elle lui répondra avec une rigueur affectueuse. Ensemble, ils tenteront d'usurper leur attention de l'horreur s'exprimant à quelques mètres de là, en un résidu de cervelle baignée dans une tasse de café tiède. L'ambulance provoquera certainement un embouteillage et les klaxons se feront entendre, rythmés par la cadence des plaintes des cyclistes et des élocutions surprises de badauds échoués derrière le périmètre de sécurité.

Garance Martin avait atterri la veille en Israël et  jeta son dévolu sur ce café après avoir marché toute la journée à la rencontre de la Ville Blanche. L'agent de police ajoutera certainement qu'à ce moment de l'année il fallait boire beaucoup d'eau puisque les températures sont élevées. Elle aurait fait la sotte feintant de découvrir une nouvelle vérité générale.

Une voix acide et ferme tire Garance de sa rêverie. La serveuse se tient à quelques centimètres de sa chaise. Quelque chose semble l'indigner mais Garance ne comprend pas ce qu'elle lui raconte. Ses yeux cernés de noir, qui auraient pu effrayer le plus vaillant des hommes, la fixe avec insistance. La jeune française résiste à l'intimidation et   annonce fermement qu'elle ne comprend pas le charabia hébraïque qu'on lui déverse au visage. C'est alors qu'à sa grande surprise,  la figure de la serveuse s'attendrit. Une touriste ! Elle n'est pas au courant. La jeune femme, dont la poitrine indique qu'elle se prénomme ‘Inbar', explique, dans un français parfait, qu'en Israël il est interdit de fumer dans les cafés. Lors de ses divagations, Garance avait inconsciemment allumé une cigarette. Confuse elle voulut l'éteindre mais ne trouva pas de cendrier. La serveuse agrippa la cigarette et alla l'écraser dehors.

De retour afin de prendre la commande, Inbar demande à Garance ce qu'elle désire boire. Atrocement gênée, elle aurait voulu disparaitre mais la question d'Inbar apparaissait comme une invitation non révocable.

‘'Un café au lait, s'il vous plait.

-       Un affouch, petit ou grand ?

-       Un quoi ? répondit Garance interloquée.

-       Un affouch, ça veut dire à l'envers en hébreu.

-       Vous servez le café au lait à l'envers ?

-       On peut dire ça comme ça, elle rit. On met d'abord le lait et ensuite le café.''

 

 Grande, élancée et exclusivement vêtue de noir, Inbar, désormais près du comptoir, offrait son dos à la salle. Lors de leur rencontre houleuse, Garance ne s'était pas rendue compte de sa beauté. Une chaleur orientale se dégageait de sa peau à l'éclat doré. Etait-ce une juive du Yémen ? Certainement. Son corps avait sa place  dans un hammam. Ses hanches larges enroulés dans une longue serviette blanche. On aurait dit que sa longue chevelure ébène voulait s ‘étirer jusqu'au sol. Des cheveux bouclés dans lesquels on souhaiterait  glisser ses doigts... La jeune serveuse à la dextérité incroyable tenait son plateau sur la pointe des cinq doigts et utilisait sa main libre pour mettre de l'ordre dans la caisse.

Garance attendait son café à l'envers avec impatience. Y aurait il une forme de cérémonial ? L'expresso allait il se présenter dans un récipient et le lait dans un autre afin de procéder elle-même au mélange ? Tous ces mystères l'excitaient comme une pucelle.

Au plafond tournait un vieux ventilateur à tirettes dont les pales défraichies peinaient à brasser l'air humide de la région. Garance avait beau être en dessous, aucune fraicheur ne lui parvenait. Elle commençait à aimer ce pays : le climat, les femmes, le tumulte de l'Orient. La rumeur de la rue lui était devenue familière, son ouïe l'avait incorporée jusqu'à l'oublier.

Enfin, Inbar s'avança vers la table dirigeant la main avec fermeté vers son plateau et tendit une grande soucoupe. Lorsqu'elle dépose la tasse sur la table Garance put prendre connaissance d'une petite chaine dorée ornant son poignet veiné. Un pendentif en forme de poire y est attaché.  Inbar sourit laissant à Garance le plaisir de contempler son visage de louve aux yeux marron. Une fois remerciée,  elle prit congé et alla servir d'autres clients.

La tasse transparente dévoile un liquide chaud, nuancé de haut en bas, du marron foncé jusqu'au blanc neige. Rien de bien exceptionnel, se dit Garance. Pourtant, face à ce palindrome culinaire elle préférait rester prudente. Si les israéliens avaient transformé le café au lait en lait au café, cela devait forcement être pour une raison légitime.

L'odeur chaleureuse du café ‘affouch' chatouillait le nez. Après une journée de marche le corps appréciait l'idéed'un régal olfactif. Garance plongea d'abord les lèvres pour goûter, elle but ensuite sa première gorgée et la caféine vint délicieusement réveiller les muscles de son cou. Même si la boisson était bonne, Garance ne voyait nulle  différence avec le café crème français ou le cappuccino italien. Aucun ingrédient ne semblait avoir été ajouté. Hormis la disposition, la saveur paraissait identique.

Un bruit sourd se fit entendre donnant un gros frisson au cœur, comme lorsque quelqu'un apparait dans une pièce que l'on croyait vide. Quand Garance comprit d'où venait le bruit son corps se crispa net, lâchant l'emprise de ses mains sur la tasse qui se brisa au sol avec fracas.  Bras, jambes, visage, plus rien ne pouvait bouger. Son corps avait gelé face à la peur provoquée par ce qu'elle voyait.

Le tableau finit par tomber. Seulement, l'homme à l'ordinateur était parti, offrant à Inbar l'opportunité d'aller débarrasser sa table. Rien ne s'était passé comme prévu. Le choc était tel que le silence envahi la pièce.

Garance fut surprise par la formation d'une larme au creux de son œil. Une larme qui n'avait pas encore coulé mais qui attendait le couloir pour se laisser glisser. On venait de détruire quelque chose de beau.

Inbar, ayant reçu le coin lourd du tableau sur le haut du crâne, est morte sur le coup. Jamais sa longue chevelure, baignée dans le sang,  n'avait été aussi belle.

 

 

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