Aller-Retour / Aller-Simple

Déborah Bora

Je suis dans le train. Je n'arrive pas à trouver la meilleure position. Je m'endors, ma tête chute, ça me fait mal à la nuque et me réveille en sursaut. Ma tête est lourde. Je suis épuisé. Ma tête... Qu'on me la coupe ! Un lion au moins ne court après sa proie que lorsqu'il a faim. Une fois satisfait il vit en paix avec les autres antilopes. Mon problème est que je suis des deux cotes du fusil : le chasseur et la proie. J'ai tellement sommeil... Ma voisine de compartiment passe sa main sur sa nuque, je baille...



La nuit est sombre. La seule lumière provient de la faible clarté d'une lune rousse qui se reflète dans l'eau calme d'une rivière. Clark et Becky marchent sur un pont qui ne relie pas deux rives mais qui, au milieu de la rivière suit parallèlement son cours. Ils marchent près,  l'un de l'autre mais d'un pas légèrement différent. Les pas de Clark sont très silencieux. Becky, avec ses chaussures de dame élégante, marche plus bruyamment.

Elle s'arrête, Clark s'arrête aussi. Elle s'assoit sur le pont avec lenteur et contrôle.

Becky-C'est bien ici. C'est calme. Mais ce n'est pas convivial. Le pont est étroit, nous serions mieux sur une jetée.

Clark -Si l'on continue il y a une jetée au bout du pont.

Becky -J'aimerai tant y aller.

Clark -Allons y !

Becky -Oh non...c'est loin. Un autre jour. Je n'ai pas envie d'y aller maintenant.

Silence

Soudain ils s'étreignent violemment, envahit d'une hargne profonde et guerrière.

Clark -Cruelle !

Becky -Egoiste !



Je sursaute. Le train s'est arrêté. Je sursaute encore. C'est pénible. Et puis la vie est trop courte ! Cette fille est vraiment jolie...Qu'est ce qui fait que deux personnes tombent amoureuses l'une de l'autre ? Avoir la même façon de marcher ? Je pourrai lui proposer d'aller au cinéma ? Non pas ça, c'est fini ça. Il y a beaucoup de choses à faire a notre époque, mais pas toutes. Par exemple, il y a beaucoup de fêtes, mais personne ne danse jamais. Les gens s'y rendent seulement pour hocher ostensiblement la tête au rythme d'une musique bruyante. Tu me plais mademoiselle, je t'aime, embrasse moi avec la langue...



Becky -Je devance tes avances que j'aurai déclinées pour t'éviter le pénible moment du refus et tu me dis que je suis cruelle ! Je t'évite d'être dans une situation ou tu ne saurai pas ou te mettre et tu en cherches encore une autre, une franchise encore plus acerbe. Je t'affirme doucement que je n'ai pas envie d'y aller maintenant. C'est gentiment non-dit car j'aurai bien envie d'y aller, un jour ou maintenant, mais pas avec toi. Et je ne le dis pas, par gentillesse. Mais tu es content maintenant qu'on se parle franchement sans tendresse ! On aurai pu avoir une promenade spirituelle et douce si tu ne n'avais pas cassé l'ambiance avec tes fantasmes et a croire qu'il y avait une histoire romantique sur ce pont. Tu vois bien qu'il ne lie aucune rives non ? Qu'il va a l'océan ! Bon sang, et il a fallu que tu l'ouvres !

Silence

Clark-C'est toi qui as imaginé la jetée en premier ! Tu n'avais qu'a garder ton fantasme pour toi !

Becky -Le pont est trop étroit, il fallait que je le dise! Sinon tu allais croire que je marchais près de toi par désir de frôlement de peau alors que c'est ce que j'essaie d'éviter.

Clark -Trop aimable vraiment.

Becky -Oh ça va !

Clark -T'évite de me frôler ou t'évite de marcher a mon rythme ?

Becky -Les deux.

Clark -Et si tu te laissais aller.

Becky -Ahahahahaha




Ce train c'est vraiment l'épreuve pour rester éveillé. Elle doit vraiment me prendre pour un pecno. J'espère que je ne ronfle pas au moins. Elle est très jolie et féminine dans ses manières. Lancer la conversation. C'était plus simple avant quand même. Le contact humain. Avant internet, adopteunefoufoune.com. et tout le bataclan. Les jolies filles. En général quand on s'y frotte c'est pire que les roses avec leurs épines qui refilent le tétanos. On ne peut jamais savoir de qui on tombe amoureux en fait. C'est peut être mieux ainsi. On a certainement pas besoin de le savoir de toutes façons. Que serait Bip Bip si il se mettait a réfléchir comme coyotte ? Une merde.



Becky -Tu crois qu'on se frôlerait d'électricité sensuelle ?

Clark -Non. Il n'y a pas que du sensuel dans la peau. Mais justement, peut être que si on s'était cogné pendant la marche, j'aurai senti ta rugosité et ta froideur a temps et ça aurait tout changé tu vois, au lieu de ça, il y a toujours eu cet espace entre nous ou se glisse le rêve.

Becky -Tu veux dire que si on se touchait plus on aurait pas des conversations aussi alambiquées ?

Clark -C'est clair ! On se prendrai moins la tête ! Plus je suis proche de toi et plus tu as confiance car tu te rends bien compte que je n'ai aucune concupiscence à ton égard. Aucun désir. Je peux concevoir une grande admiration envers la nature des choses et des éléments qui m'entourent, cela n'a rien à voir avec nos pulsions et notre libido. Je te considère au même titre qu'un cailloux ou une fleur. Je ne te parle pas de sentiment pathétiques ! Un baiser n'est rien que de l'air et de l'eau. Tu vas bien ?

Pendant tout ce temps ou il parle il s'apprête a l'embrasser.

Becky -Non.

Elle le repousse violemment.

Becky -Un baiser il y a aussi des dents dedans. Il y a l'éventuelle morsure, l'afflux du sang. C'est dangereux.

Clark -Ah ...oui...Tout le monde ne peut pas supporter ça.

Becky -Bon ça suffit, je rentre.

Elle fait quelques pas.

Ils marchent en silence. Une épaisse fumée blanche et grise venant a leur rencontre envahit le pont.



Des deux cotes du fusil : le chasseur et la proie. Les doigts qui s'entrelaceraient, la salive,...  belle passagère...




Becky -Il fait noir. Je ne vois plus rien. Accompagne-moi.

Clark la rejoint, ils se remettent a marcher d'un pas légèrement diffèrent.

Becky -Tu le fais exprès ?

Clark -De quoi ?

Becky -De marcher différemment ?

Clark -Je marche exactement comme avant.

Becky -Oui mais tu faisais exprès depuis le début non ?

Clark -Mais non, tu vois bien qu'au naturel on n'a pas la même allure.

On entend leurs bruits de pas différents.

Clark -De toutes façons je ne pourrai pas te porter.

Becky -Même si je me blessais gravement ?

Clark -Oui. C'est vrai que ce pont est étroit.

Silence

On entend leurs bruits de pas différents. Ils marchent une vingtainre de secondes dans le silence.

Clark -Becky ?

Becky fait signe qu'elle est la et entend.

Clark -Tu me plais.

Becky se crispe et essaye de dissimuler au mieux son embarras et de ne rien changer a sa démarche mais cela se voit quand même.Le silence perdure. Clark est dans un malaise grotesque.

Clark -Ne dis rien ! Ne dis rien ! Tu n'es pas obligé de répondre !

Becky en essayant de penser a autre chose -J'aurais bien du mal a dire quoique soit...

Clark -Ne dis rien alors.



« On est arrivé. Monsieur ! On est arrivé ! » La passagère! C'est elle qui me réveille! Je la remercie, descends sur le quai et la vois disparaître rapidement dans la foule...puis elle réapparait, affolée courant à contre sens... Vers... Mais non... Elle... C'est pas possible... Elle arrive en face de moi essoufflée et saisie mon avant bras.

« J'ai oublié ma valise dans le train! Je suis tête en l'air  ! »

« C'est un problème de confiance en soi ça. »

« Bah, oui mais justement je ne me fais pas confiance parce que je sais que je suis tête en l'air!! »

« Mais ça c'est parce que quand vous étiez petite on vous l'a répété jusqu'à ce que vous y croyez et en fassiez un trait de caractère mais ça n'est peut être pas vrai. Il suffit de se concentrer de visualiser concrètement ce que l'on est en train de faire et comme ça on ne perd pas son temps à se demand... »

Elle me coupe la parole.

« Tiens voilà mon numéro de téléphone, j'ai pas le temps là. Je suis en retard à mon cours de danse, vous pouvez aller me la récupérer et me rappeler quand je sors ? Merci ! » Elle se sauve.

Dans la gare les gens s'affairent. Et moi, à contre sens, je retourne récupérer la valise de la danseuse inconnue et définitivement intrigante.

« Main a la barre. Première. » Elle a quelque chose d'un ange, menue, blonde, la peau fine, les yeux gris-verts, une voix et un rire solaires. Grand plié, et, seconde. Comme il faut. Bien placé. « On tient le dos ! » Puis au centre. Peer Gynt, suite numéro 1, Dans la Halle du Roi des Montagnes. Soubresauts, ses membres deviennent les articulations d'un grand esprit que la musique anime. Elle recommence. Les pieds, les bras, les jambes se confondent. Le rythme est étourdissant. Encore. Equilibre, grand jeté qui suspend la transe, elle accélère les mêmes gestes jusqu'au dernier coup de cymbale. Encore. Sans le poids du corps. Le regard se trouble. Les épaules basses, la tête haute, il n'y a plus que le cœur qui tambourine et le thorax qui se soulève a chaque appel d'air. Elle sourit en étirant son corps sur le sol dans les parfums de cire et de colophane.

Pendant ce temps je continue d'avancer à contresens. La journée est finie. La rue s'est soudainement vidée. Quelque chose de franc et direct s'entête à exister. Il pleut une pluie agaçante qui fouette le visage mais ne rafraîchie pas. Ne lave rien. L'air est lourd mais pas assez électrique pour exploser. Je regarde les mouvements et l'épaisseur des nuages en tenant dans ma main le papier avec le numéro de téléphone. Je sais que le soleil est derrière, comme on reconnait la plénitude a travers les simagrées d'un visage aimé. Je récupère la valise et sort de la gare. 

Je flâne dans la ville et découvre dans l'entrée d'un musée une installation qui permet de se jeter continuellement dans le vide. Je m'assois pour regarder. Un homme monte l'escalier étourdissant et, arrivé à la dernière marche, fait un salto et tombe sur un gros matelas d'air comprimé. Ses chutes produisent le bruit d'un ballon qui éclate suivi d'un soupir de soulagement. Je le regarde encore et encore puis je monte les escaliers, me jette dans les airs et rayonne dans l'espace. En atterrissant dans le matelas soupirant d'air comprimé, je sent chaque particule de mon corps devenir délicieusement sensible et j'ai l'impression de voir au delà des coins. Adrénaline. 


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