Aller Simple
Lilly Inthesky
Il faisait partie de ces gens qui n'ont qu'une valise. Mais quelle valise !
Elle trônait là sur son trolley dans la file d'attente de l'enregistrement du vol Hawaï-Los Angeles-Londres à la manière d'un Maharadja sur son éléphant. Malle fière et sereine mais secrètement convoitée par les autres passagers du vol qui la dévisageaient, imaginant toutes sortes d'histoires romanesques dont cette valise et son intrigant propriétaire auraient pu être les héros. Antoine fit mine de ne pas les voir, il avait l'habitude des regards mi amusés, mi intrigués des gens. C'est vrai qu'ils détonnaient un peu tous les deux dans le décor high tech de cet aéroport. Antoine était une espèce d'Indiana Jones des temps modernes. Grand, brun ténébreux à la tenue de reporter avec comme unique bagage cette vieille malle vintage, semblable aux malles des grands explorateurs du XIX eme siècle.
Elle était plutôt conséquente, d'un mélange de bois clair très résistant de type bambou, de toile de jute aux coins renforcés de cuir marron et deux crochets en métal doré qui la maintenait fermée et cadenassée par une clé qu'Antoine portait toujours autour du cou. A elle seule, elle dépassait presque le poids maximum qui était alloué aux passagers sans payer de franchise supplémentaire ! Mais son attrait résidait dans le fait qu'elle racontait son histoire, enfin plutôt sa géographie.
En effet, elle était recouverte d'autocollants plus exotiques les uns que les autres. On pouvait y lire toutes ses destinations. I Love NY, China Forever, Good Day In Australia, Amazonia, Welcome to Cambodia ainsi que beaucoup d'autres et le petit dernier, une vahiné hawaïenne qui se déhanchait sur fond bleu !
Bref, Antoine était très fier de son bagage de routard ; il repensa à toutes ces expéditions qu'ils avaient faites ensemble, complices de la première heure, les plus rocambolesques les unes que les autres. Cela faisait maintenant 30 ans qu'ils ne se quittaient plus. Antoine étant peu loquace et très maladroit avec les humains, de nature solitaire et bourru, il s'était lié d'amitié avec cette malle, lui confiant ce qu'il avait de plus précieux et se surprenant à lui parler comme on parle à un confident. Il lui avait même donné un petit nom : Poppy ! A l'image de Mary Poppins qui se déplace toujours avec un sac de voyage dont elle sort tout un tas d'objets, comme si le sac n'avait pas de fond et qui fait la joie des enfants.
Lui aussi avait pu cacher dans le fond secret de sa malle des trésors qui avaient échappé aux douanes du monde entier ! Que ce soit un diamant brut d'Afrique du Sud ou des vestiges incas dont il avait besoin pour ses études anthropologiques.
Néanmoins, il se remémora le moment où, à l'arrivée d'un vol en provenance de Hong Kong, il avait bien cru la perdre.
Après trois mois de vagabondages entre le Viet Nam et le Laos, la malle arriva sur le tapis roulant de l'aéroport d'Heathrow éventrée, cadenas fracassés, découvrant tout le contenu à la vue de tous les autres passagers qui ne purent détacher leurs regards ahuris, oubliant même de récupérer leurs propres valises ! Antoine eut un peu honte à ce moment là de voir défiler ses effets personnels qui allaient du caleçon aux motifs pères noël mêlés à un espèce de godemiché tribal asiatique tout droit sorti d'un musée des Arts Primitifs ! Mais il eut plus peur pour Poppy qui était dans un état pitoyable. Il lui fallu des mois de soins intensifs, bichonnée par un expert malletier parisien, unique rescapé de la réparation de malles anciennes, qui lui redonna une seconde jeunesse pour le prix d'une dizaine de Samsonite du dernier cri, à quatre roulettes, hypra légères mais sans aucune âme ! Poppy valait mieux que toutes ces valises impersonnelles de couleur sombre que tout le monde s'inter changeait. Qu'il était facile de nos jours de repartir avec la valise d'un autre ! Avec Poppy, impossible ! Ils avaient une histoire ensemble, un lien qui allait bien au-delà du matérialisme et cela lui était parfaitement impossible de devoir la laisser au rebus, finis les voyage ma belle !
Antoine sortit brutalement de sa rêverie lorsque le passager derrière lui, un gros américain bouffi lui cria :
- Au suivant, allez mon gars faut pas rêvasser comme ça !
Antoine s'avança alors devant l'agent de comptoir et lui présenta son passeport. C'était le moment qu'il redoutait le plus. Devoir quitter Poppy pendant de longues heures pour l'envoyer en soute pendant qu'il siroterait un cocktail à 10 000 mètres d'altitude !
Il fût un temps où il pouvait emmener Poppy avec lui en cabine, quand il était missionné par un institut de recherche prestigieux où bien souvent, on lui affrétait un jet privé. Mais les temps sont durs et désormais il voyage en classe économique et doit s'acquitter d'une franchise excédent de bagage !
-Vous n'avez pas de bagage cabine ? lui demanda l'agent British Airways.
-Non, répondit Antoine. J'ai toute ma vie dans cette valise donc faites en sorte qu'elle arrive à Londres s'il vous plaît.
L'agent lui colla une étiquette LAX-LHR qui signifiait qu'elle transiterait par Los Angeles avant de repartir pour Londres et appuya sur le bouton fatidique qui envoya Poppy dans une chute vertigineuse, dans les méandres d'un réseau de tubes métalliques archi moderne. Antoine eut un pincement au cœur, prit son passeport et sa carte d'embarquement et s'engouffra rapidement dans la zone duty-free.
Il passa la plupart du vol à écrire sur son journal de bord, relatant son expédition sur l'île d'Oahu, mangea de bon cœur son plateau repas en contemplant par le hublot la volée de nuages. Deux quart de vins plus tard, il dormait à poings fermés.
L'arrivée à Londres fut plus chaotique. Il eu beau être le dernier à rester le nez scotché sur le tapis roulant, pas de Poppy en vue ! Il vit toutes les petites valises noires retrouver leurs propriétaires et resta seul sans sa moitié. Le tapis s'arrêta même de tourner comme pour dire, voilà c'est fini !
Antoine se précipita au comptoir du service bagage de la compagnie et arriva en sueur devant un agent endormi. Antoine lui donna son étiquette et pria pour qu'on puisse la localiser. L'agent scanna l'étiquette et tapa on ne sait quel jargon sur son ordinateur. Au bout que quelques minutes, qui parurent une éternité à Antoine, l'agent lui expliqua qu'à priori elle était restée quelque part en transit, qu'il fallait qu'Antoine laisse ses coordonnées et qu'on le tiendrait au courant, que sans aucun doute elle serait mise sur le prochain vol et qu'on lui la livrerait chez lui sous 48 heures !
Antoine s'écroula. Il était trop fatigué pour s'énerver, ce pauvre employé n'y était pour rien. En trente ans de voyages au bout du monde, il était même étonnant que cela ne lui soit pas arrivé plus souvent. Malgré tout, Antoine eut une mauvaise prémonition, comme un sixième sens qui lui disait que peut-être c'était le voyage de trop. Il rentra chez lui en taxi et s'effondra dans son lit sans même se déshabiller.
Les jours passèrent, peut-être deux ou trois, sans aucune nouvelle de la compagnie. Il pouvait suivre son compte sur un espace client qui lui disait que l'acheminement était en cours. Tu parles !
Et puis un matin, Antoine découvrit dans sa boîte aux lettres une carte postale. Il s'agissait d'une vahiné en costume local avec un collier de fleurs sur fond de lagon bleu qui disait « Happy Retirement in Heaven » (Retraite Heureuse au Paradis). Antoine retourna la carte et découvrit avec stupeur au bas, la signature :
……Poppy !