Ain Jabal - I
shark
Les chaires coulantes. Le temps bouge et défait nos fibres. Un sentiment subversif, un jour caniculaire. C'est comme cela que ça se passe, chaque été, chaque matin de la saison. Le cœur lourd et l'amertume qui ne s'en va pas.
Nous tremblions jusqu'à la moelle, oisifs et aveugles, car c'était toujours les mêmes choses que nous ressentions sans voir, comme l'image trouble d'un monde nous renvoyant les reflets ahuris de nos faces.
Articuler n'était pas moins pénible. Ça nous rattrapait toujours, même si aujourd'hui, ça n'a plus si grande importance. Tous les hommes meurent. C'est la réalité qui ne se dilue pas, qui nous grignote. Une chaleur vibrante, bête, dévoreuse. Et j'étais exsangue. De mon amour pauvre et de ma concupiscence. Le sang n'affluait plus autant après ces grands signes annonciateurs, compliqués, et moi, remplie de peurs difficiles, je n'ai rien souhaité de plus que la paix de mon âme, et ensuite, la puissance de vivre sage entre mes chairs et mes mœurs. Être simple et éternelle ; exister tout bonnement sans regrets ni rancœurs. Mais nous sommes Hommes, chérissant et pourrissants, et nous mourrons, main dans la main avec l'été.
UN ;
L'ÉTÉ
REEM
Reem ne priait pas beaucoup. Elle le faisait distraitement, discrètement, elle trichait lorsqu'elle se mettait à genoux, à terre, récitait ses versets trop vite, ou alors ne le faisait pas du tout. Lorsqu'elle déambulait dans la pièce à vivre dans ses robes d'été, elle évitait soigneusement de regarder les paroles sacrées du Seigneur accrochées aux murs. Près de la table basse trônait constamment un support en bois gravé, portant le Livre Sacré, qu'elle n'osait jamais toucher. Reem avait un trou dans le ventre, à l'endroit où était supposée se situer sa foi en Dieu. Ce n'est pas qu'elle n'était pas croyante, tout au contraire. Reem croyait, et croyait ardemment. Elle sentait Dieu en chaque chose, en chacun, dans chaque bruit. Elle le sentait autour d'elle, elle sentait Ses anges peser sur ses épaules, la mettre à terre en fin de journée. La nuit, sa peau crépitait et le trou s'élargissait, c'était une douleur langoureuse, brûlante, qui faisait trembler ses doigts, qui la projetait dans ces images religieuses, des visions phosphorescentes d'Enfer et de Paradis, d'espace et de arch, mot arabe désignant le Trône de Dieu, et elle voyait Adam, Caïn et Abel, et elle voyait Mohammed et le sang, ces rêves incendiaires qu'elle appelait le Gouffre Divin. Souffrance Divine. Silencieuse.
Il y avait là, dans la vie de Reem autant que dans son esprit, non une confusion, mais une réalité qui s'était tissée au fil des ans, une réalité absolue, peut être altérée de ce qu'il en était vraiment. Il faudrait alors préciser au lecteur, ceci : elle ne cherchait pas de sympathie, elle exprimait constamment ses peurs, elle leur donnait lieu d'être, parce qu'elles étaient vivantes et qu'elles l'accompagnaient. Ce n'était pas, du moins de ce qu'elle pouvait en dire, de l'épanchement d'âme. Parce qu'elle ne voulait rien perdre d'elle-même.
Elle aimait le matin. Pour aller au pied de la montagne, Reem devait traverser le village de Ain Jabal dans sa djellaba blanche. Ain Jabal, œil de la montagne, était un village reculé d'environ deux mille habitants. Petit, terrassé, la plus faible partie de ses résidents étaient des personnages fatigués fuyant le tumulte écrasant des villes. Les natifs, tels que la famille de Reem, constituaient une majorité écrasante d'artisans, d'agriculteurs. On avait les voitures, mais on s'y déplaçait à pied. On avait une école primaire, un collège et un lycée, on avait le marché et la place publique, où traînait un homme constamment accompagné de papillons jaunes, il y avait le cinéma, la bibliothèque municipale et, grande passion des habitants, les cafés où les hommes se prélassaient du matin au soir. On fabriquait la brique qu'on envoyait à travers le pays, et on entretenait entre autres une station thermale réputée pour ses bienfaits thérapeutiques, mais encore assez méconnue pour empêcher un déferlement de touristes dans la région en saison estivale, la priorité étant aux malades. Mais à Jabal, surtout, il y avait la montagne.
En été, Reem pouvait entendre la montagne. Sa roche réchauffée qui craquait sous le soleil, la douce chaleur émanant de ses flancs à la nuit tombée, le contraste de sa chair grise avec le bleu du ciel, sa végétation, sa faune, son cri strident dans l'esprit collectif de Jabal. La montagne pouvait être une entité à elle seule. Reem descendait de son vélo, remontait sa djellaba au niveau de ses cuisses et s'asseyait sur un rocher, sur l'herbe ou sous un arbrisseau, puis elle retirait ses écouteurs de ses oreilles et prenait le temps d'écouter la musique des criquets mâles chanteurs et des oiseaux sauvages. Reem voulait prier la montagne. Celle-ci était grande, protectrice, son éternité réelle, inébranlable, divine, la jeune fille pouvait infiniment lui trouver des qualités. Elle dont l'inquiétude quant à sa fin dépassait la mesure permise, la seule pensée de trépas suffisait à la précipiter dans une fosse escarpée d'aliénation. Reem qui voyait des entrailles rouges et la pourriture de sa chair croître et déborder au rythme de sa propre terreur, le bruit de sa suffocation et de ses gémissements étouffés sous les couches de terre, mais devant elle s'élevait la montagne et elle représentait une consolation sans pareil. Le jour de sa mort, Reem voudrait se fondre à la montagne, faire partie de la roche et subir la chaleur, l'érosion. Comme elle s'y voyait déjà, elle garderait son doux visage immuable dans le granit, son corps enveloppant animaux, végétation, randonneurs et ombrageant le village à ses pieds. Mais ce n'était pas possible de mourir d'une telle façon, alors Reem espérait au moins se faire enterrer au pied du grand rocher. Elle en venait même, dans ses excès d'affliction, à en vouloir à Dieu de ne pas avoir permis de vénérer sa silhouette familière. Et lorsqu'elle se plongeait dans un chagrin pieux et que la croûte de peau desséchée autour de son trou de Dieu la démangeait, elle se disait que c'était Lui qui avait créé la montagne, pour qu'elle L'aime, pour qu'elle vienne à Lui, dans Son royaume céleste, et que si elle souffrait, c'était un remède qui lui était envoyé pour la guérir de sa vanité. Elle s'y accrochait, et tandis qu'il était promis que « il n'y a point de péché plus grand que l'amour infini de Dieu », qu'avec les paroles de sa mère qui affirmaient que « la nature est belle à l'image de Dieu, et imparfaite car elle n'en est que l'image », un ulcère brûlant corrodait et flambait en elle, or, lorsque Malik hurlait « non-sens ! absurdité ! Il vous a abandonné, et vous mourrez pour Lui ! » sur la place du village, le cœur en miettes, il arrivait parfois que la plaie béante de Reem s'apaisait, refroidissait, guérissait.
Malik, un agnostique et un besogneux, prenait une place considérable et légitime dans la vie de Reem. N'avait-elle pas peur de lui, elle serait allée frapper à sa porte, lui aurait attrapé les épaules et l'aurait secoué de droite à gauche d'une violence, elle l'aurait fait parler, d'une façon ou d'une autre. Ils se seraient assis et il lui aurait donné la permission de regarder à l'intérieur de son crâne, elle y aurait vu son génie ou sa malédiction, car elle était persuadée qu'il détenait une vision du monde rugueuse mais pure, abstraite mais chaste, la vie à l'état brut dépourvue de filtres humains et sincère. Et cela pour si peu qu'il se soit marginalisé, et pour autant qu'il eût subit d'amputation sociale. Parce qu'elle pensait qu'il ne voyait que la véritable forme de tout, Malik n'était pas une tombe, il était affligé, et il était une énigme. Ma foi, soit, elle se contenterait de l'observer de loin, elle n'était pas certaine d'être capable de soutenir le poids de son affliction. Et même si, avec cela, étant cruel, elle l'aimait profondément, sans lui parler, sans le voir, sans y être, mais elle aimait son âme, comme elle aimait tout le monde. Elle aimait tout le monde, toute l'humanité, un peu moins les hommes chacun individuellement, mais elle les adorait quand même, elle aimait les tout, les entièretés. Elle était heureuse de voir que chaque chose poussait hors de terre et dans la nature, s'élevait et grandissait en son sein. Plusieurs milliers de feuilles émergeant du même arbre, les innombrables gouttes d'eau qui formaient l'océan, comme elles bougeaient en rythme, les colonies de fourmis sous ses pieds, les villes et les villages, leur grondement, les particules, les pages d'un livre serrées les unes contre les autres. Bref, Reem n'aimait pas la solitude, et chaque maison vide qu'elle voyait lui était odieuse.
Pour rentrer, Reem longeait en vélo le terrain vague de deux hectares et quelque chose, propriété de la famille de Malik et qui se situait derrière sa maison. L'endroit se trouvait à la périphérie du village et faisait face à un petit bois de pins, toujours vide. Le champ était jaune en été, gris en hiver, et on pouvait y apercevoir la vielle carcasse de voiture bleue, orange de rouille, oubliée là, couchée sur l'herbe desséchée. On n'aurait pas su définir à quelle âme elle appartenait, comment et quand s'était-elle retrouvée là, mais elle faisait partie du paysage maintenant, et Reem et peut être Malik aussi pensait-elle, ne voudraient plus regarder le champ si elle n'y était plus. Seulement aujourd'hui, elle n'y pensa pas, il allait être l'heure de la prière de l'après-midi et elle se hâtait de rentrer.
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Noh était en train de repeindre le mur de l'école en jaune, Reem souriait, c'était le milieu de la journée et la nouvelle couleur du mur resplendissait avec le soleil, projetant un éclat doré sur la peau du jeune garçon. Marchant sur le trottoir d'en face, elle s'arrêta un moment en chemin pour le regarder, ses mains enduites de jaune, sa sueur, les mouvements réguliers, inébranlables qu'il entreprenait et qui l'abrutissaient dans la lumière et la chaleur du midi. Noh devait quelque part avoir le même âge que Reem, peut-être était-il plus âgé mais elle ne pouvait s'empêcher de l'apercevoir comme un enfant, un tout jeune enfant de nulle part apparu un jour dans les rues de Jabal, à l'instar de la vielle voiture mangée par les herbes sauvages non loin du jardin de Malik. Il habitât néanmoins chez un vieux couple de bienfaiteurs, assez pauvres cependant mais qui l'avaient recueilli, disais-t-on, parce qu'ils avaient perdu un fils en bas âge il y a bien des décennies de cela. Abruti, un gredin aux yeux de Reem, mais certainement apprécié d'elle tout de même, il n'accomplissait que les tâches ingrates qui l'abêtissaient de jour en jour.