Allergique...

Simba Lioness

(nouvelle écrite en 2002, à mes 18 ans... une histoire fictive à propos de l'amour, de la vie, de l'amitié, de la mort, des émotions, des sensations...)

Gwen venait de s'allumer une cigarette et je lui avais fait signe d'entrouvrir la fenêtre. Je sentais cette acidité liquide remonter dans ma gorge. Ça avait une aigreur agressive, une démangeaison insupportable. J'avais attrapé la bouteille d'eau et Gwen avait comblé la distance muette qui avait pris place entre nous.

- Oh, tu m' soules Léni !

- Quoi ? avais-je demandé, l'eau qui coulait dans ma gorge.

- Tu peux bien sortir ce soir, c'est pas la mort quand même ! C'est bon, on passe une bonne petite soirée tous ensemble !

- Putain, c'est pas que j'veux pas, c'est que j'suis cassée, Gwen. J'suis complètement nase, moi ! Ça fait quoi une semaine, deux semaines que j'ai pas eu une bonne nuit de sommeil. Y a toujours quelqu'un, y a toujours quelque chose. J'tiens plus, c'est plus possible. J'en ai marre.

Elle me regardait avec ce petit sourire aux lèvres, du genre « t'inquiète-donc-pas-ma-fille » et, tel que je la connaissais, j'avais perdu la bataille. C'était toujours comme ça, je finissais par céder, simplement pour qu'elle se taise et qu'elle arrête.

- Il aura que'que chose pour toi Isaya, avait-elle dit en se levant pour prendre le cendrier.

- Non, non ! Y a pas de ça, Gwen ! J'marche plus comme ça, moi ! J'veux bien venir mais c'est tout quoi.

- Arrête, qu'est-ce t'essaies de m'faire là ? Il aura, il aura, il me l'a dit t't à l'heure et puis…

- Putain ! Mais, ta gueule Gwen, ta gueule ! Tu prends ce que tu veux, il prend ce qu'il veut, mais moi c'est fini quoi !... J'sais pas si tu vois ma gueule mais j'me fais peur! Attends, j'me lève le matin, je me reconnais pas. On enchaîne toujours. C'est presque du Ricard et des amphets comme petit-déj.

- Toi, t'as vraiment besoin de que'que chose.

J'avais quitté le salon. Elle pensait avoir raison et ça, je ne savais pas. Combien de fois je les avais dits, ces mêmes mots. Mais vivre comme ça, dans cet état de défonce permanente, ça devenait une habitude dangereuse. Avant, c'était complètement différent. Quand j'étais chez mes parents, quand je n'avais pas été pervertie par les vices de ce monde. Ils devaient être déçus. Tous les parents dont les enfants n'ont pas de respect pour eux-mêmes et pour autrui doivent être déçus. Obligés d'accepter que leur progéniture n'est qu'une déchéance. Ils me payaient cet appartement mais on ne se voyait jamais. Ils s'efforçaient de se protéger eux-mêmes du poison que je devenais.

Le portable de Gwen avait sonné et je l'avais entendue répondre. Je n'avais pas bougé pour autant. C'était comme déjà écrit et sans cesse répété. Ça avait toujours l'air plein d'intérêt, le même. Les adjectifs et superlatifs qu'elle utiliserait n'auraient pas d'effet sur moi. Je me fichais de qui venait, où on allait, si on avait de quoi se défoncer. C'était ses soucis, pas les miens. Mais elle transférait tout, sans cesse. Comme si nous partagions nécessairement les mêmes pensées aux mêmes moments. Qu'être meilleures amies signifiait être en communion. Gwen venait juste de raccrocher et je sentais qu'elle avait déjà planifié ma soirée. Si seulement je pouvais crier, crier jusqu'à avoir expulsé toute cette frustration que j'avais refoulée jusqu'à présent en moi. Mais, je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas pour ces autres qui avaient l'impression de posséder mon existence, d'avoir le monopole dessus.

Gwen s'était avancée vers moi. Depuis combien d'années je la connaissais ? Une bonne dizaine déjà. Voilà ce qu'elle était devenue, la petite Gwenaëlle innocente et encore bien intentionnée. Cette caricature d'elle-même, cette « sale jeune » qui ne croyait pas en grand-chose. Se souvenait-elle de son enfance ? Elle faisait celle qui n'avait plus peur mais qui pouvait bien savoir ce qu'elle gardait vraiment au fond d'elle-même.

- C'est bon, t'as refait surface, toi ? T'as fini de péter les plombs ?

- C'était qui ?

- Isaya… Il arrive avec les autres.

- Avec qui ?

- Heu… j'sais pas, il m'a pas dit. Mais comme d'hab, j'pense… Ouah, tu vas pas t'énerver parce que tu sais pas qui est-ce qui vient ! Mais, arrête ! Qu'est-ce que t'as aujourd'hui ?

- Rien, je te rappelle juste que c'est chez moi ici.

- Ouah, mais t'es folle toi !

- Non… mais c'est chez moi.

Gwen avait commencé à mettre de l'ordre sur la table de la cuisine. J'en profitais pour aller aux toilettes. Il fallait que je rejette ce que j'avais dans l'estomac, sinon ça surviendrait à un moment inopportun. Elle était arrivée derrière moi.

- Mais, pourquoi tu fais ça ? Allez, tu fais quarante-cinq kilos et encore. T'es tout en os, Léni ! Ouah, tu me fais flipper…

- Ouais, mais sinon j'ai mal au bide pendant quatre jours. Là, ça va mieux… J'étais juste un peu barbouillée. Si tu veux bien me laisser me laver les dents, vite fait.

- Ouais, lave-toi les dents, ma grande, avait-elle dit en repoussant mes cheveux dans mon dos.

J'avais regardé chaque minuscule parcelle de mon visage pendant ce brossage rapide. Je m'écœurais. Voilà ce que j'étais. Ce reflet dans le miroir c'était moi, tel que j'existais en chair et en os. Gwen avait raison, je n'avais plus tellement de chair à l'heure actuelle. Contrairement à elle, je n'avais pas gardé mes bonnes joues de bébé. J'étais fade, sans couleur, avec ma peau blanchâtre et mes longs cheveux noirs. C'était ça que j'étais : une peinture en noir et blanc, d'un extrême à l'autre. Il y a des moments où l'on a l'impression de se découvrir, de prendre conscience de son aspect physique. Comme si je ne m'étais jamais vraiment regardée avant. Mais, ça ne voulait rien dire, ce n'était qu'une image, une fausse représentation mal coordonnée. Une sorte de leurre. Non ? J'avais baissé les yeux, c'en était assez pour le miroir. J'avais rejoint Gwen en tentant de me convaincre qu'il fallait vivre, vivre pleinement, à s'en brûler les ailes.

- Gwen ?

- Ouais.

- J'suis comment ?

- Quoi ? avait-elle demandé sans même me jeter un regard.

- Ouais, j'veux dire, tu me vois comment ?

Elle s'était levée de la table de la cuisine et s'était mise juste face à moi.

- Mais t'es belle ma chérie… Bon, t'es en os, c'est clair…

- Non, c'est pas ça… Toi, tu vois, tu profites, t'es…

- Ouah, mais arrête de psychoter, ma grande. T'as démonté ton cerveau en une journée ! T'es folle, t'es folle… grave quoi ! Tu veux qu'j'te dise c'qui va pas, tu veux qu'j'te dise, c'est que tu prends trop la tête avec des trucs dont on s'en bat les couilles. Mais ce sont des détails tout ça, des détails, tu vois… Toi, t'es toi et moi, j'suis moi, et puis c'est simple, on a une vie à vivre. Qu'est-ce que tu vas te prendre la tête avec des détails ?

C'était là que je pouvais constater comme elle était belle ma Gwen, parce qu'elle avait envie de vivre, elle. Elle avait toute l'énergie du monde réunie dans son petit mètre cinquante-sept et c'était ça qui la rendait extraordinaire. Moi, j'étais bien trop ordinaire. Elle avait eu ce sourire comme conclusion pour me dire que tout ça, je le savais très bien en moi. Elle avait mis sa main dans la poche de son baggy en jeans pour saisir une cigarette.

- Fume, fume, ma fille. Ça t'évitera peut-être de penser à ces conneries-là !

Elle s'était assise sur le bord de la table, attendant les autres.

- Ça m'énerve quand t'es comme ça. Ça m'énerve parce que tu disais jamais n'imp' comme ça avant. J'sais pas c'que t'as mais tu deviens folle Léni ! Tu t'tapes de ces psychotages de psychopathes, je sais pas c'que ça va donner. Ouais bon, c'est vrai que quand t'avais huit ans, tu t'posais déjà des questions de fou. Mais là, ça tourne à la dépression ! Faut qu't'arrêtes !

Elle avait cessé de parler un instant et j'avais répété ses mots trois fois dans ma tête avant de trouver une réponse intelligente.

- J'sais pas.

- Ouah, tu vas quand même me faire un sourire… Pour moi !

J'avais eu ce semblant de courbe sur les lèvres et Gwen avait accouru vers moi. Le métal de son piercing avait touché ma joue. Puis ça avait sonné. Gwen m'avait regardée avec un regard plein de sourires et était allée ouvrir la porte. Elle donnait envie d'y croire quand elle s'y mettait parce qu'elle avait tellement de joie en elle que cette exaltation transpirait de tous ses pores. Elle voulait me donner envie de les voir, tous. D'un coup, la pièce s'était emplie de voix, de mouvements, d'âmes exprimées et c'était peut-être aussi bien ainsi. Isaya avait pris Gwen dans ses bras et leurs lèvres s'étaient touchées. Ils étaient ensemble, c'était une réalité. Amis avant mais « en couple » aujourd'hui. Ça pouvait paraître bizarre mais il n'y avait aucun voile, aucune façade qu'ils tentaient de sauvegarder. Ils avaient ressenti les choses ainsi, un jour, et ça avait changé leur relation. Mais ça n'avait pas eu d'impact sur le groupe. Ils étaient les mêmes, ils étaient eux, ils étaient vrais. L'amour en plus.

Tout se peuplait partout autour, de corps et d'âmes, de bruits et de futilités. De gens qui étaient venus ici à la recherche de quelque chose. Des gens qui, eux aussi, avaient envie de vivre ce soir, et peut-être même à leurs dépens. Je les avais regardés entrer, je les avais scrutés les uns après les autres. Je ne le connaissais pas ce corps très poussé vers le haut. Non identifié. Qui était-il ? Que voulait-il ? Qu'avait-il à m'apprendre ? Je voulais en savoir plus. Que pourrais-je en tirer ? Qu'y avait-il de bon à prendre en lui ? Pourrais-je en nourrir mon âme ? J'aimais rencontrer de nouvelles personnes. La curiosité s'éveillait, ça me divertissait. Il avait dit quelques mots à Gwen et elle lui avait touché le bras. Son visage était toujours illuminé, elle rayonnait, complètement dans son élément. Je m'étais approchée un peu pour voir ce qu'il cachait sous sa casquette bleue. Il avait tourné la tête vers moi…

Si j'avais su, je n'aurais jamais voulu la voir. Ça me frappait, c'était un coup de poignard net, direct, précis. Je ne voulais plus être curieuse, je voulais qu'il s'en aille, qu'il emmène avec lui son visage. Je ne voulais plus de son regard sur moi, ça me brûlait. Ça me brûlait comme un châtiment qu'on aurait voulu m'infliger. Et puis, il avait souri. Mais ses yeux avaient continué à me parler encore, à se raconter à moi. Je ne voulais pas. Il avait prononcé des mots mais je ne les avais pas entendus. Je n'avais qu'une seule envie : clore ces yeux au même titre que dans le passé.

 

Mais que se passe-t-il ? Comment est-ce possible ? Complètement perturbée. Il vient de me trifouiller intérieurement. Ses yeux me connaissent déjà. Il a simplement fallu qu'il tourne la tête pour que le passé ressurgisse, comme ça. Je retourne un an en arrière… et tout ça à cause de ces yeux. Ils ne sont pas définissables. Ces yeux et ce même bleu ! Il y a trop de choses dans leur couleur. Je crois que je vais tomber. Je crois que c'est fini, on m'a piégée. Mon cœur se serre, je le sens taper dans ma tempe, mes mains sont moites. Je ne gère plus. Pourquoi on me fait ça ? Pourquoi on ouvre à nouveau cette plaie pas encore cicatrisée ? Je fixe ses yeux, je ne peux pas m'en empêcher : cette image obsédante. Ils m'ont violée. Violé mes souvenirs, mon passé, ce deuil presque accompli. Il a réussi à me faire mal, sans geste, sans mot. Mon corps est obligé de tenir mais mon âme lâche, complètement. Elle cherche une issue pour s'échapper enfin. Mais ce ne sont plus des portes, ce sont des murs partout autour. Il vient de m'enfermer avec moi-même, avec tout ce que je m'efforce d'ignorer. Rien qu'avec son regard. Il n'a pas d'intérêt son visage. Il n'a rien à voir avec celui du fantôme que je nourris. Il y a juste ces yeux. C'est à ça que je le résume. Est-ce ma faute ? Un prétexte bidon ? J'ai peut-être inventé ce mirage. Pour lui, pour moi, ou pour ces marques qui ont balafré mon âme. Je me perds. Mes yeux se brouillent, tout devient flou. Je ne discerne plus les mots et les sons, ils paraissent si lointains. Je ne me sens plus très stable. L'air est malsain. Parce que je n'ai pas droit à l'oubli. Ça me donne mal à la tête, mon crâne dans un étau. C'est ce passé qui me broie les entrailles. Je n'ai jamais voulu y renoncer mais, je ne sais pas vivre avec. Il lui a volé ses yeux. Il y aurait tellement de choses à dire dessus, mais les mots ne suffisent pas. Ils sont hypnotiques, ils se plongent au plus profond de vous-même. Comme si le bleu pouvait lire le pêle-mêle de sentiments qui se bat à l'intérieur de chacun. Ce bleu dans lequel j'ai voulu me noyer quand ils ont fermé ses paupières à tout jamais.

 

Soudain, j'avais baissé la tête et j'étais vide de toute force. Il m'avait fait la bise et je m'étais promise de ne plus le regarder. Je ne pouvais pas, je n'avais pas le droit, ça ramenait trop de choses en moi. Il s'appelait Adrien et il n'avait pas choisi ses yeux. J'étais restée muette pendant de longs instants. Je n'avais plus de notion de temps. C'était juste un ramassis de pensées qui tournoyaient en moi, qui auraient pu me mener à ma perte. Isaya s'était approché et m'avait demandé dans un murmure si je voulais bien l'accompagner dans la pièce à côté. Je lui avais répondu que je n'y tenais pas vraiment mais son expression signifiait bien que ce n'était pas une question. Tout ça pour me donner un peu de speed. C'était comme ça qu'elle jouait à être mon amie, Gwen. J'avais sniffé deux traces en me disant que ça me permettrait peut-être d'aller au-delà de tout ce qui me tracassait actuellement. Je m'étais laissée submerger par ces flots de massage intérieur. Ça semblait glisser, s'écouler le long de mes courbes. Ça m'anesthésiait peu à peu. Je ne ressentais plus cette impression d'être à l'étroit dans mon corps, j'avais plus que jamais de la place. J'avais regardé Adrien et je lui avais inventé d'autres yeux : plus rien de bleu, mais violet. Un de ces violets brillants, tellement lisse qu'irréel. Je parvenais à sentir ce qu'il dégageait de lui et ça m'intéressait. C'était plein de couleurs, plein de sentiments, plein d'une tendresse que je ne me serai pas vue lui attribuer au premier abord. Comment accéder à ce noyau qu'il avait au fond de lui, cette petite boule dure, son essence à son état le plus brut ?

Je l'avais maté ainsi jusqu'à ce que je me rende compte que ça ne se faisait pas de fixer quelqu'un, d'essayer de trouver une issue pour entrer en lui et voir ce que ça pouvait faire d'être un homme d'un mètre quatre vingt dix. La pièce bourdonnait de monde, une dizaine de personnes, et je n'avais qu'une seule envie : entrer dans sa tête. Il devenait mon obsession entêtante. Je voulais savoir qui il était. Lui qui vivait avec les yeux de ma moitié.

D'un coup, Gwen avait donné le signal, il était temps qu'on bouge et on avait pris le bus pour aller à cette boîte pas très loin. Cet endroit où on avait l'habitude d'aller, une ou deux fois par mois. Une boîte techno assez classique mais qui programmait des soirées hardcore toutes les quinzaines. On n'était pas techno mais on était hardcore. Parce que c'était brut, violent, incisif. Ça allait au fond des choses et ça nous donnait l'impression d'avoir trouver notre langage pour crier en silence. En été, on allait en free party, tous les week-ends. On pouvait faire des kilomètres en voiture pour accéder à un de ces espaces qui nous offraient notre liberté. Les soirées duraient deux jours, s'éternisaient au maximum. On profitait de la nature, du soleil, on rencontrait du monde, qu'on oubliait aussi vite. On s'évadait comme on pouvait. Ça nous donnait des ailes, et même un sens à notre vie. Mais, le reste du temps, quand on attendait l'été, il fallait trouver des compromis, des terrains qu'on tolérait. Cette boîte en faisait partie. On y trouvait notre compte malgré l'emprise que la société pouvait avoir dessus. On essayait d'être les mêmes mais, sans la verdure, le soleil, l'espace, ça avait moins d'intensité. On faisait semblant en attendant que le temps passe. Ce soir encore, on allait faire semblant.

Une dizaine de jeunes à un arrêt de bus à dix heures du soir un samedi. Ça devait avoir belle allure. On devait être d'un autre monde. Christopher n'arrêtait pas de me parler depuis qu'on avait pris la route. Ses mots avaient l'air de courir, tellement vite que j'avais beau essayé, je n'arrivais pas à les assimiler. Il était tout contraire à lui-même quand il avait gobé. Il n'était plus ce petit stroumpf qui marchait la tête baissée, enfouie dans sa capuche, la mine endormie. C'était comme si ça pouvait le permettre de se réveiller, la drogue. Alors il me parlait de choses et d'autres et moi, je ne l'écoutais même pas. Je regardais ce que faisaient Isaya et Gwen. Complètement sans gène, ils s'embrassaient, se touchaient, en se fichant du regard des autres. Il n'y avait pas grand monde dans ce bus. On s'était mis tout au fond, le plus à l'écart possible des autres. Chris ne s'arrêtait toujours pas. Ses paroles n'avaient aucun sens pour moi. Il fallait que je le coupe net pour le laisser respirer, sinon il finirait sûrement par s'étouffer.

- Et qu'est-ce que tu penses du silence, Chris ?

- Hein, quoi ? Qu'est-ce que tu m'racontes là ?

- Ouais, on est toujours en train de parler, faire du bruit. Mais, c'est cool quand même le silence parfois ! Quand on arrête de parler pour rien dire, quand on se concentre sur l'essentiel, c'est pas plus mal. Non ?

- T'as pété une veine dans le cerveau ou quoi ?... Mais, j'm'en bats de c'que tu m'racontes, putain ! Où tu veux en venir ?

Kahn s'était approchée de nous. Elle avait saisi le bras de Chris pour tenter de garder un peu d'équilibre, un peu de tenue.

- Léni philosophe ce soir ? m'avait-elle demandé avec cette douceur fragile qui la caractérisait.

- P't-être bien, lui avais-je répondu avec un sourire. Mes pulsations s'accéléraient sans cesse. Mon corps entier vibrait à ce rythme effréné. C'était incontrôlable, plus fort que moi. Ça devait user les batteries.

Immanquablement à cet instant, il y avait un différé entre ce que j'étais et ce que je croyais être. Mes jambes tremblaient. J'avais envie de courir, courir jusqu'à ce que je ne ressente plus rien en elles. Etre sous speed, c'était bizarre. Ça donnait envie de faire un million de choses et ce n'était pas le courage qui manquaient mais le temps, un tout petit peu plus de temps. Comme si le speed permettait d'en gagner, de pouvoir faire dix choses au lieu d'une, même si ça ne suffisait jamais. Il y avait une faille, forcément. Ça paraissait avantageux, mais ça s'affairait à pourrir à petit feu tout l'intérieur.

Gwen et Isaya continuaient à faire leurs saloperies en se fichant du monde extérieur. Les mains d'Isaya me fascinaient. Elles étaient fortes, robustes, mais transmettaient de la douceur, de la délicatesse. Je les sentais presque sur moi maintenant. Elles passaient sous ma chemise noire. Elles étaient chaudes, moites, elles semblaient transpirer de désir. Elles se fondaient en moi, elles suivaient cette mouvance. Elles me complétaient. Mon regard s'était détourné d'eux. Il fallait que je revienne sur terre, c'était Gwen qui était entre ces mains, ça n'avait rien à voir avec moi. Chris avait recommencé à parler, à raconter sa vie avec le moins d'ordre possible. Kahn avait l'air de l'écouter, de l'écouter comme on écoute un chien qui aboie. Il était le seul à se répandre ici. Pour mettre en mots tout un tas de trucs dont tout le monde se foutait éperdument. L'écoutaient-ils vraiment ou s'affairaient-ils à l'ignorer superbement ? Gwen avait repoussé Isaya, l'interlude était fini. Il regardait passivement par la fenêtre et elle s'était plantée au milieu de l'allée, au milieu de nous tous, et elle nous considérait de son regard désapprobateur. Devenu insistant, il s'était arrêté plus longuement sur Chris et elle avait eu cet air agacé, un désagrément à corriger.

- Ouah, tu veux pas la fermer s't'plaît, Chris ! Non, parce que là tu me gonfles quoi ! Ouais, et puis tout le monde s'en bat de c'que tu racontes !

Il l'avait regardée attentivement mais elle avait soutenu son regard. Impossible pour elle de céder.

- On avance pas, c'est toujours les mêmes conneries que tu racontes… Mais, innove, mec, innove !

- La plus grosse connerie qu'y ait ici, c'est toi, lui avait-il répondu avec cette impassibilité stupéfiante.

Je m'étais mordu la lèvre inférieure. Se rendait-il compte de ce qu'il venait de dire à Gwen ? Oui, à elle, tout particulièrement. A cette chienne enragée. Il y avait eu un profond silence paralysant maintenu par toutes ces respirations soudainement en alerte.

- Quoi ? Répète voir c'que tu viens de dire !

Elle n'avait pas bougé mais elle ne tarderait pas à le faire, si nécessaire. A surgir de la petite « femme » qu'elle était, sans armes apparentes mais pourtant d'une dangerosité inimaginable. Il m'arrivait de penser que Gwen pourrait tuer s'il le fallait, qu'elle aurait cette force-là.

- Faut t'laver les oreilles. T'sais que c'est du vite fait.

Chris s'enfonçait, s'enfonçait encore. Il ne voulait pas lâcher prise cette fois, il voulait le dernier mot. Marre de devoir toujours suivre ses directives. Marre de cette amitié despotique. Défoncé comme il l'était, il voulait lutter. Et qu'importe ce qui arriverait. Se projeter, il ne pouvait pas. Kahn avait lâché son bras et marquait ainsi publiquement son impartialité totale dans cette confusion qui s'apprêtait à partir en eau de boudin.

- Ouah, c'est à moi qu'tu parles ! avait-elle exclamé en s'avançant vivement.

J'avais fermé les yeux pour soustraire à ma vision la pathétique scène de revendications publiques qui allait prendre place ici même. A croire qu'on ne savait pas se tenir. Quand je les avais ouverts à nouveau, j'avais vu Adrien saisir le bras de Gwen et faire ce petit mouvement de la tête, ce « s't-plaît-évite-nous-ça ». 

- Ouah, tu vas m'lâcher, toi ! Ça te regarde pas. C'est entre lui et moi, merde !

- S't-plaît Gwen.

Contre toute attente, je m'étais levée soudainement et mise face à elle. Ça avait été plus fort que moi, quelque chose que je devais faire absolument. Moi qui tentais toujours de rester loin des conflits, de ne pas m'y impliquer, de ne pas choisir de camp. Et surtout lorsqu'il était question de Gwen. Pendant un instant, j'avais cru qu'elle allait me cracher à la figure et me pousser en arrière. Je sentais cette tension qu'elle avait en elle, cette accumulation de frustration de violence. Elle n'avait pas peur. De personne, ni même de la douleur. Elle était épatante parce qu'elle était toute petite et d'une corpulence commune, et que pourtant, lorsqu'elle avait cette rage en elle, elle devenait effroyablement paralysante. N'importe qui aurait pu ressentir à quel point les apparences peuvent être trompeuses. Elle ne baissait jamais les bras, et même devant dix types balaises, elle aurait continué à revendiquer la force de ce petit brin de femme qu'elle était. Elle m'avait regardée fixement, droit dans les yeux, et j'étais parvenue à lui tenir tête. Moi ! Puis, elle avait poussé un profond soupir et s'était éloignée vers le fond du bus. Ça ne devait pas en valoir la peine.

- Ouais, c'est bon. Putain, ouais, c'est bon ! C'est bon… Oh et puis allez tous vous faire enculer, ça vous occupera, bande de bouffons ! Et toi, Chris, ouah… tu m'oublies, mais tu m'oublies, d'une force ! Grave !

Elle s'était accroupie sur le sol au milieu de l'allée. Isaya n'avait pas dédaigné la moindre pointe d'attention durant toute cette altercation. Il continuait à regarder le paysage. Ça lui était égal ce qu'elle pouvait faire. Il la connaissait, sa petite tornade. Il savait pertinemment qu'il n'avait aucune influence dessus et qu'il n'avait pas envie d'en avoir, ça compliquerait tout.

Le bus avait freiné sèchement et je m'étais sentie debout, déstabilisée dans ma longitude. Aucun frein pour arrêter ma chute, je ne sentais pas les contours de mon corps pour faire appel à mes muscles, leur dire de garder mon équilibre. J'avais senti cette masse souple mais ferme, se collait contre mon bassin pour empêcher que je m'étale de tout mon long… et elle y était parvenue. Bel et bien debout. J'avais baissé la tête, regardé ce bras qui se repliait peu à peu vers son corps, suivi les lignes qui me mèneraient à son visage… lui qui était juste à côté de moi, lui qui venait de m'éviter de vivre une situation gênante et désagréable. Toujours lui. Et il me regardait avec ces yeux, me rendait aveugle, froissait mes sentiments.

 

Pourquoi est-ce encore lui ? Pourquoi est-ce encore lui qui se manifeste là, maintenant ? Pourquoi me provoque-t-il sur des choses qui sont acquises en moi ? A quoi joue-t-on ? On dirait une mise à l'épreuve. Mais je n'ai rien à prouver. Je ne le connais pas et je n'ai plus envie de le connaître. Je veux qu'il lui redonne ses yeux. Juste cela… ou qu'il devienne lui. Oui, qu'il devienne lui pour qu'il me rende le temps d'une soirée mon Amour perdu. Qu'il y ait à nouveau la douceur de sa peau, sa pâleur et la moiteur de ses lèvres, leur onctuosité sur mes membres. Et puis qu'il y ait ses yeux et leur tendresse cristalline… ses yeux sur son visage, le sien. Ce visage que je ne reverrai plus, qui ne me sourira plus, qui a disparu, inexistant à ce jour. J'ai toujours ce rêve en moi qu'il revienne à l'improviste et que je puisse le palper sous mes mains. Ce rêve pour contrer mon cauchemar quotidien. J'ai essayé de vivre sans lui. J'ai essayé et j'y ai même mis de la bonne volonté. Mais ça me brûle. C'est trop dur. J'essaie de ne pas y penser mais ça revient toujours. Je n'ai plus qu'à faire le compte de mes cicatrices pour constater celles pour lesquelles le temps ne suffira pas. Je le déteste, lui si élancé qui me remémore aussi crûment ces flots de sentiments. Lui qui a dans les yeux mon bien-être dépassé.

 

Les portes du bus s'étaient ouvertes sur la rue et Gwen avait bousculé tout le monde pour descendre la première, déçue de ne pas avoir eu un soutien amical. Damien l'avait prise par les épaules et je savais que si c'était lui qui se chargeait de lui faire oublier cette pathétique altercation, on avait encore une chance. Il était unique, Damien. Parce qu'avec lui, tout allait toujours bien et qu'il parvenait à vous convaincre de cela même dans les pires cataclysmes. Tout s'arrangeait toujours. C'était un peu notre porte-bonheur, notre bonne étoile. Il avait une certaine tranquillité apaisante, aucune agitation démesurée, juste une simplicité vraie et purement gratuite. Il avait penché son visage tout près de celui de Gwen et elle l'écoutait calmement. Elle avait déjà perdu ce petit air irrité et dans quelques instants, elle aurait tout oublié, la drogue aidant également. On avait pris la route d'un pas nonchalant avec quelque chose en nous qui nous bloquait encore. La fureur montait en moi, celle qu'Isaya m'avait offerte au titre d'un bien-être illicite. Mais elle se canalisait d'elle-même. Tout se concentrait dans une boule au centre de mon être et ça se propagerait dans toutes mes veines au moment venu. Ce serait fort, tellement plus fort que moi que j'aurai perdu tout contrôle, toute possibilité de garder les limites de ce monde. Il n'y aurait plus de censure. Je serai moi mais poussé à l'extrême, nécessitant les paradis artificiels pour s'exprimer enfin, pour cesser de douter de tout, tout le temps.

Pendant tout le trajet, j'avais essayé de ressentir chaque membre de mon corps séparément. Je m'étais affairée à cela pour ne pas penser à lui qui marchait derrière moi. J'étais arrivée à la conclusion que le speed avait presque insensibilisé mon organisme. J'avais perdu cette faculté qui caractérisait l'humanité. Sensation et perception modifiées. J'étais devenue un automate. Kahn se mouvait à mes côtés, de la même façon d'ailleurs. Elle avait l'air de s'être complètement enfermée dans son monde, les yeux dans le vague. J'entendais ce rire qui perçait la bulle qui m'enveloppait. C'était Gwen, elle qui avait passé son bras autour de la taille de Damien, elle qui vivait dans l'instant et qui n'y pensait déjà plus. Isaya avait accéléré le pas pour m'atteindre et il avait commencé une conversation innocente, sans source de conflits éventuels. Ces fragments de sujets sans intérêt qui ne pénétraient que quelques instants infimes ma matière grise. Il m'avait divertie ainsi jusqu'à notre arrivée à ce lieu de mystère, cette zone de vie de la nuit, cette espèce de non-présence affirmée. On était resté à l'extérieur un peu à l'écart, le temps de fumer des cigarettes et de boire les breuvages qu'on avait confectionnés avec soin : rhum-nectar de pèche et whisky-coca. On avait gobé des ecstas discrètement. Plus facile de carburer à ça pendant la soirée que de faire des allers-retours aux toilettes pour sniffer des traces. On se donnait plus de force. On avait déconné, on s'était vanné mutuellement mais qui pourrait rapporter nos propos ? Ça y est, on était fin prêt, complètement stone. Le temps commençait à nous échapper, on s'échappait aussi de nous-mêmes.

On s'était comme téléporté à l'intérieur de ce monde de la nuit, là où on oubliait nos soucis du quotidien et ce que la vie nous voulait. C'était peut-être une vaine tentative de créer un monde où on s'y sentirait tous bien. Oui, après tout, c'était peut-être pour ça que toutes ses âmes en peine se retrouvaient là ce soir. Pour ignorer encore un peu toute la négativité ambiante de ce monde prêt à brûler. Mais est-ce que ça avait ne serait-ce qu'une toute petite chance de marcher cette révolution dans l'ombre ?

J'avais suivi Kahn jusqu'à cette table qu'elle avait choisi au hasard sans doute. Il y avait deux pièces dans cette boîte. D'un côté, le bar et des tables ; de l'autre, la cabine des deejays, la pistes et quelques canapés qui encerclaient la pièce. Pour les relier, juste le large dessin d'une porte. La salle où se trouvait le bar comprenait de grosses enceintes qui diffusaient le son mixé mais moins fort que sur le dancefloor. Ça permettait de s'exprimer, de s'entendre, de vivre des moments différents et complémentaires dans une même soirée, un même lieu. Ça offrait des possibilités. Ça nous approchait si peu de la liberté des free parties. Pour commencer la soirée, j'avais besoin de me poser calmement alors que le feu crépitait en moi, besoin de regarder tous ces autres exprimer ce qu'ils avaient emmagasiné en eux et qui leur donnait cette hargne quotidienne, besoin de sentir la musique m'appeler d'elle-même. J'aimais bien ce genre d'endroit. J'aimais bien faire semblant. Quand j'y étais, j'aimais ça. Et le lendemain, quand on se traînait lamentablement jusqu'à un appartement dans l'espoir de trouver de quoi s'affaler, je me faisais pitié, je me dégoûtais, je trouvais ça nul. Le revers de la médaille quoi. La réalité reprenait toujours le dessus.

Cédric m'avait tendu une cigarette avec son regard interrogatif. C'est vrai qu'il était là lui aussi. J'avais saisi cette Marlboro et il en avait profité pour s'asseoir à côté de moi.

- Alors, qu'est-c'tu nous racontes, Léni ? Quoi de neuf dans ta petite existence de jeune fille paumée ? Vas-y, fais nous rire.

Etait-il réellement utile de répondre à ce gamin désillusionné de vingt-trois ans ?

- Mais arrête, Cédric. T'es pathétique. T'as vu, j't'apprends un mot. Tu te coucheras moins bête ce soir. Ce soir ou demain matin… ou demain après-midi même. Ou peut-être même demain soir, après-demain matin… après-demain après-midi… après-demain soir. Après comment on dit déjà, l'après-après-demain ? Le surlendemain ?

Je m'enfonçais dans ce décompte idiot vers cette logique de trottoir. Et mon propre écho me poursuivait. Ma voix avait cessé mais ça se passait encore en moi : le surlendemain matin, le surlendemain après-midi…

- Ta gueule ! Qu'est-ce que t'as pris ? Ah des fois, ça rend con !

- T'sais qui j'ai vu hier ? C'était où déjà ?

- Vas-y, dis.

- L'autre là, ton ex avec…

- Hein… laquelle ?

- Mais, arrête, fais pas le play-boy à deux balles là ! T'as pas des millions d'ex contrairement à ce que tu crois !

- Putain, t'es relou ! T'as vu qui ? lui et son expression d'impatience.

- Emilie. J'avais commencé à rire, rire de plus en plus fort, et elle a encore une putain de marque !

Ce stigmate pour marquer la finition de son sourcil, quand Gwen avait tenté de faire entrer ces deux boules d'argent dans son cerveau sans largesse d'esprit. Elle nous avait manqué de respect, à nous ce petit groupe de marginaux qui touchait à l'interdit. Nous, à qui elle avait dit de rester entre nous, entre « foutus toxicos ». On lui monopolisait son Cédric, on l'aidait à s'anéantir. Ah vraiment ? Ça n'avait pas l'air de lui déplaire. Elle était jalouse, jalouse qu'ils aient des amies auxquelles il tienne beaucoup. Jalouse de ne pas l'avoir complètement entre ses mains pour le façonner comme un morceau d'argile. Je revoyais encore la scène. Un mètre cinquante-sept contre un mètre soixante-et-onze ! Gwen avait été au bout d'elle-même, elle avait réussi à la faire trembler, pleurer, à l'émietter un peu. Gwen abritait en elle toute une nervosité violente, comme un ballon en plastique qui grossissait, grossissait encore… sous une tension haute en répercussions. Parce qu'elle ne savait pas manier les mots comme des lames de couteau. Gwen voyait la violence comme une solution, un moyen comme un autre de parvenir à ses fins, de s'exprimer dans ce monde où l'on ne souhaite pas entendre tout le monde. La conviction morale lui paraissait hors de toute crédibilité. Une totale impossibilité de clore le problème sans combat d'impétuosité, selon elle.

- Ça t'éclate ! Parce que c'est toi qu'j'vais éclater ! C'était abusé. Franchement, c'était abusé…

- Non mais réfléchis deux secondes avant de dire tes conneries. T'es pas cohérent. J'suis ta soeur, moi, ta soeur. Et Gwen aussi ! Elle, c'était qui pour briser tout ça. C'était qui pour nous accuser de te faire du mal à toi, toi qu'j'connais d'puis qu'j'ai douze ans. C'était qui pour vouloir effacer toute une amitié, nous balayer de ta vie. On est une famille, elle l'accepte ou elle dégage !

- T'exagères ! On peut pas aimer tout le monde… T'abuses !

- Non, c'est comme ça. L'amitié, ça se respecte. Personne n'a un droit dessus. Personne ! Et encore moins c'te pouffiasse !

- Ta gueule, s't-plaît Léni. Elle était bien quand même ?

- Quoi ? Bien ? C'est comme ça que tu la qualifies, toi, toi Cédric ! Qu'est-ce que t'as fait du « Ouah, quelle bonne chiennasse celle-là » ? Mais qu'est-ce qui t'arrive à toi ce soir ?

- Et toi, qu'est-ce qui t'arrive, hein ?

Ça pouvait me changer complètement le speed. Je devenais un personnage, une association de caractères factices qui n'avait rien à voir avec ce que j'étais vraiment. Totalement contraire à moi-même : cette pseudo-confiance en moi pour masquer tous les doutes qui habitaient mon âme. C'était un mensonge et j'en avais conscience quand je touchais à la sobriété. On était deux à vivre dans ce corps et ça ne pourrait pas durer. L'une prendrait le pas sur l'autre et tendrait vers la vie ou bien la mort. Impossible de dire ce qui serait le pire.

- … M'dis pas que t'avais des sentiments pour elle quand même ?

- J'sais pas… Putain, tu m'soules. A quoi tu joues ? J'vais t'l'enfoncer, moi, ton anneau. Tu l'auras plus sur ta lèvre mais dans ta gencive. Ou j't'l'arrache avec les dents. Vas-y, j't'en prie, choisis. Effet garanti ! C'est bon, toi aussi t'auras une belle marque, j'te promets t'auras l'air de baver en permanence et je m' fendrais bien la gueule !

Je m'étais mise à rire parce que je savais que ça lui faisait péter les plombs de me voir me foutre de lui. Il était parti sans rien ajouter. Il avait pénétré cette obscurité sans fin, cette masse d'ombres en mouvement ; je ne pouvais plus l'individualiser.

- Ah, le sadique ! avais-je dit en me tournant vers le corps voisin.

- Il est quelle heure là ? avait demandé Claire avec cette voix qui lui appartenait étrangement. Même dans ce lieu où l'on venait se rendre sourd, elle n'avait pas tellement besoin de hausser le son. Il avait du y avoir erreur quand « Il » lui avait attribué cette voix : cette raucité dans ce corps comble de féminité et ce visage tout en douceur.

- Presque onze heures et demi, avait répondu Kahn.

- Il est encore tôt, avait clamé Dams en s'accroupissant entre Claire et moi.

Elle s'était tournée légèrement vers lui et avait attrapé sa casquette. Il n'avait rien dit. Il l'avait simplement regardée s'occuper les mains, ça lui était égal. Elle la tripotait n'importe comment, histoire de ne pas rester dans l'inactivité, une sorte d'introduction au déchaînement qui allait suivre. Damien était resté immobile, impassible. Claire avait posé la casquette sur la table et s'était tournée vers cette foule qui se débridait violemment sur cette techno effrénée.

- T'apprendras, Damien, qu'il est jamais trop tôt pour partir à la recherche d'un mâle satisfaisant.

- Ouais, si tu l'dis, j'veux bien te croire. Vas-y, jette-toi dans l'arène, Claire !

C'était bien son intention. Elle avait souri à Damien et s'était levée, décidée. Kahn avait suivi ce mouvement d'ascension sans dire un mot. C'était parti, elles allaient chercher de l'homme. Damien avait pris la place de Claire et il avait cette petite moue sur le visage, ce « ça va quand même ? ». Comme s'il pouvait parvenir à comprendre que ce n'était pas parce que j'avais l'air d'aller bien que c'était le cas. Ça continuait à monter en moi. Tellement, que je sentais les vibrations dans chaque parcelle de mon corps… dans les ongles, même à la racine des cheveux. Parfois, ça me semblait être du vent qui s'agitait en moi, jusqu'où me porterait-il ?

- Ça va ? Voilà, il l'avait dit.

Il s'était mis tout près de moi, pour lutter contre le son et nous offrir ici une pseudo intimité.

- Arrête, Dams. J'suis pas en sucre. J'vais pas m'effondrer comme ça, n'importe où. Ça prend une putain d'ampleur quand c'est ta voix qui pose cette question débile… Ouais, ça va bien !

- J'sais pas, t'avais l'air… perturbé, quand on est arrivé t't à l'heure.

Perturbé, c'était le mot. Il devait avoir un don pour voir en moi. C'était sans explication autrement.

- Ouais, p't-être, j'sais plus… Et même en supposant que ce soit le cas, faut pas prendre ça autant à cœur. Y a plein de trucs, de détails qui perturbent et c'est pas pour ça que j'ai envie de sauter par la fenêtre.

C'était moi qui osais lui faire la leçon, à lui qui m'avait toujours soutenue. Il était le seul à s'être vraiment soucié de la profonde envie de mourir qui m'avait touchée un an auparavant. Et voilà ce que je lui disais. Je savais éperdument que dans quelques jours, j'aurais besoin de lui pour me remonter le moral dans ma déprime quotidienne. Besoin de ses paroles, de son écoute.

- Bon, okay, d'accord… T'as p't-être raison, j'suis parano.

Il y avait eu un petit silence et je m'étais dit que si je ne le comblais pas tout de suite, ça pourrait être dangereux pour la suite de la soirée.

- Tu veux pas te trouver une meuf, te jeter dans la masse ?

Il m'avait regardée fixement et avait eu un petit temps avant de répondre.

- Non, pas trop. Quelque part, c'est un peu ridicule tout ça, tu trouves pas ?

- Ouais, p't-être…

- J'nous trouve tous ridicules… Faire semblant d'être heureux, jusqu'à quatre heures du mat'. C'est qu'une agitation illusoire…

- Ouais. Alors tu crois qu'on est pas heureux ? Tu crois que dans notre groupe, personne n'est heureux ? Je suis pas sûre…

- Je sais pas mais y a plus intéressant, plus accompli comme vie, non ?

- Tu dis ça par rapport aux rencontres que les gens cherchent ici ?

- J'sais pas. Mais j'crois pas que ce soit le lieu le plus approprié. Y a trop de factice ici, trop !

- Alors, qu'est-ce que tu veux, Dams ? Pourquoi t'es là ? Ouais, qu'est-ce que tu veux ?

- J'sais pas… En tout cas, niveau nana, ni une Claire, ni une Kahn, ni toutes ces clones d'elles qui grouillent partout et surtout ici !

Il avait continué à me parler de ce qu'il ne voulait pas à défaut de savoir ce qu'il voulait. Quelque part, ce qu'il disait aurait très bien pu être mes paroles. Moi, je l'avais perdu mon Etoile. Je lui avais dit ce que je pensais de ces « Claire » et on avait conversé comme ça pendant quelques minutes, de ces choses qu'on avait bien du mal à comprendre et pourtant, inévitables. J'avais parlé avec ma philosophie la plus profonde. Pourquoi ne pouvait-elle se révéler vraiment que lorsqu'elle était entourée de ce halo chimique ? Ces mots là, je les gardais pour moi. Je les disais peu, et à peu de monde. Comme censurés, parce que reniés par ma conscience active. En ne les prononçant pas, je ne leur donnais pas ma reconnaissance. Ces pensées n'existaient pas. Là, elles s'étalaient devant moi et ça ne m'aveuglait même pas. J'avais laissé sortir tout naturellement ces résidus bloqués en moi. Une sorte de toux grasse de l'âme. Ça faisait du mal, ça faisait du bien.

- Je peux te poser une question bête… Tu crois au grand amour, Dams ?

- Et toi ?

- Je sais pas… Ouais, y a surement qu'une personne dans le monde avec qui on est totalement en phase, qu'une personne qu'on aime presque jusqu'à respirer par son être et se sentir exister parce que lui il le fait. Ouais, y a sûrement qu'une seule personne avec qui on parvient à se confondre sans se perdre soi. Un seul être pour lequel on voudrait vouer sa vie à empêcher le mal de l'atteindre… Un seul, juste un qui a tellement d'importance, cette intensité unique. Ouais, j'y crois Dams. Je crois qu'on peut aimer qu'une personne à la fois en tout cas, et qu'aimer vraiment ça arrive très rarement. Comment on pourrait avoir plusieurs grands amours ? Ressentir plusieurs fois cette même exaltation ? Non… Je crois qu'une fois qu'on a trouvé son Amour, le seul, on le sait en soi, on en a la certitude. Après, y a peut-être différentes façons d'aimer, d'où différents grands amours peut-être… je sais pas.

Fred avait laissé de côté sa conversation avec Chris et Adrien pour devenir auditeur de la nôtre. Il s'était mis tout à côté de Damien et penchait très nettement son visage. Il m'envoyait sa fumée en pleine figure et mes yeux se rinçaient d'eux-mêmes.

- P't-être, avait répondu Damien, hésitant. Il ne savait pas.

- Ouais, mais en l'attendant, ça t'empêche pas d'aller bouillave dans les chiottes, non ? m'avait suggéré Fred avec cette vulgarité salace écœurante.

- Comme tu l'sens, Fred, comme tu l'sens… C'est pas très raffiné quoi !

- Mais, qu'est-ce que tu veux que ce soit raffiné ? Tu veux une chandelle ? Moi, j'te la fous dans le cul si tu veux !

Il tremblait et semblait habiter par une nervosité débordante. Son corps était tout en spasmes. On pouvait presque deviner la tension des muscles sous ses traits. Il était en train de « pousser », le produit faisait effet, l'ecstasy se révélait. En totale synchronisation avec l'effet du mélange qui s'amplifiait en moi. Je me sentais à vif. Ce n'était pas ma chair qui était à nu, mais mon âme. Elle n'avait plus cette pellicule de protection pour éviter les agressions extérieures. Elle s'exposait à ce monde tranchant et elle ne craignait même pas la dangerosité omniprésente. Elle qui, le lendemain, aurait encore épaissi son enveloppe.

- T'es gerbant, Fred ! Et puis, ta gueule ! Moi, j'parlais sérieusement là. Y a des trucs qu'on ressent avec son cœur. Toi, tu ressens tout avec ta queue. T'es limité, t'es franchement limité !

- Ouais, sûrement, mais si t'as envie de me retrouver dans les chiottes, hésite pas, j'suis dispo !

- Oh, dégage, Fred ! Dégage !

- J't'adore ma Léni. T'es trop bien, j't'adore.

Il devait aimer tout le monde à l'heure actuelle. Il avait en lui cette exacerbation des sentiments que tout consommateur d'ecstasy avait déjà connue. Cette perception franche de les comprendre et de les aimer, enfin. Comme une nécessité pour devenir tous des frères. Il était parti jumper et je me disais qu'il y avait des chances que je ne le revois plus de la soirée. Il pouvait s'agiter n'importe comment pendant des heures sans même se rendre compte qu'à un certain stade, ça dépassait les limites humaines. Chris s'était manifesté et avait demandé où était passé Isaya. Je n'avais plus vu Gwen depuis notre arrivée dans ce lieu nocturne d'ailleurs. Ils devaient être dans cet amas en mouvement, déjà en liquidation d'eux-mêmes. D'un coup, j'avais eu une franche pensée pour Gwen. J'avais vu défiler toute sa vie depuis qu'elle avait huit ans. Les choses avaient bien changé. Elle n'était pas devenue ce qu'ils auraient souhaité, au contraire. Gwen ne considérait pas la famille. Elle se fichait de ses parents et de ce qu'ils pouvaient penser d'elle. Elle les avait rayés de sa vie depuis qu'elle avait claqué la porte. Et maintenant, elle les ignorait. Et quand elle les voyait malgré elle, elle leur aboyait dessus jusqu'à ce qu'ils fuient. Ils fuyaient toujours mais ils se souciaient d'elle. Elle refusait d'être ce qu'ils attendaient logiquement d'elle, une fille de bonne famille qui aurait fait des études puis une carrière. Elle niait ce lien qui les unissait. Les substances le lui permettaient, et Isaya encore plus. Il la confortait sans même dire un mot. Sa présence signifiait qu'elle avait eu raison, encore une fois. Et elle se contentait de cela. Gwen n'avait pas besoin de grand-chose pour faire sa vie, pas matérialiste pour un sou. Elle pensait qu'il était normal de prendre des drogues, que la jeunesse c'était ça. La marginalité n'existait pas. Et seules les drogues pouvaient permettre de vivre sa vie à fond. C'était sa théorie. On n'avait pas la même vision des choses. Sans de quoi m'évader, le suicide devenait obsédant. Il résonnait dans ma tête, tapait contre les parois, me menait à la folie. Alors il n'y avait pas d'issues, qu'il s'agisse de l'un ou de l'autre, la fin était certaine. J'étais perdue, complètement perdue. Sans repère, je suivais le chemin dans l'ombre tracé devant moi, sans m'attarder sur les signes indiquant le danger à venir. Pour Gwen, ces signes n'existaient pas, c'était de la paranoïa.

- Tenez les enfants, servez-vous, c'est moi qui paie ! avait hurlé Cédric, une bouteille de whisky à la main.

- En quel honneur ?... Et avec quelles thunes aussi ?

- Contente-toi de la boire et te pose pas de questions… C'est le symbole d'une soirée réussie !

Cédric avait servi un premier verre à peine dilué de coca et me l'avait tendu.

- J't'en prie, Léni.

- Pourquoi moi ?

- Parce que… t'es la seule meuf, là, tout de suite. Les femmes d'abord ! Et puis, c'est tout quoi ! Alors, tu le bois ?

- Pourquoi pas !

- Oh, cul sec, hein !

J'avais pris quelques secondes avant de l'absorber sous ses quatre paires d'yeux en suspension. Ça allait m'intensifier encore, m'accroître davantage. J'avais senti mon intérieur cramoisir et se mettre à rugir sous ses flots de plaisirs ardents et alcoolisés. J'avais senti violemment la forme et la couleur de tous les organes qui me constituaient. Ils avaient tour à tour crié parce que réveillés de leur sommeil sans zèle. Ça avait été une montée, je sentais que je m'égarais. Que me restait-il qui n'avait pas déjà perdu le contrôle ? Je me sentais partir en arrière et j'avais posé le verre, vide. Ça s'agressait mutuellement en moi et mon corps devenait une éponge vivante. Ça s'insinuait dans chaque millimètre de matière organique. Toute inondée par ce liquide volcanique.

- Bravo ! J't'en sers un autre pour la peine. Ah, tu l'bois quand tu veux c'lui-là. Franchement, bravo, pas mal pour une fille !

Ce n'était pas le moment de me lever. Je me serais sûrement écroulée sur moi-même et je ne me serais plus relevée. Je m'étais appuyée par sécurité contre le dossier de ma chaise et j'avais pris une grande respiration de cet air enfumé et sudoral.

- Si tu voulais que je crache du feu, fallait l'dire, Cédric. J'ai plus d'entrailles, là, c'est fini.

- Attends, j'cherche le briquet.

- Ta gueule !

J'avais vu son sourire dans cette pénombre tamisée et ça m'avait rappelé tout un tas de souvenirs. On avait jamais été d'accord sur grand-chose mais, c'était cela même la base de cette affection fraternelle. Je n'avais pas de famille sur qui comptait à ce que je croyais, et dans le besoin, je m'étais dit qu'eux, tous, feraient très bien l'affaire. Mes « amis ». Ils seraient là quand j'en aurais besoin, ils me tendraient la main. Ça avait une symbolique. Mais ça a toujours des failles, malgré tout.

- A ta santé, Léni ! avait dit Cédric finissant de remplir mon second verre.

- Merci bien ! Je te trouve trop gentil, bizarrement.

- Mais non ! Je me suis fait du fric alors je profite. T'as de la chance d'être dans le coin, c'est tout !

- Ah d'accord ! Je te demanderai pas comment…

- Non ! Je dirais juste que c'est pas réglementaire. Faut que je me trouve une nana ce soir, Léni ! Y a intérêt ! Sinon, je peux rappeler Emilie, ça te fout le moral, non ?

- Qu'est-ce que tu crois que je vais te répondre ?

- N'imp'.

- Tu fais c'que tu veux, t'es libre, adulte. Pas vacciné mais adulte !

- Ouais, je pourrais la rappeler…

- C'est ton choix…

- La rappeler, la baiser et lui rappeler qui on est, qu'elle oublie pas, la salope. Qu'elle se souvienne que je suis le mec avec qui elle a baisé pendant quatre mois. Ça pourrait être marrant de lui faire regretter sa connerie.

Cédric s'était tourné vers Chris qui lui tapait vigoureusement sur le bras pour attirer son attention. Il avait l'air tout en nerfs.

- T'as pas vu Isaya ?

- J'l'ai vu aux chiottes t't à l'heure mais, à mon avis, il y est plus. Il doit être en train de sauter là-bas, je sais pas.

Chris s'était levé précipitamment. Sa recherche active d'Isaya semblait vitale, le temps comptait.

- Qu'est-ce que j'disais déjà, moi ?...

- Avant, tu disais pas qu'elle était bien comme meuf, Emilie ?

- Non, vite fait. Je disais n'imp. Elle l'était, les choses changent. On s'est tapé des bons délires, elle était bonne, faut l'dire. Mais, faudrait qu'elle ravale ses mots.

- T'es un sadique, toi !

- Pourquoi ? T'en doutais ?

- J'me disais que t'étais peut-être récupérable avec un peu de chance !

- Ben, non !… J'vais voir si y a pas une bonne petite meuf pour passer une soirée tranquille. A t't à l'heure !

A mes côtés, Damien affalé sur la table, les mains occupées avec un briquet, Adrien tapotant sur son téléphone portable. Ses yeux étaient hors de ma vue. Dès que je bougeais la tête, ma vision suivait. Un dégradé de décomposition, les gestes au ralenti. Tout ce qui m'entourait ne formait qu'un et semblait perpétuellement instable. Etais-je défoncée ? Et si on peut avoir conscient d'être défoncé, cela ne signifie-t-il pas qu'une petite part de notre être échappe aux artifices ?

- Qu'est-ce que t'as, toi ? avais-je demandé à Damien qui me regardait maintenant.

- …, j'avais eu un haussement d'épaules comme réponse.

- T'en veux un peu ? avais-je dit en lui tendant mon verre.

- Ah, franchement, non. J'ai pas envie de ça ce soir.

- Décidément, tu sais vraiment pas de quoi t'as envie en ce moment.

- T'sais des fois, t'as vachement envie de faire des trucs, j'sais pas, n'imp. Mais y a quelque chose en toi qui t'dit qu'faut p't-être pas. Alors, t'es là, tu tournes en rond et tu te répètes ouais mais non, mais ouais, mais non. Ça te bouffe et tu sais toujours pas !

- Ouais, je vois.

- Ben voilà, tout c'que j'peux t'dire, c'est que j'sais pas. En ce moment, y a pas mal de domaines dans lesquels je sais pas.

- J'connais ça. J'me dis que ça veut p't-être dire quelque chose quand on arrive vraiment pas à se décider, mais vraiment pas. C'est p-t-être qu'on a pas envie d'le faire. Ou autre chose, un machin de l'inconscient.

- Ouais, p't-être…

- Et, c'est à propos de quoi tout ça ?

- De tout… mais en particulier, ça veut rien dire. Sur tout. Le monde, moi, enfin toujours un peu la même chose…

Soudainement, il s'était relevé comme surpris. Il avait sorti son portable de la poche de son jean large et il avait ajouté :

- J'reviens, j'vais dehors.

- Okay. Ça t'apportera peut-être des réponses.

- J'crois pas.

Et puis, il s'était éloigné d'un trait vers la sortie. J'avais pris mon verre et l'avais mené délicatement à mes lèvres : le goût enivrant de ce liquide espiègle.

- T'sais, c'est jamais très bon le doute.

C'était quoi cette voix qui me parlait ? Je le savais, je le savais pertinemment et ça ne m'effrayait plus vraiment. Mais il y avait cet étrange paradoxe qui s'emparait de moi : lui parler pour parvenir à me prouver qu'il n'avait absolument rien à voir avec mon Ange, ou au contraire, l'ignorer pour ne pas être mené à la comparaison systématique. Je ne sentais pas la musique me solliciter et je n'avais aucune envie de la violer. Ce n'était peut-être pas par hasard que je me retrouvais là à cette table, seule face à lui alors qu'à l'arrivée, nous étions une dizaine. Je ne croyais pas tellement au hasard. Pas de choses sans signification, aucune. La curiosité l'emportait.

- Développe.

- J'veux dire que le doute, c'est p't-être la marque qui veut dire de pas le faire ou de pas le dire. Le doute, c'est une forme de censure, tu t'interdis, tu t'limites, parce qu'au fond de toi, tu t'sens p't-être pas prêt à l'assumer. J'crois que le doute, c'est d'abord un truc avec soi-même, quelque chose que t'as pas terminé ou que t'as même pas commencé. C'te acceptation de son être, c'te tolérance. J'veux dire que si on doute sur des choses qu'on a vraiment envie, vraiment, de faire, alors, c'est p't-être que faut d'abord passer par examen de soi-même, une remise en questions. Parce que c'est pas logique, si tu désires vraiment quelque chose, alors pourquoi tu t'empêches le bonheur, hein ?

- Mais y a des facteurs qui entrent en jeu.

- Parce que pour toi, y a des facteurs plus importants que d'être heureux !

- Ouais, des fois, ouais !

- Vas-y !

- … On a pas forcément les moyens. Aussi bien financiers, qu'intellectuels et tout le tralala.

- Ouais, bien sûr, ça dépend de quoi on parle. Mais si ça implique pas de moyens particuliers, s'il s'agit d'un choix à faire par exemple, ben le doute, ça veut dire beaucoup de choses. Si tu dois le faire, tu le sens en toi. Moi, j'crois que c'est ça le truc : regarder au fond de soi et sentir ce qu'on a à faire. Là, tu diras pas que tu vas p't-être faire une grosse connerie, parce que tu le sens en toi. Faut pas précipiter les choses. On les sent les choses, on les sent quand elles sont pas encore mûres, et c'est ça le doute.

- P't-être. Mais c'est pas toujours aussi clair.

- Ouais. Il faut du temps pour être prêt à certaines choses. P't-être que des fois, quand c'est vraiment important, faut s'obliger à une remise en question. Sinon, t'avances moins vite, voir t'avances pas du tout. Ouais, y a des gens qui restent comme ça, têtus à jamais vouloir se remettre en question et ben, c'est moche. C'est quand t'avances que tu t'ouvres des portes dans la vie. C'est là que tu t'rends compte que t'as pas été bon, que t'as abusé… Ouais, j'serais p't-être resté le grand con que j'étais à quinze ans, tu vois…

 

Je ne sais pas quoi dire. C'est bizarre, à partir du moment où il a ouvert la bouche, j'ai senti que ça m'intéresserait ce qu'il dirait. C'est peu commun pour une première conversation, mais j'ai encore envie de parler avec lui parce que ça stimule ma réflexion. Il me regarde et je voudrais qu'il arrête de le faire parce que ça, c'est trop. Il a la même détermination dans les yeux, cette même tension enragée et ça se rattache à trop de choses du passé pour n'avoir aucun effet sur moi. Mais je me rassure : sa voix n'a rien en commun, elle est grave, profonde, quasi ténébreuse… agréable à écouter et communicative. Elle n'a rien de clair, de pur, de lisse. Il n'a pas ses intonations, ses respirations, cette candeur qu'il manifestait parfois. Ni même sa bouche, ses lèvres, leur tracé. Ça pourrait parce qu'elles sont toutes les deux pulpeuses et délicates mais, je les sens distinctes. Ce n'est pas celle où j'ai laissé tous mes baisers, pas celle qui m'a étreinte entièrement mille fois, pas celle qui me souriait affectueusement, pas celle qui me disait ces mots qui me manquent, ces mots que j'essaie d'entendre encore parfois. Elles n'ont pas la même empreinte. Mais, ces yeux, si. Ils sont identiques en tout point. Ce sont eux. Sont-ils venus me regarder ou me parler ? Est-ce vraiment une simple coïncidence ? Que dois-je en comprendre ? Il suscite mon attention. Mais, je ne fais rien de mal. Ce n'est qu'une conversation insignifiante. Il ne sera jamais lui. Jamais mon Prince, mon Ame-sœur. Il ne sera jamais rien d'autant d'importance pour moi, parce qu'une partie de mon humanité est morte avec lui. Je voudrais lui dire à quoi ça ressemble le doute quand tu te réveilles un matin avec la simple pensée répétitive que c'est fini, tu ne seras plus jamais vraiment heureux. Parce qu'il y aura à jamais cette faille. Je voudrais lui faire ressentir cette douleur qui monte, qui monte quand tu sais que tu as beau pleurer, ça ne ramènera pas le temps et ça ne le ramènera pas lui. Je voudrais le voir vivre dans ce déchirement permanent et me parler de la nécessité d'un développement évolutif. Oh oui, je voudrais le voir, lui, dans ma situation où je suis presque noyée par le doute. C'est sarcastique. Peut-être. Parce qu'elle ne m'a pas l'air infaillible, sa théorie. Ou alors, c'est moi qui n'ai pas su m'en relever, un an après. Je ne sais pas. Je me sens juste chamboulée maintenant parce qu'il me le remémore encore. Lui qui m'a laissée ici toute seule.

 

- … Non, mais tu t'imagines pas ! A quinze ans, j'étais trop con, mais grave. J'tabassais des gars plus petits que moi, parce que tu t'crois fort quand tu fais un mètre quatre-vingt-douze. Ils faisaient un mètre soixante et c'était pas leur faute, quoi. J'me donnais un statut. Tu sais, l'impression d'être respecté, d'être grand, d'être fort, mais j'étais un bouffon. Quand je les croise dans la rue maintenant, j'ai envie de m'excuser presque. Si y avait pas eu évolution, je sais pas ce que j'serai aujourd'hui.

- Et qu'est-ce qui s'est passé pour que ça change ?

- Je sais pas vraiment. Je crois que je me suis réveillé un jour en me posant plein de questions. Après, ça s'est enchaîné tout seul et j'ai compris des trucs.

- Quand même ta théorie du doute, elle est pas infaillible…

- Ouais, bien sûr. Le seul truc que je revendique comme une vérité absolue, c'est qu'on sait tout au fond de soi. Tout est simple. Au départ, tout est simple. C'est la société, les hommes, le reste, qui compliquent tout, tout le temps. Si t'es pas chimique, t'as qu'à t'écouter un peu et tu verras que c'est simple. Ouais, y a sûrement des trucs qui font qu'on est amené à douter. Mais, faut dépasser ça. Faut s'accepter, quoi. C'est plus que nécessaire. Si tu t'acceptes, t'as résolu ton plus grand problème. Faut être soi et cesser de se poser des questions et de faire attention aux autres. On devrait pas s'juger. C'est ça qui casse tout. Je sais pas, on est pas là pour ça. A quoi ça sert de dire de lui, d'elle qu'ils sont bizarrement habillés, ont pas la même couleur de peau et compagnie. A quoi ça sert franchement ?

- J'crois que c'est simple pourtant. Totalement inutile, j'suis d'accord. Mais, l'être humain a besoin d'se dire qu'il est supérieur à d'autres…

- Ben, faut arrêter avec ça. Y a rien de mieux que l'égalité. On est tous des êtres humains avec des qualités et des défauts. On est tous soi et on a plein de choses à apprendre des autres, de leurs différences, de leurs intérêts. Y a trop de gens qui ont peur de la différence, c'est hallucinant. C'est pour ça qu'tout le monde n'arrive pas à être bien parce qu'y a un regard qui te pèse dessus en permanence. Le doute, ça vient de ça aussi.

- Tu crois que c'est toujours simple de surmonter le doute ? Hein, tu crois ? Tu crois que c'est la même chose pour tout le monde ?

- Je suppose que non.

Soudain, il avait l'air d'avoir compris que je faisais référence à mon expérience personnelle. Quelque chose de vécu à l'encontre de quoi toutes ces théories ne seraient que du vent. Ça s'enflammait en moi, des mots qui avaient envie de se dégager et de lui exploser à la figure. Lui qui avait sûrement eu une petite vie parfaite, elles n'avaient pas subi de rudes épreuves ses hypothèses. Tout ça, c'était fondé, juste, et même élémentaire, dans ce monde sans couleur. Mais, ça ne prenait pas en compte la rudesse de l'âme. Il était plein de bonnes intentions, d'une envie de recréer le monde autour de l'ataraxie mais, est-ce que le simple fait de le vouloir pourrait effacer tous les maux de l'esprit ? Est-ce qu'y croire suffirait à refermer pour toujours ces cicatrices ?

- Alors, tu fais quoi dans c'genre de cas, hein ?

- On est tous unique, tous pleins de différences. Alors, je peux pas te dire comme ça LA solution. Par contre, y a des trucs qui sont plus forts et que si tu fais pas gaffe, ça te bousille. Il faut avoir une force morale. Crois pas que j'dis ça comme ça. Je sais bien qu'y a des trucs qui atteignent moralement une personne. Et, j'veux dire, même pour moi tout n'a pas été simple. Je crois qu'y a vraiment un truc que faut pas faire, c'est se morfondre. Parce que là, tu te condamnes, c'est une privation. Tu t'empêches l'éventuel accès à un bonheur futur. Je crois que faut parvenir à s'relever de tout, sinon tu t'laisses mourir. Tant qu'à être en vie, autant que ce soit avec de la joie. T'as jamais rien à gagner à bloquer sur des trucs passés. Faut aller de l'avant, le passé c'est le passé. Maintenant, p't-être qu'il faut parfois de l'aide pour éviter de se noyer.

- Est-ce qu'il y a toujours une corde quand t'es au fond du trou ?

- … Non, putain de merde ! C'est là que ça merde. Je crois que faut deux trucs pour s'en sortir, entre guillemets : d'abord, et surtout, le vouloir et puis, des gens sur qui compter quoi, des amis… Y a une partie des gens, c'est ça. Ils se morfondent parce qu'inconsciemment, ils ont plus trop envie de vivre. Leur vie ne les passionne pas et ils voient pas comment ça pourrait arriver. On devrait jamais être comme ça parce qu'on aura jamais fini d'exploiter toutes les possibilités que nous offre la vie. Et puis, c'est à soi de faire en sorte qu'à l'avenir ça merde plus. C'est pas en te croyant destiné au malheur que tu te donnes une chance d'aller bien.

Je ne m'étais jamais si vite engagée dans une conversation philosophique avec un inconnu. Ça me satisfaisait. Ça me changeait du vide poussé de Fred ou Chris. Etaient-elles à lui ces idées ou se les était-il appropriées ? Il s'enflammait quand il parlait. Ça semblait tellement lui tenir à cœur cette conception de la vie. Il avait un désir profond de communiquer parce que c'était ce qu'il avait compris et qu'il voulait peut-être les confronter à quelque chose d'extérieur, une manière de tester la résistance aux chocs.

- Ouais, c'est crédible. Tu crois que pour être heureux, faut d'abord s'convaincre qu'on peut l'être ?

- Ouais, c'est un peu ça. Le bonheur, ça vient pas comme ça. Ça s'arrache avec les dents. Y a personne qui va te le donner sur un plateau d'argent. Non, personne !... C'est vrai qu'y a des gens qui perdent espoir et qui doutent à cause d'un coup dur…

- Ouais, y en a !

- Faut sûrement plus de temps pour aller au-delà, mais il le faut sinon tu perds du temps, ta vie. Le temps, c'est trop précieux. Faut pas le gaspiller !

- Et là, tu l'gaspilles ?

- Non, j'crois pas… Par exemple, je me dis que les gens qui ont perdu un proche, mais vraiment proche, ou un parent, sûrement qu'ils ont peur, qu'ils doutent et qu'ils ont plus envie d'y croire. Ouais, sûrement…

 

Il me regarde avec ces yeux et il me dit ça, comme ça, sans que ça ne paraisse avoir d'origine particulière. En toute innocence visiblement. J'ai envie de lui dire que oui, j'ai peur, je doute et je n'ai plus envie d'y croire. Mais je ne le fais pas parce que je n'ai pas envie de commencer à parler de ça, là maintenant. Et puis, c'est presque un inconnu, aucun désir de me montrer totalement nue devant lui alors que la seule chose qu'on a partagé, pour le moment, c'est un morceau de discussion. Je crois surtout que je n'ai pas envie d'en parler parce qu'il m'écouterait justement et que s'il le faisait, moi, je n'aurais plus de raison de m'arrêter. C'est un sujet inépuisable, quelque chose qu'on ne parvient jamais à décrire avec suffisamment d'exactitude parce que les mots manquent. Et parce que lui manque. Et puis, en parler, ce serait ramener toutes ces choses enfuies à la surface, encore. Peut-être que c'est bien, peut-être pas. Peut-être que ça permet de mieux les reconsidérer, d'en faire le deuil, de pouvoir enfin les enterrer. Ou, au contraire, peut-être que ça redonne ce goût amer dans la bouche parce qu'esseulée. Parce que sans mon doux Prince, c'est suffocant. Sans lui, je ne suis rien. Il y avait tellement de splendeur dans les battements de son cœur. Et il y a tellement d'affliction à sa simple pensée. Pas le désir d'en parler parce qu'il me poserait des questions avec ces yeux azurs qui me fixeraient et m'oppresseraient. Des questions auxquelles il faudrait apporter des réponses qui me violenteraient encore davantage. Je ne le sens pas encore cet appel à la parole. Il viendra, peut-être. Peut-être qu'un jour, je voudrais lui expliquer comment je me sentais sous son regard et contre son corps. Peut-être, mais pas là, maintenant.

 

- … qu'ils ont envie de cracher par terre plutôt que de la défendre encore la théorie du bonheur. Mais je me dis qu'il faut quand même aller au-delà et même si c'est dur. Parce que tu peux pas te rattacher toujours à un bonheur passé. T'as à vivre toi, et même à vivre doublement. Tu lui dois bien ça. Quelque part, c'est une épreuve. Maintenant, c'est sûrement très, très dur parce que tu t'y attends pas et que ça te vide. Mais, je me dis que si j'mourrais en laissant derrière moi une nana qui m'kiffait, je préférerais qu'elle vive plutôt qu'elle continue à pleurer sur ma mort. Une fois que c'est passé, c'est quelque chose qu'il faut accepter, quoi ! Faut sûrement un temps, c'est clair, c'est nécessaire, mais, si tu le dépasses, ça te ronge !

- On appelle ça la dépression…

- Notamment… Ça dépend des gens aussi, de leur sensibilité, leur émotivité et leur passé aussi. Mais tout ça, c'est dans le même lot, que ce soit les agressions, les viols, la perte de quelqu'un, même le chômage ou autre. A chaque épreuve, faut toujours être fort, parce que sinon c'est comme dire non à la vie. C'est dire qu'on sert plus à rien. Comme une forme de suicide qu'on serait pas parvenu à achever… Faut finir sa vie avec le sourire sur le visage et puis, sans regret aussi. On te donne du temps pour t'accomplir, du temps pour te réaliser. Seulement, tu sais pas combien. C'est pas parce qu'il y a une moyenne d'âge que toi tu vas l'atteindre, ou que tu vas pas l'atteindre. C'est qu'une moyenne. Alors, moi, je vis en me disant que j'ai un temps limité et que je ne mourrai jamais dans l'inachevé. Tous les jours, je construis un peu plus les morceaux de cet… accomplissement. Faut être soi, faire ce que l'on sent pour son but, sa place. Les trucs durs, au fond, c'est que des barrières à ton bonheur, c'est un coup de couteau. Faut qu'il cicatrise, que tu te tournes vers tes kiffs. Tu vois c'que j'veux dire ?

- Ouais, j'vois. Ta façon de contrer le malheur et la douleur, c'est ça ? Ça demande une sacrée force quand même.

- Ouais. Maintenant, y a toujours une nuance entre la théorie et la pratique. C'est dur de s'convaincre. Des fois, j'me mets à douter. De moi, de ce que je suis, de ce que je fais. C'est humain, le doute hein. Mais, c'est sûrement un allié de la mort. Ça fait partie des ennemis moraux et c'est aussi dangereux que les ennemis physiques… T'en penses quoi ?

- … J'ai pas mal de doutes en moi, pas mal de trucs à résoudre et le bonheur, j'l'ai pas encore. Il m'a fermé sa porte à un moment où j'm'y attendais pas. Mais, en théorie, t'as plutôt raison. Ce serait bien qu'il y ait plus de gens comme ça. Voir le positif toujours.

- Des fois, faut arrêter de s'poser des questions. Les choses viendront comme elles viendront. Y a de ça aussi dans la vie. Ça dépend des moments. Des fois c'est remise en question, des fois c'est laisser couler.

Il y avait eu un silence après ça. J'entendais encore sa voix dire « les choses viendront comme elles viendront », j'en avais fait une citation. Pouvais-je y croire ? Ça demandait de laisser entrer dans sa vie de la simplicité, de la tranquillité. J'aurai voulu m'allonger et repenser à tout ça. Démêler tous ces fils qui s'étaient noués à l'intérieur. L'évolution, le bonheur, le doute, la mort et puis, mon Bébé. J'aurai voulu confronter toutes ces notions là tout de suite pour voir où cela pourrait bien me mener dans le futur. D'une certaine manière, on en a jamais fini avec le passé et on ignore où commence l'avenir. Si les choses étaient simples, pourquoi je les sentais aussi compliquées et parfois même, insurmontables ? Etais-je dans le faux ? Mon verre était toujours à moitié vide. Il y avait une fadeur dénaturée qui singularisait mon aura. Avais-je tendance à me morfondre, à m'ennuyer en attendant ? Mais, en attendant quoi au juste ? Une étincelle, quelque chose qui surviendrait de nulle part pour changer d'un claquement de doigts tout de mon existence ? Ou, attendre inconsciemment qu'il revienne lui, sachant pertinemment l'impossibilité ? Ou alors, se laisser vivre en attendant la fin ? C'était déroutant, il inspirait confiance et en plus, son opinion méritait d'être considérée. Peu fréquent un samedi soir, sur des beats hardcore, entre jeunes d'une petite vingtaine d'années. Comme quoi tout peut arriver. Même l'esprit embrumé.

J'avais fini mon verre et ça crépitait en moi. Ce n'était plus uniquement dans mon corps, mon âme avait été gagnée par une certaine accalmie et comptait bien laisser celle-ci la bercer encore un peu. Damien était arrivé comme un fantôme imprévisible, le portable encore à la main. Il n'avait pas dit un mot sur cet appel téléphonique. Certainement sans intérêt pour nous autres, ou il s'agissait peut-être d'un silence pour susciter la curiosité. Technique qui n'avait, d'ailleurs, pas fonctionné à cette table s'il en avait fait usage.

- Ouah ! J'hallucine. On ouvre une bouteille de Jack Daniels et même pas on m'prévient. Non, mais, vous êtes des fous, vous. Ouah, mais, j'suis l'ambassadrice du sky !

Gwen avait eu l'air d'hésiter un moment puis elle s'était servie un verre pur et l'avait avalé d'un trait sans même qu'une grimace ne se dessine sur son visage. Elle avait les yeux qui brillaient des drogues qu'elle avait ingurgitées.

- Alors, qu'est-ce que vous racontez, tous ?

Elle avait eu ce même silence sans langage comme réponse de la part de chacun d'entre nous. Son visage s'était changé comme sidéré. On était samedi soir, beaux et jeunes, voilà à quoi on s'occupait : se regarder dans le blanc des yeux dans une boîte techno.

- Ouah, mais j'hallucine grave là ! Faut s'bouger quoi, on est là pour ça. Ouah, c'est bon, j'aurais dû inviter ma grand-mère. Elle est plus marrante que vous trois réunis, en tout cas !

- Ta quelle grand-mère ? avait demandé Damien presque intéressé.

- Ta gueule, toi ! Mais, faites attention, c'est p't-être le début de la vieillesse, c'est comme ça qu'ça s'manifeste. T'es plus motivé pour rien, plus d'rébellion, plus d'grand-chose quoi. Tu finis par te marier avec quelqu'un qui s'ennuie autant qu'toi. Tu crois qu'tu vis alors que t'es tombé dans le système et puis, tu vas t'coucher à neuf heures comme un pépère. T'as vingt-cinq ans et tu t'retrouves dans tout c'que tu voulais éviter. Beau tableau, non ? Y en a tellement comme ça.

- Non, mais, j'suis vraiment trop nase perso, avait dit Dam, … et j'veux pas de tes solutions chimiques, bien sûr.

Gwen et ses remèdes prohibés. Elle aurait sûrement fait une petite réduction ou même une donation s'il le fallait, mais pas avec Damien. Elle savait qu'il n'y touchait pas et qu'elle n'avait aucun droit de l'inciter vers une quelconque pente descendante. Comment pouvait-il supporter d'être sans arrêt dans cette même configuration amicale alors que son évolution personnelle n'avait pas suivi celle de la majorité ? On avait tous bien changé depuis le temps. Damien était toujours resté fidèle à ses positions sans que ça ne puisse entacher notre belle amitié. Lui avait décidé de s'arrêter à l'herbe et c'était son choix. Je me demandais s'il ressentait mieux le développement individuel de chacun que nous aveuglés par nos similitudes, trop pour avoir un certain recul dessus. Nous qui testions sans arrêt nos limites malgré les risques. Lui se déterminait à vivre en s'opposant au sort et en allant à l'encontre de la moisissure qui se développait partout autour de lui, partout où il allait.

- Ouah, tu vas quand même pas resté là affalé jusqu'à cinq heures du mat', Dams. La prochaine fois, tu prends un coussin ou même tu viens pas !

- Tu peux m'tenir compagnie si tu veux, y a pas de problème.

- Ouah, désolé, mais franchement non. Ça m'soule déjà d'être assise là, t'sais. Vas-y Adrien, j't'écoute, c'est quoi ton prétexte à toi ?

- Gwen…, j'me laisse porter par le vent, tu sais bien…

- Comme d'habitude, quoi !

- Le vent m'a porté là et il va pas tarder à me bouger. T'sais que j'aime pas être statique, non ?

- Ouais, parce que si t'es statique, t'avances pas et tu t'enfermes. Ouais, ton bla-bla à deux balles ! Ouah, ‘scuse-moi mais, ça fait un mois que j'te connais et t'as dû m'le dire trois millions de fois. T'as trop de théories, mon gars !

- Ouais, et tu t'en tapes, je sais !

- Ben, tu vois, on s'comprend !

Il s'était servi un verre de Jack Daniel's en même temps que d'avoir entretenu ces quelques échanges avec Gwen. Elle s'était tournée vers moi avec ce sourire malicieux et avait posé la main sur mon bras.

- Toi, t'as pas l'choix, tu viens avec moi. Tu vas t'amuser ce soir, Léni, hein ?

- … Ouais, si tu l'dis.

- Ouah non, c'est d'toi qu'ça vient Léni, c'est toi qui le veux ! T'as envie de t'éclater cette nuit, hein ?

Deux possibilités s'offraient à moi : la banale réponse pour lui faire plaisir et qui m'obligerait à me donner un peu d'entrain, ou alors celle qui la ferait criser, qui pourrait même la rendre mauvaise et qui n'arrangerait pas la situation.

- Ouais, ouais.

- Ouah, putain, d'la balle ! J'te jure que t'es belle quand t'es motivée !

Elle m'avait tiré le bras pour que je me lève. Qu'allait-il m'arriver maintenant ? A quoi allais-je être contrainte ? A dix-neuf ans, il fallait sourire, profiter de sa jeunesse, se laisser aller. Ça faisait tellement longtemps que je ne l'avais pas fait naturellement. Jusqu'à présent, il y avait toujours cette douleur pour me l'interdire. Ce serait tellement plus facile d'être prête pour l'acceptation. Mais il fallait aussi me convaincre que ça ne supposait pas nécessairement cesser de l'aimer. Avec le speed, ça surgissait si subitement. Et puis, cette conversation intéressante, aussi, un peu. Je me dédoublais. Une seconde Léni qui semblait dire à celle-ci qu'elle était bien ridicule de se perturber un an plus tard avec la couleur des yeux d'un être sans le moindre rapport. Il faudrait bien essayer, faire une première tentative. Une sorte de mise à l'épreuve pour voir où j'en étais aujourd'hui avec mes sentiments d'hier. Voir si je pouvais me tourner vers un avenir, maintenant. Il y avait bien déjà eu des débuts de tentatives, toutes sans succès. Isaya avait une opinion là-dessus : il fallait un certain nombre d'échecs pour être enfin prêt, pour de bon cette fois. Sa manière de me consoler. Il croyait que seule la persévérance pourrait marcher et que chaque défaite devait permettre d'apprendre où cibler le travail de l'esprit. Le speed me donnait la force de l'envisager, de croire pouvoir passer à la marche suivante. Un an que j'étais restée au bas de l'escalier en attendant. Quoi au juste ? Ça avait été tellement plus fort que moi. Peut-être était-ce la peur. Peur d'un tas de choses : de l'inconnu, d'aimer à nouveau, peur de reproduire le scénario. Il était une ombre tenace mais il était à moi. Avec le speed, tout avait toujours tendance à se précipiter un peu, parce que ça avait toujours l'air d'être LE moment. Je m'étais rendue compte, dans des moments infimes de sobriété, que cela me menait à une négation de mon moi. J'aspirais à être quelqu'un d'autre, sans ce mal présent de toutes parts : à être un soi-disant mieux.

Pourtant, c'était cette douleur même qui faisait ma singularité. Ce serait comme ôter un grain de beauté sur un visage. Ça en modifie l'expression, comme une variante trop éloignée de l'original. Alors, on ne retrouve plus vraiment ce pourquoi on l'aimait. En fait, le speed me poussait toujours un peu plus à bout. Il me donnait du faux et ce n'était que le lendemain que je pouvais me rendre compte qu'une partie de tout ça était bien trop à l'opposé de mes convictions. Je ne voulais pas avoir à me forcer, je voulais attendre d'avoir résolu ce qui m'empêchait. Le speed, ce n'était qu'une illusion d'aller à merveille mais, qui s'occupait activement à m'enfoncer encore plus. Je le savais tout ça, je le savais pertinemment. Pourtant, je laissais ces mains envenimées se charger de ce que j'étais, ces mains imperceptibles qui cajolaient mon âme pour mieux en venir à bout.

- J'voudrais juste aller aux chiottes…

- Mais, j't'en prie ma fille, va, fais donc ! m'avait répondu Gwen avec le sourire. J'avais pénétré dans les toilettes avec une certaine réticence et j'avais regardé brièvement tous les corps qui s'y trouvaient. Elle qui vomissait ses tripes dans un lavabo, les cheveux dans cet appétissant mélange stomacal ; elle qui se remaquillait, qui tentait de parfaire son masque ; elle, assise par terre contre le mur, la tête sur les genoux ; elle qui venait de sortir des toilettes et se lavait les mains ; elle et lui qui entraient précipitamment dans un cabinet et puis, les bruits qu'ils émettaient eux deux. J'étais entrée hâtivement dans un de ces box sordides, j'avais fait mes besoins et après ça, je m'étais accroupie par terre contre le mur. J'étais restée ainsi dans le silence pendant quelques minutes puis, les larmes avaient coulé d'elles-mêmes. Etait-il encore utile de les retenir maintenant que j'étais seule face à lui ? Il avait l'air d'être partout, dans l'air, à l'intérieur de chaque objet. Il avait l'air d'avoir pénétré le monde tout entier, et de s'être faufilé dans mon esprit pour me faire ressentir encore. La douleur qui prenait le pas sur le reste. J'avais commencé à murmurer tout bas, à lui parler. On croit que ça n'arrive jamais, mais si. Parfois, la réalité dépasse la fiction.

- Je t'aime mon Ange, je t'aime. Pourquoi je t'ai perdu ? Pourquoi je t'ai perdu, toi ? On t'a enlevé à moi, on a écrasé ma vie. J'veux plus de ça. J'te jure, j'en veux plus. J'vais me noyer dans c'te douleur. J'voudrais que tu sois là. J'voudrais que tu sois tout le temps là. J'voudrais être contre toi, te respirer… J'voudrais que tu m'expliques c'que j'suis censée faire, maintenant, ici toute seule. J'suis censée vivre ? J'suis censée être heureuse ? Avec qui, comment ? … Pourquoi ? C'est toi mon doux Prince, c'est toi. Il n'y a rien d'autre ici. Est-ce que tu m'regardes, est-ce que tu m'écoutes ? Je sais que c'est pas c'que tu voudrais. Tu voudrais que j'trouve un autre bonheur pour combler le vide que tu as laissé. Tu voudrais que j'perde pas ma vie à cause de toi… Mais, c'est grâce à toi que j'ai vécu ! Tout c'que tu voudrais, c'est que j'fasse ma vie en me souvenant toujours. Mais, j'arrive pas à faire ma vie, j'arrive juste à me souvenir, c'est tout. Des fois, j'sens encore ton odeur dans les draps, j'entends ton pas qui s'approche de moi et quand j'me retourne, y a rien, du tout. J'regarde ta guitare, elle est toujours intacte… J'voudrais vivre au moins pour te faire plaisir, mais, ça marche pas. Y a rien qui a changé pour moi en un an, rien. C'est toi que j'aime. C'est toi mon Ame-sœur… Pourquoi, hein, pourquoi ? Alors, j'vais essayer de sourire à la vie, parce que c'est c'que toi tu ferais. C'est c'que tu voudrais qu'je fasse… et c'que j'dois faire pour moi aussi. J'sais pas si j'pourrais, je sais vraiment pas. Parce que, de toute façon, c'est toi que j'vais continuer à aimer. Toujours, toujours. C'est comme ça. Mais, j'veux bien essayer d'être heureuse, j'veux bien… Il a raison lui là-bas qui a tes yeux, j'ai encore un peu de temps à vivre alors, faut qu'j'en profite. J'sais pas si c'est possible sans toi mais, j'vais au moins essayer pour pas être passée à côté de quelque chose. J'vais vouer ma vie à ta personne, mais avec le sourire… Ouais, j'vais faire ça, mon Amour ! J'vais faire ça pour toi, et pour moi aussi, pour le peu de temps qu'on a passé ensemble mais qui était fantastique. Je t'aime.

J'avais cessé de pleurer de moi-même, ou alors, il avait sécher mes larmes avec sa main fantomatique. Je me sentais déjà un peu mieux maintenant. J'avais lâché du lest. En me relevant, j'avais passé la main dans la poche arrière de mon pantalon en coton bleu taille basse, tellement large que la maigreur de mes jambes était indiscernable. J'avais essuyé vite fait mes joues avec ce petit mouchoir en papier et je l'avais jeté par terre. Je n'en aurai plus besoin, maintenant.

Je sentais mon envie de me remuer, cette fausse excitation. J'étais allée me laver les mains mais j'avais évité toute rencontre avec le miroir. Je ne voulais pas me voir, juste me sentir.

Lorsque j'avais rejoint notre table, je ne savais plus tellement ce dont j'avais envie. Je ne savais pas ce que les deux Léni qui m'habitaient désiraient et laquelle l'emporterait cette fois dans ce combat à armes inégales. La première, attachée aux sentiments et fortement désillusionnée, celle qui avait toujours existé en moi, contre la seconde, plus motivée, qui croyait presque en son statut immortel, celle que j'avais créée en touchant à l'illicite.

Gwen m'avait vu arriver et s'était relevée presque d'un rebond. Elle avait dû m'arracher le bras mais je n'avais rien senti, et elle non plus. Elle était toute électrique, dans ses mouvements, dans ses paroles mais, elle était magnifique. Je me demandais quelle pâleur je pouvais bien avoir à côté d'elle toute enluminée. Toujours cette aura pleine de couleurs qui la suivait. Ça sortait de chacun de ses membres et même de sa respiration, je m'en étais convaincue. Des couleurs irréelles. Des faisceaux partout autour que l'on ne soupçonnait même pas. Elle avait tout un arc-en-ciel désordonné autour d'elle qui s'échappait de ses pores. C'était la beauté de son essence qui jaillissait enfin et j'étais sûrement la seule à le voir. Elle s'était approchée de moi, tout près, et elle avait criée :

- Vas-y Léni, laisse-toi porter par le son. Lâche-toi, t'es là pour ça !

J'avais acquiescé d'une voix muette et j'avais laissé mon corps libre de ses gestes. Comme si en un instant cette musique avait tellement d'emprise sur moi qu'elle me maniait comme un pantin. Je m'incorporais à elle. Les battements de mon cœur suivait son rythme, sa cadence effrénée ou alors peut-être que c'était l'inverse. Je ne savais plus. Ça formait un tout. C'était exaltant. Peut-être que toutes ces ondes négatives enfermées depuis bien trop longtemps quittaient enfin mon corps. Je me nettoyais intégralement : la musique comme lotion antibactérienne. J'avais fermé les yeux. Là, tout était simple. J'étais sûrement ridicule mais je m'en fichais éperdument. Et ils s'en fichaient tous, en fait, parce qu'ils faisaient de même. Là, je me sentais bien, je me sentais vraiment bien. Il n'y avait plus rien d'encombrant dans ma tête, rien que la musique qui avait tout vidé pour s'y installer. Je ne pensais qu'à une seule chose : devenir cette musique, ce bruit électronique. J'étais restée là longuement à me remuer vivement, les yeux clos, sentant des corps partout autour que j'effleurais à peine. Je les avais entrouverts pour regarder à quoi ça ressemblait cet univers vu de l'intérieur. J'avais trouvé ça magique et magnifique, cette foule qui s'empressait de se désinfecter de l'usure de la société. J'avais aperçu Gwen un peu plus loin devant moi. Elle avait l'air tellement chez elle. Son petit corps habité par une multitude de mouvements immodérés, son corps par où je voyais s'expulser toutes les fumées noires qui tentaient de gâcher son arc-en-ciel. Je voulais que les choses restent ainsi parce qu'ils avaient tous l'air de s'approcher un peu plus de leur bonheur, ici. Je devais avoir un sourire sur le visage. Il aurait fallu l'immortaliser. Je ne parvenais plus à dénombrer le temps, je me dénombrais moi dans un espace-temps bien au-delà des capacités naturelles du cerveau humain. C'était complètement étrange, je n'avais plus de corps ou, du moins, je ne le ressentais plus. Par contre, mes sens s'étaient démultipliés à l'infini et c'était tout qui s'offrait à moi de manière brute, dans cette authenticité pure. C'était un contact nouveau, pas uniquement tactile. Un contact qui s'occupait d'apprendre, de comprendre. Il y avait cette réciprocité peu commune, les choses me comprenaient à leur tour. Je n'étais plus aussi seule. Pour une fois, je comprenais en quoi ça pouvait être bien de ne pas trop penser et de se soucier juste de vivre. J'avais continué à faire ce vide dans ma tête, je le visualisais. Il était liquide, presque transparent, à peine opalin. Il tournoyait, doucement, avec cette lenteur délicate. Ce vide qui hypnotisait mon esprit pour laisser mon corps se soustraire. Ce vide presque infiniment étendu dans mes membres. Ce vide comme un aperçu de mon bonheur à moi, sa signature.

Je m'étais arrêtée net quand j'avais senti un bras qui me touchait, un bras qui m'appelait, qui demandait de mon attention. Ce n'était pas vraiment de la sensation, mais plutôt de la transmission. J'avais tourné la tête, c'était Adrien. Lui qui me sortait de ce néant reposant. Ses yeux m'avaient éblouie en un millième de seconde. J'étais aveuglée alors que je ne parvenais même pas à la discerner, cette lumière. Purement psychologique. Il m'avait coupée soudainement, comme sortie d'un profond sommeil. J'essayais de me situer rapidement. Il s'était penché près de moi et m'avait demandé où était Gwen. Je ne l'avais pas entendu, je l'avais juste compris. J'avais regardé d'un cercle autour de moi mais, pas de Gwen aux alentours. Je n'avais même pas eu le temps de lui demander pourquoi qu'il s'était dirigé vers Cédric appuyé contre le mur en compagnie d'une demoiselle qu'il essayait très certainement d'amadouer. Adrien, savait-il ce qu'il risquait en le dérangeant dans une étape aussi capitale ? Que devais-je faire maintenant ? Retourner à la table ou me remettre dans ces beats techno ? Y avait-il une autre option digne d'intérêt ? Une troisième voie, une porte que je n'avais pas encore ouverte et qu'il était temps d'ouvrir. C'était peut-être un moment-clé. Je visualisais la clé. Sous quelle forme pouvait-elle être présente ici ? Etait-ce visible à l'œil nu, était-elle cachée ou même spirituelle ? Alors, j'étais restée sans mouvement et les effluves de drogues m'avaient dit que cette clé, je la sentirais en moi le moment venu. On part dans ces choses insensées quand on se défonce la tête.

- Ben, qu'est-ce que t'as, t'es perdue, ma petite ?

La voix d'Adrien. Etrange, ce terme affectif. Au fond, on ne se connaissait pas, ce n'était pas ces quelques heures passées dans un même lieu qui pouvaient créer un quelconque lien amical. Mais, ça me touchait parce que je transposais ce message à un autre destinateur. Je voulais l'assimiler ainsi. Je voulais me convaincre qu'il était un peu son porte-parole et que ses belles théories n'avaient rien d'anodin.

- Non, j'sais pas, ouais, p't-être… Il est quelle heure là ?

- Une heure moins le quart.

- T'as trouvé Gwen ?

- Non, mais c'est pas grave, un truc sans intérêt.

Il était parti comme il était venu. Il m'avait laissée, un petit signe de la main avec son aisance naturelle et s'était dirigé, déterminé, vers un coin sombre de cette masse bondée. Je n'avais pas cherché à comprendre. Je m'étais retournée et retrouvée face à un mec qui ne semblait pas là par hasard. Il me souriait et ses yeux essayaient de m'hypnotiser. J'avais revu la clé en moi. Elle clignotait. Est-ce que ça le concernait ? Il continuait à me regarder, ça me déstabilisait. Que devais-je faire ? Parler, me taire ? Agir ou le laisser faire ? Il m'avait tendu une cigarette sans dire un mot et m'avait regardée l'allumer, souffler la fumée sur son visage. Et c'était seulement après qu'il avait commencé à parler.

- Tu veux que'que chose ?

- Quoi ?

Il s'était mis à côté de moi, avait passé son bras autour de mes épaules et j'avais senti son souffle chaud et alcoolisé s'immiscer dans mon oreille.

- J'ai d'tout c'que tu peux vouloir… J't'ai vue de loin, j't'ai vue t'arrêter et j'me suis dit que c'était p't-être ça qu'il te manquait ou alors, que c'était p't-être moi. T'as vu, j'me soucie de toi, quoi !

J'avais réfléchi une seconde à savoir si je devais écouter ma tête – ce qu'il en restait – mon corps, ou pire encore mes hormones. Tout ça s'était embrouillé, confondu et je ne pouvais que me suivre unidirectionnellement.

- Et qu'est-ce que tu t'es dit d'autre ?

Ainsi, je lui accordais la possibilité de me parler et même d'avoir en retour une réponse. Il savait maintenant qu'il n'avait qu'à jouer astucieusement, je lui céderais peut-être une conversation, l'achat d'un de ses produits illicites, difficilement plus.

- Que j'étais là pour ça, pour faire des connaissances et que toi, j'te connais pas ! J'vais pas t'raconter de mytho, j'me suis juste dit que tu manquais p't-être de que'que chose et que moi, j'avais. Et puis, tu m'as l'air bien tranquille, quoi !

Il avait le visage tout coloré d'une sincérité exagérée. Toute son allure dégageait une atmosphère sympathique, trop. Il paraissait habité par une totale décontraction, comme s'il était dans son salon en permanence.

- Ouais… Donc ?

- J'vais p't-être te souler, mais c'est quoi ton prénom ?

- Léni.

- Moi, c'est Tek. C'est mon surnom, un trip avec des potes. Ouais, c'est un vieux truc quoi !

- Tek ? Okay. Pas compliqué à retenir.

- Alors, tu veux que'que chose ? Il s'était approché encore un peu plus près. Coke, speed, ecstas… Dis-moi, je suis à ton service !

Avais-je besoin de quoi que ce soit, avec tout ce que j'avais déjà pris ? Mais était-ce poli de détourner l'offre ?

- Peut-être un ecsta ? Ça dépend, c'est quoi ? je ne savais pas pourquoi je faisais ça.

- « Double cœur », des bombes. Cinq euros l'un, les quatre pour vingt euros.

- Ok, un, ça suffira !

Isaya avait tout ce qu'il fallait et c'était mon fournisseur. Ça n'avait aucun sens de monter cette transaction. Mais, en avais-je réellement encore un peu ? Il me regardait toujours fixement avec ses yeux que je n'arrivais pas à assimiler. Trop de blancheur factice dans son regard. De la rébellion aussi, de l'opposition aux règles. Il s'excluait de la masse, complètement dirigée, contrôlée, ordonnée. Ceux qui accepteront un jour d'être lobotomisé. Lui était à l'encontre de tout ça, de tout, en fait et même de lui, de celui qu'il avait été depuis la sortie du ventre de sa mère. Il s'était activement occupé à se dresser contre tout, tout ce qui plaisait, satisfaisait une majorité pour se revendiquer, confirmer son existence dans ce monde, au milieu de six milliards de terriens. En cherchant à être unique, il était entré dans un certain cliché qui ne faisait de lui qu'une pâle copie de tous ceux qui étaient passés avant. Un dealer de plus qui se ferait un jour entuber par le système, ce système qu'il avait lui-même essayer de contrer, de réduire à néant mais, qui l'écraserait, petit être sans intérêt, de plus bel encore. Ça se voyait d'un simple regard. C'était cette communication particulière avec le monde environnant qui se manifestait une nouvelle fois. Il avait fait tomber sa cigarette et s'était accroupi pour la ramasser. En se relevant, il s'était vivement penché sur moi. Cette pilule chimique qu'il avait fait glisser entre mes lèvres et que j'avais avalé tout rond. Ses mains avaient saisi brutalement mon visage pour que cela paraisse naturel en dépit des regards extérieurs. Il était allé plus loin que simplement me remettre ce comprimé, il y avait passé sa langue tout entière. Je l'avais laissé faire, impassible. Mon premier baiser depuis la perte de ma moitié et le premier de quelqu'un d'autre que de lui. Un premier baiser au MethylèneDioxyMéthAmphétamine et aux effets psychostimulants. Etait-ce le début d'une autre vie ? Ou simplement une bêtise sans nom ?

 

Il me transmet sa chaleur, sa salive et tout ce qu'elle contient. Jusqu'à présent, je n'avais goûté qu'à une seule mais, maintenant, c'est un changement inéluctable. Vais-je le regretter ? Il n'y a pas de comparaison possible avec la tendresse des baisers de mon Bébé. J'y sentais toute la sensibilité de sa personne, j'y sentais son amour. Là, je ne sens rien, juste ce profond goût d'anis mélangé à du tabac refroidi. Je ressens sa fausse excitation et la mienne. Mais, nos corps y croient. Cette pilule de l'amour chimique. Ça a des pointes de bestialité, de brutalité. Ça a un étrange engouement pour ce mirage, cette chimère. Ce n'est qu'un paquet de mensonges. Il a enlevé ses mains de mon visage mais il continue à prendre possession de ma bouche. Ses lèvres sont sèches, presque rêches et elles m'agressent, me brutalisent. Sa langue est également desséchée, pâteuse. Je n'arrête pas de faire la liste de toutes les différences qu'elles ont avec celles de mon Amour. Ça m'obsède. Elle s'allonge, s'allonge encore et j'ai envie qu'elles se transforment. Je voudrais ouvrir les yeux sur ce visage, mon éden, pas sur celui qui est devant moi et qui m'ignore presque. La liste continue, ces altérités qui se marquent, s'écrivent toutes seules. Mon esprit qui dessine maintenant un carnet, un stylo, sans main pour le tenir, mais c'est mon âme qui s'en sert :

1. La texture – rien à voir, c'est rocailleux, ça pourrait presque s'effriter. Ça n'a rien de lisse, d'incroyablement pur.

2. La forme – elles n'ont pas cette délicate convexité, cette presque féminité.

3. Le goût – il n'est pas encore abject, il a comme perdu sa saveur, comme s'il avait été « déjà consommé ». Il n'a pas ce charme lénifiant, celui-ci qui persiste toujours, presque enivrant.

4. La gestuelle – ça s'agite, se stimule. Ça fait semblant pour satisfaire des hormones. Mais il y a une partie qui y croît vraiment. Ça n'a pas cette sentimentalité amoureuse exaltée, quasi passionnelle.

5. La chaleur – étouffante et sèche, ardente. Rien de désaltérant.

 

Il avait pris chacune de mes mains dans les siennes et il avait reculé, reculé en m'invitant à le suivre alors que ses lèvres s'occupaient toujours des miennes. Je n'avais toujours pas ouvert les yeux sur cet inconnu de passage, ce visage anonyme qui avait transgressé les règles de la décence. Il avait passé ses bras autour de ma taille, je sentais leur tissu poreux contre le bas de mon dos. Cette matière au contact de la mienne. Cette matière qui caressait tout mon organisme intérieur : ma chair, mes os, mes veines, mon sang. Ça me transperçait de sensations. Je me sentais toute en sensibilité, à son extrême summum. Il me transmettait même les battements de son cœur, leur tambourinage accéléré. Ses lèvres s'étaient déplacées vers mon cou. Je ressentais la viscosité qu'il avait laissée tout autour de mes lèvres. Elle s'imprégnait dans ma peau, par chacun de ses orifices microscopiques à sa surface. Mon épiderme buvait comme un tissu spongieux. Sa cavité buccale m'aspirait, me suçait. J'avais peur de voir mon âme s'échapper, entrant en contact avec cette rugosité labiale. Il me semblait qu'il s'abreuvait en moi. J'avais passé, à mon tour, mes bras autour de lui. Je devinais la tension musculaire sous son t-shirt, mes mains touchaient le bas de son dos à même la peau. Il avait décollé sa ventouse de mon cou et avait passé suavement sa langue dans mon oreille. Cette moiteur s'était déposée dans le creux interne de celle-ci. Il avait pincé avec ses lèvres mon lobe et l'avait sucé comme une pastille pour la gorge malgré ma fine boucle d'oreille. Il s'était serré plus fort contre moi. Mes paumes sur ce dos inconnu. Ce n'était pas sans aspérités, une certaine pilosité clairsemée.

 

Je suis tout contre lui. Je le sens vivant sous mes mains mais ce n'est pas cette existence-là que je souhaite sincèrement. Sa peau n'a pas d'effets sur moi. Lui-même n'en a pas. Je ne ressens rien, aucun sentiment à son égard. Aucun, que pourrais-je ressentir ? Il y a ces filaments qui sortent de sa peau. Au toucher, ils n'ont pas l'air trop nombreux mais, ils existent. Mon Ange, il était presque intégralement glabre. Il était pur, nu. Je la désirais sa peau, elle créait une réaction en moi. Je la voulais, sans modification. Je voulais me dire que toute ma vie, elle serait là, à côté de moi. Qu'elle ne me laisserait jamais et que je ne serais jamais amené à toucher une autre peau. Mais, j'ai perdu mon idéal. C'est là que je suis maintenant, contre un autre corps, pour lequel je n'ai aucun sentiment, juste une totale indifférence. Parce que j'ai perdu mon Etoile et que j'ai une vie à vivre, il paraît. Je ne sais pas si ça me plaît l'idée d'être avec quelqu'un en imitation de comment j'étais avec lui. Je ne vois pas comment, ni avec qui. Avec qui pourrais-je ne plus avoir peur ? La peur, c'est une illusion, il me le disait tout le temps et je me le répète encore. Je n'avais peur de rien avec lui, parce qu'il me donnait sa force rien qu'avec sa présence. Aujourd'hui, j'ai peur de la mort parce qu'elle me l'a enlevé. J'ai peur de ce qu'elle peut me faire encore. Bêtement, je dis que j'aurais voulu qu'elle me prenne à sa place. Lui avait encore beaucoup de choses à apporter au monde. C'est à moi de les apporter pour lui, d'abattre l'obstacle avec toute la force que j'ai en moi et de construire cet avenir. Même si c'est dur de dormir chaque nuit sans lui, même si je veux encore de ses bras pour enlacer tendrement mon être.

 

Il n'y avait presque plus d'espace entre nous. Ses mains glissaient à peine, elles goûtaient aux rondeurs presque inexistantes de mes fesses. Ses lèvres étaient revenues sur mon visage, sur mon visage partout. Je me disais qu'il me léchait presque comme une glace. Ecœurant. Je me sentais mal. J'avais envie de me dédoubler. Laisser là un clone de moi-même et partir tranquillement en attendant de savoir ce que j'avais vraiment envie de faire. Mon cœur battait trop vite, trop fort. Il me semblait qu'il rebondissait presque contre son corps. Allait-il me déchirer intégralement pour continuer à battre à son aise ? Plus rien en moi n'avait de cohérence. Quelque chose d'abîmer à jamais. J'étais peut-être un miroir brisé, des fragments de verre coupé, un kit à monter. Je ne voyais plus que ça. Tek, pouvait-il être en possession de mon mode d'emploi et avoir l'habileté pour me remettre dans le bon ordre ? J'avais entendu comme un petit rire moqueur dans ma tête et je m'étais dit que non, il n'avait sûrement pas ce pouvoir. Il pourrait juste me permettre d'envisager de l'ouvrir, ce mode d'emploi, d'en commencer la lecture. Il pourrait être le bouton déclencheur d'un processus de réhabilitation de longue haleine. Il étouffait mes lèvres, les submergeait de baisers, toujours plus. Il avait monté ses mains sous mon débardeur. Elles me touchaient, me frottaient, me faisaient mal. Il venait de sentir l'absence de soutien-gorge, de cette seconde peau de tissu, sur mes seins. Je l'avais senti se frotter un peu plus contre moi, ma poitrine compressée contre son torse. Je sentais mes seins s'aplanir un peu, et cette main chaude qui remontait tout mon côté. Il essayait de garder tout un naturel, que je ressente cela comme la suite logique des choses. Cette main qui s'aventurait toujours un peu plus. Et voilà qu'il me moulait le sein. De plus en plus fort. La douleur n'avait rien de physique, elle s'exerçait sur tout mon esprit. Je ne voulais plus qu'il me touche, ça me vidait entièrement. Sa bouche continuait à me manger le visage. Je voulais que ça cesse mais, je ne ressentais aucune vigueur, aucun courage.

 

Il est sauvage, c'est animal. Cette posture me gène. Elle n'est pas pour moi. C'est une sorte de sacrilège, une offense à l'amour. C'est empreint d'une fausseté évidente, d'une duplicité mensongère. Ça fait semblant avant même de s'autodétruire. Ça va à l'encontre de moi-même. Ça essaie même de me vider, de me pervertir, de me bafouer. Ça essaie de me faire mal, de me laisser des brûlures. C'est l'inverse de cette sincérité passée. Ça me rappelle son visage, ses convictions véritables. Ça me rappelle pourquoi je l'aimais. Pour toutes ces étincelles manquantes aujourd'hui.

 

Je m'étais raidie visiblement, même durcie. Je ne voulais plus de ce petit jeu sans intérêt autre que de se donner l'impression de compter pour quelqu'un, de croire en sa tendresse égoïste et de s'illusionner par défaut d'avoir plus récréatif. Au fond, c'était même se manquer de respect à soi-même, accepter une quasi-profanation. Il avait dû sentir qu'il n'y avait plus de franche réponse de ma part mais il continuait toujours. Ça devenait psychologique. Ça me brûlait. Partout où il avait laissé l'empreinte de ses mains, ça semblait réagir. Comme une intolérance de ma peau au simple toucher de la sienne, de son acidité, sa maladie systématisée. Ça devenait piquant, cuisant, agressant. Je sentais qu'ailleurs on me regardait, on m'examinait. C'était son regard de là-haut. Son visage disparu à tout jamais qui m'observait, me voyait lui mentir, le trahir. Il me fixait, me parlait, se communiquait à moi.

 

Je le sens partout autour. Ses yeux, j'en ai trahi le bleu. Je vois son visage impassible, comme je l'ai vu pour la dernière fois. Je le vois inerte, la peau violacée, translucide, marquée de tous ces stigmates, ces égratignures pour salir sa somptuosité. Et ses lèvres glacées sur lesquelles j'avais posé un dernier baiser d'immortalité. Ses lèvres qui ne m'avaient plus jamais répondu. Je me souviens de cette vision toute brouillée parce que mes yeux s'étaient emplis de larmes. Elles avaient même coulé sur son visage mais ne l'avaient pas fait revenir. Je les avais vus lui baisser les paupières, lui dissimuler la vue et me confirmer encore ce dernier sommeil. Je n'ai plus que ce dessin devant les yeux, cette représentation insupportable. Il meurt à nouveau. Et moi, toujours seule. Dans les bras d'un type dont je me fous éperdument. C'est contre lui, mon Amour, que je veux me serrer encore un peu, imprimer tout de sa personne en moi.

 

J'essayais d'ignorer encore, de me dire que ce n'était qu'un cap à passer et qu'il le fallait. Ce moment devrait bientôt s'arrêter et j'en sortirai vivante, presque indemne. Tout ça ne consistait qu'à attendre. Même la simple attente suffirait à constituer une marche montée. Peut-être qu'après les choses seraient moins dures, que je pourrais peu à peu me diriger vers de nouvelles étapes. Je pourrais peut-être essayer de vivre. Et je me demandais si la douleur sur ma peau finirait vraiment par s'évaporer. Comme de l'acide qui rongeait ce qu'il pouvait. Il me dégoûtait à poser sa salive partout dans mon cou. J'avais poussé sa main de sous mon débardeur, il l'avait passée dans mes cheveux. Ça ne me satisfaisait pas non plus. Je devais me dépêtrer de ces chaines. Elles me salissaient. Il me tenait trop fort, comme si je n'étais qu'un objet voué à être à sa convenance. Il me comprimait, empêchait ma respiration. Je restais immobile, sans réaction. C'était déjà si dur comme ça. Il pouvait se contenter de mon corps.

 

J'entends sa voix dans ma tête, une sorte d'écho. Elle prononce mon prénom. Elle m'appelle, au lointain. Je la discerne mieux. Ça devient une résonnance sourde. Puis, plus rien. Un silence. Passager. La voix commence à épeler. A épeler quoi ? Un message ? F…

 

Mes bras s'étaient relâchés pour se tenir le plus éloigné possible de cette chair étrangère. Il était encore intégralement contre moi : ses lèvres, son torse, ses jambes…Il tentait de faire symboliquement corps avec moi mais, ça ne ressemblait à rien qu'à une scène pitoyable et ridicule de jeunes débauchés. Sa langue me léchait goulûment. Je me sentais toute mouillée de son liquide charnel. Comme s'il avait eu l'eau à la bouche à la dégustation.

 

I…

 

Et ses mains continuaient contre mon dos, à monter, à descendre… A monter, à descendre. A descendre de plus en plus bas, à s'aventurer de plus en plus longtemps sur mon postérieur. A faire croire à de la délicatesse alors que c'était brutal. Ses mains qui se fichaient bien de savoir comment se sentait l'hôte de ce corps. Ses mains qui auraient très bien pu se suffire à elles-mêmes.

 

D…

 

De plus en plus oppressée. Plus d'air, d'oxygène. Plus rien pour moi. Mon cœur tremblant, palpitant. Ce compte à rebours qui retentissait dans ma tête, tout le reste supprimé d'un seul coup, d'un claquement de doigts. Tic, tac, tic, tac… Ce bruit cadencé qui occupait tout, qui avait même pris place dans la musique. Elle ne se résumait plus qu'à cela. Tic, tac, tic, tac… Ce martèlement incessant omniprésent. Mon obsession psychique…

 

E… L…

 

Toute l'atmosphère semblait converger vers cette symétrie sonore assourdissante et seule moi en avais conscience. Il avait mis ses mains souillées sur la couture de mon pantalon qui tombait si bas qu'il frôlait presque la commissure de mes fesses. Il aspirait à passer ses grosses pattes visqueuses sous mon slip en coton. Il voulait encore aller un peu plus loin dans cette violation. Aucun respect. Il se croyait peut-être au-dessus de tout cela, lui, surpuissant, invincible. Il me polluait, me contaminait, me pourrissait. Tic, tac, tic, tac… Ma peau commençait à se décomposer, je la sentais cette odeur putride. Je devais canaliser ma force en un noyau, ça devenait vital. Tic, tac, tic, tac… Il faisait descendre ses dix doigts… Tic, tac, tic, tac…

 

I… T… E…

 

Je me dépêtrais de la répugnance de son être, je le repoussais de ma faible puissance. Il se contractait pour empêcher mon évasion. Il devenait cet étau qui m'étranglait. Il aurait sûrement voulu que je sois sans défense. J'entendais ces lettres épelées que cette voix bénite avait prononcées. Elles défilaient de plus en plus vite et ce tic-tac qui continuait. Ses bras étaient devenus des chaînes qui réduisaient au maximum mon espace vital. Je pesais de de toutes mes forces contre son torse. Je me sentais comme une gamine dont on voulait se servir pour ses plaisirs égoïstes. De l'hédonisme pur. Je ne devais pas le laisser me vaincre, me détourner de mon chemin. Non, je lui devais ma fidélité. C'était ainsi, aller à l'encontre était inconcevable. J'étais allée trop vite et je m'étais heurtée de toutes parts. Physiquement et mentalement détériorée. Comme un oisillon qui a voulu s'envoler trop hâtivement.

- Allez, laisse-toi un peu aller, ma belle !

- Mais lâche-moi… Lâche-moi !

- Ben, qu'est-ce qu'il t'arrive, tu fais la Sainte Nitouche là ! Allez, viens, on se fait plaisir.

- Non !... Non !

Je continuais à me remuer dans cette zone fermée. Ses mains serraient mes poignets. Il jouait de sa puissance masculine, il voulait que je me soumette. Il essayait encore de m'embrasser, mais mon visage se remuait pour l'empêcher de m'envenimer à nouveau. Il me poussait en arrière. Je voulais lui résister mais, sans mes bras, je me sentais comme ligotée, presque paralysée. Tic, tac, tic, tac… La peur me gagnait. Peur de ce qu'il pouvait me faire et de ce qu'il pouvait me faire faire. Ses yeux me fixaient, vides. Il serrait tellement fort mes poignets, il voulait rompre mes os pour me punir. Me punir de ne pas être assez gentille avec lui. La société avait beau évoluer, certaines choses n'avaient pas changé. Des hommes croyaient toujours à la suprématie et des femmes se soumettaient parce qu'elles estimaient le plaisir des hommes prioritaires. Combien de femmes ont déjà souffert pendant un rapport sexuel – ce qu'on appelle « faire l'amour » - en se disant qu'il fallait tenir, ce serait bientôt fini ? Tic, tac, tic, tac… Ça me pesait. Je n'arrivais pas à lutter contre sa force. Tic, tac, tic, tac… J'avais mal, partout, le corps et l'âme. Tic, tac, tic, tac… Le peur comme bourreau… Tic, tac, tic, tac… La peur comme illusion annihilante… Tic, tac…

- Ouah, t'sais quoi, tu la lâches tout de suite, mais alors tout de suite. Sinon, j'vais t'bouffer la tête, que'que chose de maison, quoi et tu vas t'en souvenir. Ouah, y a pas de ça ici ! Tu la laisses et tu traces ta route. J'te fais pas de dessin, tu dégages, c'est tout !, avait hurlé Gwen à plein poumon.

Gwen et son autorité tyrannique. Toute sa personne était luisante d'une véhémence convaincante, de quelque chose qui tenait la route à toute épreuve. Il avait relâché mes mains et la libération fut totale. J'avais raccroché avec une certaine réalité. L'image et le son étaient redevenus concrets, issus d'un matérialisme, pas des psychoses qui poussaient en moi. Il y avait à nouveau de l'air, de l'espace. J'avais repris le contrôle. Tout devait être remis dans l'ordre. J'essayais de paraître à l'aise, complètement détachée. J'avais sorti un billet de cinq euros de ma poche et je lui avais tendu. Voilà, comme ça, on n'aurait plus jamais rien à faire ensemble, la boucle serait bouclée. Gwen avait pris le billet avec vivacité.

- Ouah, mais tu délires, Léni ! Il se casse et c'est tout. J'sais pas de quoi il est question mais je m'en bats. Tu traces ta route, et si ça te pose un problème, y a pas de souci, on peut se fritter dehors !

Il l'avait regardée, déconcerté, et il était parti sans dire mot. Que se serait-il passé si elle n'avait pas été là ? Aurais-je trouvé une issue ? Etais-je vraiment dépourvue de force ? Gwen, ange et démon à la fois.

- Ça va ?

- Ouais, ouais…

- T'es sûre, hein ? Quel connard c'lui-là !

- Ouais, vas-y Gwen, t'inquiète pas pour moi, j'vais aller voir Damien. Je vais me poser un peu.

- Ouais. Tiens-le éveillé, j'crois qu'il va s'endormir.

J'avais regagné la table avec ce petit goût d'étrangeté à moi-même dans la bouche. Tout se mélangeait en moi. Ça se confondait, ça s'effleurait. Je n'avais plus de repères stables et je sentais ma tête qui tournait, tournait. J'aurais voulu qu'on puisse tout faire vomir. Evacuer ma tête de toutes ces choses qu'elle ne supportait pas bien et qui pesaient trop lourds. Ça avait tellement de poids tout ce que je n'avais pas pu finir, c'était encombrant et non biodégradable. J'avais juste envie de me mettre au calme pour tout ranger en ordre et que ça cesse de traîner partout et de m'embrouiller. Juste laisser derrière tout ce qui était passé. J'avais des rêves à réaliser et peut-être juste assez de temps pour les accomplir. J'en avais plein qui étaient nés à ses côtés. Il fallait que je change d'environnement. Le même avant, et après. Le même qui s'était juste incroyablement amplifié. Peut-être que j'aurais dû me divertir, aller voir autre chose, d'autres gens. Je n'avais cessé de rester dans une similitude contraire. Avec eux, tout le temps. Mais, sans lui. Du jour au lendemain. La même chose avec lui en moins. Ça avait fait un grand vide, un trou noir. Et encore maintenant, j'avais l'impression d'être la seule à en avoir souffert, à en avoir été la victime. Eux s'en étaient tous remis très vite, ils étaient parvenus à vivre sans lui. C'était un ami, mais pas quelqu'un d'indispensable à leur existence. Avais-je exagérément intensifié ou étaient-ils dépourvus de sentiments ? Vivre sans, quand on a passé tant de temps avec. Vivre sans, quand on a assisté à son incinération. Vivre sans, quand on avait tout un avenir à construire à deux. Vivre sans… à tout jamais.

Damien était toujours là, couché sur son bras, avec ce visage qui traduisait une envie de trouver une activité intéressante dans ce lieu où la seule chose fortement conseillée est d'arrêter de penser. Il était resté seul à cette table. Je m'étais assise à côté de lui et accoudée. On pourrait ainsi partager un peu de notre désespérance ensemble, étaler nos vagues à l'âme et pourquoi pas, s'essayer à un peu de psychologie moralisatrice comme on savait faire.

- Comment tu fais Dams pour rester là, comme ça, alors que ça s'agite partout ? Hein,comment tu fais ?

- J'sais pas. Franchement, j'sais pas. J'crois que ça s'fait tout seul… Sûrement parce que j'ai pas envie de suivre tout ça, ce soir. Et pourquoi tu m'rejoins, toi ? T'étais pas partie te défouler dans le son ?

- Moi… T'sais quand j'prends plein de trucs là, comme ce soir, enfin cette nuit, je suis complètement déchirée et au lieu d'me faire m'oublier, ça m'fait penser. Enfin, au début ça me fait oublier, et puis après, ça me fait cogiter. Un truc stressant. J'ai toujours envie que tout un tas de choses change, mais ça arrive jamais. Comme si tout était fixe.

- Ouais, j'vois.

- Y a comme une putain de dualité en moi qui sait pas choisir son camp.

- Ouais, ouais… T'es venue me parler du changement, des trucs qui arriveront jamais, hein, Léni ?

- Non, j'suis venue éviter… la laideur humaine, si tu veux. Y a vraiment des trucs qui donnent envie de gerber. Y a des choses pour lesquelles on est pas prêt, hein ?

- Ouais, sûrement ! Qu'est-ce que tu voudrais là, maintenant, Léni ? Ton souhait, là, tout de suite ?

- … Un peu de solitude. Juste un peu de solitude, ouais ! … Le temps de suivre les fils, j'crois que c'est le moment. Comment on sait que c'est le moment, selon toi ? Ça se sent en soi, c'est ça ? Ouais, ça doit être ça. Là, je le sens. J'sens que j'ai envie d'autre chose. Et j'crois que ça fait longtemps que c'est comme ça, j'ai juste fait comme si ça me convenait. Faut faire quoi là Dams ?

- Respire et le reste suivra.

- Tu crois ?

- Essaie et tu verras bien.

- Ouais, tout est simple et… « les choses viendront comme elles viendront ».

- Ouais, t'as tout compris, Léni. Deux choses nécessaires : rester zen et suivre ses sensations.

- Croire en ses sensations, toujours croire en ses sensations.

- Pas prendre les choses trop à cœur, laisser couler… J'crois que souvent on s'prend la tête sur des conneries, quoi. Ça nourrit tout c'te karma négatif et surtout, c'est inutile.

- C'est pour ça que t'es comme ça, hein ?

- Comment ?

- J'veux dire, tu prends toujours tout à la légère. Y a jamais rien qui a l'air grave. C'est jamais toi qui prends la tête, jamais… T'es zen, quoi…

- Et, est-ce que j'suis heureux pour autant, hein ? Hein, Léni, j'ai l'air heureux selon toi ?

- Ben, j'sais pas… T'as pas l'air si triste que ça…

- Moi non plus, j'sais pas.

Un silence s'était installé entre nous, sa conclusion. Je voulais lui demander ce qu'il lui manquait pour se qualifier d'homme heureux. Mais il me regardait intensément comme s'il y avait eu la réponse en lui mais qu'il ne pouvait pas s'en servir. Un peu comme une formule magique et son effet boomerang. Son regard était resté immobile, posé sur moi, et notre silence dans cette tonitruance s'était perpétué longuement. C'était étrange comme tout pouvait paraître tellement plus long en la simple absence de mots. Comme si parler était une perte de temps, une mauvaise utilisation moins louable que l'acte de penser. Peut-être parce que parler se résumait si souvent à combler un vide par ce silence bruyant, cette non-communication devenue nécessaire. Les gens semblaient avoir tellement peur de tout ce qui paraissait insaisissable : la mort, l'avenir, le silence… Quelque part, moi aussi. Nous avions toujours peur de quelque chose. La fixité a quelque chose de rassurant. Ce n'était pourtant pas la solution, j'en étais sûre. Ce n'était pas pour moi.

- J'viens de me trouver un mec, je vous jure, une bombe. Et avec de ces muscles en plus ! Oh, il est sexy comme c'est pas possible ! avait beuglé Claire en s'asseyant face à nous.

- Et tu l'as laissé filer ? avait demandé Damien en tournant les yeux vers elle.

- Mais bien sûr que non ! Il est aux toilettes donc je suis venue vous tenir au courant. Il a de ces lèvres, ouh, ça me donne chaud rien que d'y penser !

Le même sketch à chaque sortie. Claire ressentait sans cesse de l'attirance pour la gente masculine. L'idée, c'était de passer un bon moment, sans se soucier de l'après. Pas le moindre attachement sentimental, juste s'amuser ensemble et se séparer après la conclusion. Son état d'esprit était complètement hors de mes convictions personnelles. Comment pouvait-on sortir dans le seul but de baiser avec un corps insipide ? Et comment pouvait-on préférer ça à l'amour ? A ma connaissance, Claire n'avait jamais eu de relations qui durent. Elle n'avait jamais dû aimer, connaître cette envie constante d'être avec la même personne même si c'est pour ne rien faire ensemble. C'était excusable, elle ignorait ce qu'elle manquait, à côté de quoi elle passait. Elle ignorait comment on pouvait se sentir bien quand on se confondait avec une personne que l'on chérissait avec sincérité. Cette fusion réjouissante pour cette liberté coordonnée. Elle me dégoûtait elle aussi, avec son animalité revendiquée. Je me sentais mal, la simple addition d'un état complet d'ébriété et d'un écœurement spirituel.

Adrien était arrivé à son tour et avait demandé du feu. Il s'était assis à côté d'elle et l'avait écoutée s'extasier sur son Apollon déshumanisé. Il avait l'air sans critique, un simple auditeur comble de neutralité.

- … Un corps de rêve, des lèvres alléchantes, des yeux pas mal du tout…

- Et un prénom, il a ? avait demandé Damien.

- Ouais, sûrement… euh…

- C'est-à-dire ?

- J'sais plus… Yann ou Stéphane, un truc en –ane, j'crois.

Elle me déconcertait. J'étais cernée par une forte non-compréhension omniprésente. Le type de tout à l'heure, c'était une Claire qu'il cherchait, et inversement. Etais-je vraiment à ma place ici ? Je n'avais plus envie de l'entendre parler de tous ces clones qui se contentaient très bien du corporel. Je n'avais aucun désir d'entrer dans cette vie, de devenir comme eux. Il me faudrait cette hargne comprimée en moi pour me chercher une issue de secours. C'était comme un profond cri canalisé qui finirait par s'extirper quand la goutte d'eau aurait fait déborder le vase. Le vase déjà à ras bord.

- C'est pas grave, j'l'appelle « Bébé », avait-elle ajouté de sa voix rocailleuse.

C'en était trop. Ça débordait à grand flux. Même le fait d'être complètement stone ne pouvait pas me laisser indifférente devant cette insensibilité. J'étouffais intégralement, physiquement et psychiquement. Ça allait exploser sous pression extérieure. Je m'étais levée d'un coup. Adrien me regardait maintenant, toujours sans jugement.

- Je sors, j'ai chaud.

Je n'avais rien ajouté d'autre, il n'y avait d'ailleurs rien à ajouter. J'avais tracé tout droit vers la sortie et là, j'avais regardé les alentours à la recherche d'une petite zone de recueillement. J'avais traversé tout le parking et continué jusqu'à ce que je n'entende presque plus les voix de ces jeunes qui profitaient de leur samedi soir à l'extérieur même des lieux. Alors, je m'étais assise par terre, derrière un petit muret, un peu à l'écart. Il faisait un peu frais dans cette obscurité naturelle, juste cette petite fraîcheur revigorante et à peine assez de cette lumière électrique. J'avais senti un corps arrivé derrière moi, je l'avais senti distinctement ce mètre quatre vingt douze. Il s'était assis sur le muret et il n'avait pas dit un mot. Comme s'il avait su que le silence méritait du respect. Arriverait-il à rester muet devant mon propre mutisme ? Il n'y avait rien à dire.

 

Je pense à lui, maintenant. Parce que moi aussi, je l'appelais « Bébé ». Ça avait tellement de sens. Ça parlait de moi. Pour elle, ça ne veut rien dire du tout. C'est juste son appellation passe-partout pour ne pas avoir à se souvenir du prénom de son partenaire d'un soir. C'est complètement intéressé, à l'inverse de moi. Je voudrais savoir comment serait le monde si tous les gens qui parlaient pour ne rien dire se taisaient, juste une minute. J'aime bien écouter le silence quand je pense à lui parce qu'il n'y a que cette atmosphère-là qui lui corresponde. Et puis, j'écoute le silence comme j'écouterais sa voix, parce que c'est à ça qu'il a été réduit. Alors, j'ai envie de pleurer et je me demande où est la justice. Pourquoi lui ? Pourquoi mon Ange ? Cette question sans cesse. Et ces larmes qui commencent à me monter aux yeux. Je le vois encore assis dans ce canapé vert, le cendrier sur l'accoudoir, la tête en arrière presque contre le mur, qui essaie de me regarder. Ses bras le long du corps avec ces mains sur lesquelles j'ai mis du vernis à ongles noir. Il a ce t-shirt noir avec cette inscription argentée, son « Teenage », accordé avec une veste et un jean de la même teinte. Ça semblait sans couleurs mais, elles étaient toutes cachées en lui. En lui, tout entier. Je me souviens de son cou qui semblait s'offrir à moi et de ses lèvres à peine entrouvertes. Je me souviens de lui avoir sauté dessus, d'avoir couvert son visage et son cou de mes baisers d'amour et d'avoir passé mes mains dans ses cheveux noirs au carré. Je me souviens d'avoir bien failli foutre en l'air son léger maquillage. Il mettait un peu de noir sur ses yeux, pour en amplifier le bleu. Parce qu'il n'était pas comme les autres et qu'il cultivait cette différence. Parce qu'il voulait jouer sur l'ambigüité de sa faible carrure. Il paraissait ordinaire mais était extraordinaire. Parce qu'il avait le visage fin et délicat et qu'il avait ses yeux qui m'ensorcelaient, m'absorbaient. Il s'en foutait de ce qu'on pouvait dire de son image parce que c'était lui et je m'en foutais aussi parce qu'il m'aimait. Et moi, plus encore. Oui, je crois qu'il m'aimait, il ne m'aurait pas menti. Il était trop vrai pour cela. Il y avait trop d'authenticité dans son être pour qu'il puisse porter un masque. Il y avait tellement de belles choses en lui mais, le monde devra s'en passer. Toutes ces merveilles que je n'ai pas eu le temps d'enfermer en moi. Et je l'appelais « Bébé » moi aussi.

 

J'étais restée comme ça, aphone, longuement. Je n'avais même pas vu le temps passer, je l'avais juste vu lui. Peut-être un quart d'heure ou plus, je ne savais pas. Adrien était resté là sur le muret, muet lui aussi. Il s'était étalé de tout son long dessus et avait regardé le ciel, en fumant une cigarette. La nuit qui s'allumait peu à peu avec ces lueurs sur lesquelles on ne portait jamais assez d'attention. C'était beau ces minuscules ampoules de lumière naturelle. C'était sain, contraire à cette dégradation nocturne. Je contemplais la nuit, chaque petit détail devenait une source d'intérêt. Ça confirmait ma mélancolie ambiante parce que la nuit comme symbole de la mort. Alors, j'avais eu envie de parler, à Adrien, à personne d'autre. Je sentais qu'il ne me jugerait pas, qu'il se contenterait simplement de m'écouter et de m'aider s'il en avait le pouvoir.

- Je l'aimais, tu sais… Je l'ai aimé plus fort chaque jour pendant quatre ans. Alors, quand on te l'enlève du jour au lendemain, qu'on te demande de vivre sans, comme ça, sans rien, c'est trop dur. La première fois que j'l'ai vu, j'l'ai aimé, tout d'suite. Qu'est-ce que j'en avais à foutre qu'il est cinq ans de plus que moi ! J'l'ai senti tout de suite, mon âme-sœur, c'était lui. Et ça fait un an et douze jours aujourd'hui ! On m'l'a enlevé et on m'a laissée à moitié vide. C'est sa présence qui me faisait vivre. J'arrive même pas à me souvenir comment c'était avant. Comme si ma vie avait commencé le 15 mai 1998, le jour de notre rencontre. J'me souviens du premier baiser qu'il m'a donné parce que c'était le premier tout court. Après les jours n'ont plus jamais été pareils. Parce qu'il voulait tout le temps faire plein de choses, il voulait que ce soit nouveau, qu'on reste pas à stagner. C'est avec lui que j'ai tout appris, tout. Il m'a montré comment on pouvait s'aimer passionnément au-delà du reste. Parce qu'il n'y a pas de limites à l'amour, c'est infini… Ça m'fait mal, tu sais. Ça m'fait trop mal quand je pense à lui, à ses mains qui m'enveloppaient tendrement. J'ai jamais baisé avec lui, j'ai toujours fait l'amour, toujours. Ça avait toujours une émotion particulière. Rien de bestial, de sauvage. Il me donnait tout ce qu'il avait en lui et jamais j'ai pensé qu'il pourrait mourir… Il me manque, il me manque tout le temps…

J'avais la vision toute brouillée de larmes. Ça défilait en moi, un million de souvenirs qui se mélangeaient à la seconde. J'aurais aimé avoir la certitude qu'il pouvait m'entendre lui aussi. J'aurais aimé savoir qu'il y avait encore quelque part un peu de lui. Adrien était resté immobile et avait juste tourné le visage vers moi. Il semblait plein d'attention, comme si ma sombre vie pouvait l'intéresser un samedi soir, quand la débauche était préconisée.

- … Combien de fois j'me suis sentie perturbée en croyant entendre sa voix, en croyant le voir sur le trottoir d'en face, par des détails en fait. Tous ces détails qui sont morts avec lui. Mais, tout c'que j'voudrais au fond, c'est le retrouver au détour de ce long moment de solitude. J'voudrais juste encore un peu de sa personne, j'voudrais arrêter d'être un fantôme… J'sais qu'il faut que je m'accepte et que j'accepte ce passé. Je sais mais, je vois pas comment. Le temps, ça cicatrise rien du tout, ça ne fait que m'éloigner toujours plus du dernier moment qu'on a passé ensemble. C'est le temps qui m'a volé mon Ange !... T'es déjà tombé amoureux, toi ?

- Non, j'crois pas…

- Tu vois, la théorie du bonheur, je sais pas ce qu'elle vaut. J'étais heureuse avec lui, il me donnait envie d'y croire. Il me donnait envie de plein de choses mais pas sans lui. Non, pas sans lui ! J'sais pas en fait. J'suis tout le temps en train de douter, constamment…

- C'est normal, tu cherches…

- Ouais, et puis je sais qu'il voudrait autre chose. Il voudrait que je vive. Ça paraît tellement plus simple les choses en théorie mais là, c'en est plus. Il est plus là, il est plus là du tout et non, l'envie de vivre, j'l'ai pas. J'voudrais vraiment mais, j'y arrive pas. J'me dis que ça s'arrangera peut-être mais on est jamais sûr de rien… C'est bizarre, la mort. T'as toujours l'impression que ça arrive qu'aux autres, et même si tu dis le contraire. Et le jour où ça t'arrive, c'est le début et la fin à la fois. Tu comprends des trucs mais y en a encore plus que tu comprends pas. Et là tu sens que tu auras autour de toi la mort, pour toujours. Tu sens que t'es plus vraiment toi, que t'as à te reconstruire et tu sais qu'il le faut. Tu le sais parce que tu ne peux pas t'avouer vaincu, t'as pas le droit. Mais, c'est tellement dur… parce que tu compares ça avec le passé et que t'as mal. Et puis, y a tous ces gens qui arrêtent pas de te dire de laisser le passé derrière toi, d'aller de l'avant et même s'ils ont raison, est-ce qu'ils savent seulement ce que ça représente de savoir que plus jamais tu n'entendras son cœur battre ? Ça fait cliché. Mais, j'voudrais les voir eux dans cette situation ! … J'veux pas oublier, j'veux pas le réduire à ça, mon Ange. Et puis, j'peux pas aussi. J'ai pas envie de faire tout c'que j'ai fait avec lui, avec quelqu'un d'autre. Parce que personne ne sera jamais lui.

- Personne te demande ça. Mais ta vie mérite que tu t'accomplisses avec le sourire.T'as le droit de choisir d'aimer que lui pour le reste de ta vie. Mais, te laisse pas aller.

- Tous les jours, j'me dis que j'vais dédier ma vie à sa personne mais avec le sourire. Et tous les jours aussi, j'trouve ça trop dur de sourire quand c'est pas pour lui, pour son visage en face de moi. Alors, je zappe, j'oublie, je fais comme si de rien n'était.

- Ça viendra. Faut pas trop s'forcer, faut un peu attendre d'être prêt. Ça viendra…

- Parce que « les choses viendront comme elles viendront » ?

- Ouais… Parce que chacun a son rythme, quoi… Si j't'écris un truc sur un papier, tu l'garderas ?

- Ouais… Pourquoi pas. T'es spécial comme mec, toi !

Il avait relevé son torse et avait cherché dans sa petite sacoche imprimée camouflage un papier et un stylo. Il avait attrapé un ticket de caisse ou quelque chose dans le genre et s'était mis à écrire rapidement quelques lignes. Puis, il l'avait plié et me l'avait tendu. Son regard était plein de messages que je ne parvenais pas à saisir. Mon cerveau se dégourdissait tout doucement des drogues consommées.

- Tiens, lis-le quand tu le sens en toi… A un moment où t'en as envie.

- Okay, avais-je dis en le glissant dans ma poche.

- T'sais, c'est facile à dire c'que j'vais dire mais bon, faut pas être défaitiste, faut trouver du bonheur dans tout, absolument tout. Je suis sûr qu'il y a toujours un bon côté. Ça paraît peut-être pas toujours évident mais, faut arrêter, parfois on dirait que le pessimisme est à la mode !

- T'as déjà perdu quelqu'un ?

- Non… et ouais, j'suis sûrement très mal placé pour parler de ça ! Ouais, je t'l'accorde, j'ai jamais perdu physiquement quelqu'un de proche. Mais, j'ai perdu des amis. Enfin, j'veux dire des amis qui avaient trahi une confiance mutuelle. Tu les considères comme des frères et un jour, tu te rends compte que c'est qu'une étiquette et que pour eux, y a pas l'air d'avoir grand-chose derrière. C'est pas eux qui ont été là quand t'en avais besoin, ils ont trahi cette fraternité et ils t'appellent encore « mon frère ». Mais, ça sonne faux, juste pour toi parce qu'ils ont pas la même notion. Alors, peut-être que c'est rien à côté de la mort, mais c'est déjà une putain de grosse déception.

- Ouais, sûrement… au moins, ça te prépare. Moi, en le perdant lui, j'ai perdu tout c'que j'avais : mon frère, mon meilleur ami, mon amant, mon Amour. J'ai perdu tout ce dont j'avais besoin, d'un coup de vent. Et ça a tout changé. Tout, absolument tout. J'veux dire que pour moi, avant, ma famille, c'était Gwen, Isaya, Cédric, enfin eux, quoi ! Et parce qu'il y avait lui, ça avait un sens. Maintenant, je crois que ça en a plus tellement. J'me sens toujours un peu perdue. Y a comme un grand fossé qui s'est creusé entre nous.

- C'est l'évolution, quoi.

- Mais, j'comprends pas…

- Quoi ?

- J'ai l'impression que ça les a pas touchés. Ils ont eu l'air triste une semaine parce qu'il le fallait et puis, c'est tout. Ils ont plus jamais pensé à lui, il était juste mort, quoi. J'suis d'accord que c'est pas pareil pour eux mais quand même ! C'était différent avant. J'étais moins avec eux. Beaucoup, mais moins. J'me sentais pas dans un groupe, j'me sentais avec lui. C'était pas systématique comme maintenant. On sort toujours à peu près au même endroit, avec à peu près les mêmes personnes, pour faire à peu près la même chose. Avec lui, y avait rien de prévisible… Enfin, j'sais pas. Ils l'ont vu fréquemment pendant quatre ans et je sais même pas s'ils ont pleuré… Maintenant, j'suis vraiment dans ce groupe et j'me sens pourtant très seule.

- Et avant ?

- Avant, j'aimais être seulement avec lui, ou même être seule. J'me sentais moi, en tant qu'individu. Là, j'me sens incorporée à une masse et ça signifie que j'adhère à un ensemble de choses. J'crois que d'être tout le temps avec plein de gens, ça donne l'illusion mais, au fond, j'suis très seule. Dans le sens où y a pas la communication nécessaire pour que je me sente comprise… J'sais même pas à qui la faute, c'est juste comme ça. J'les sens pas responsables parce qu'ils sont ce qu'ils sont. Ils font de leur mieux. C'est des amis géniaux, je crois.

- Et qu'est-ce que tu cherches au juste ?

- J'en sais rien, je crois que je saurai quand j'aurai trouvé.

- Alors, tu sais pas c'que tu veux ?

- En dehors de lui, tu veux dire ? Ben non, j'sais pas. Et tu m'aurais posé la même question au tout début de la soirée, j't'aurais sûrement répondu autre chose. Je crois qu'il s'est passé quelque chose de bizarre, ce soir. Comme un déclic, un déclic qui m'a fait prendre conscience qu'y avait un réel problème, un truc à résoudre quoi.

- Quel genre de déclic ?

- J'sais pas si je dois t'le dire parce que ça peut paraître complètement ridicule, ça l'est même un peu…

- J'suis pas là pour te juger, t'inquiète.

- Ouais… Tes yeux !

- Hein ?

- Ouais, tes yeux, leur couleur, j'veux dire. Il avait les mêmes, exactement. Mais alors, exactement. Quand je t'ai vu, j'ai tout de suite pensé à lui. C'était beaucoup trop soudain parce que je passe les ¾ de mon temps à m'empêcher de penser à lui et à le nier presque… et c'est là, maintenant, tout de suite, que j'm'rends compte. Je refuse de faire un deuil, je le refuse complètement. J'ai aucun contrôle là-dessus. Pourquoi tu crois que j'prends toutes ces saloperies qui m'bouffent les neurones ? C'est un besoin d'oubli perpétuel. Sauf aujourd'hui, ça a poussé les choses à l'extrême et ce qui était inconscient et devenu conscient. J'veux dire qu'avant je sortais pas avec des gars et je cherchais pas à savoir pourquoi. Aujourd'hui, je sais que c'est parce que j'ai le sentiment d'infidélité. Ce soir, j'ai compris trop de choses et je sais pas si c'est bien. J'croyais vraiment avoir un peu avancé en un an et toute cette soirée m'a prouvé le contraire. J'ai pas arrêter de penser à lui et ça avait jamais été aussi présent avant. Et y a eu ce type aussi. Ce type, et tes yeux surtout !

- A cause de mes yeux ?

- Ouais. Enfin, j'me dis que c'était p't-être un prétexte. J'ai commencé la soirée en m'disant que c'est toi qui ramenais à la surface toutes ces choses que j'avais déjà acquises et pour lesquelles je croyais avoir accompli un deuil. Et je la finis en me disant que je ne l'ai jamais commencé ce deuil justement. J'ai pas avancé d'un millimètre depuis, au contraire. J'me suis bourrée la tête pour m'en donner l'impression. Ouais, avant je prenais quasi rien quand j'étais avec lui, ça a commencé après. Alors, tu veux savoir c'que j'veux, je veux que les choses changent. La similitude, ça bloque le progrès.

- Tout à fait ! Ben, tu vois que tu sais ce que tu veux. C'est pas très précis mais, c'est le début, c'est normal. Enfin, en tout cas, si t'as besoin de quelqu'un, je serai là… et je pourrai même mettre des lunettes de soleil si vraiment mes yeux te font du mal. D'ailleurs, ils s'en excusent.

- Non mais c'est pas grave parce que même sans tes yeux, t'as été cool avec moi alors que tu m'connais même pas.

- On va pouvoir commencer à s'connaître maintenant.

- Juste une question. Pourquoi tu m'as suivie dehors ?

- J'sais pas. Je me suis dit que t'aurais p't-être besoin de quelqu'un vu comment t'es partie, c'est tout… Et puis, c'est reposant les étoiles. Y a des moments pour s'amuser et y en a pour réfléchir. Et ça m'a franchement plu de discuter avec toi. C'est vrai qu'on est samedi soir, qu'on sort pour s'amuser mais y a des moments comme ça, des fois. Puis, j'me rends compte que j'ai pas réponse à tout, que j'ai des points à revoir dans ma théorie du bonheur, hein ?

- P't-être, ouais.

- Mais, faut qu'tu y crois. Ça c'est un conseil universel. Faut toujours y croire, toujours y croire.

- J'vais essayer. J'te le promets, j'vais essayer. Arriver à accepter de vivre sans mon Ange, accepter ça à tout jamais. Ce sera dur, ce sera dur parce qu'il y a tout qui va se chambouler en même temps. Arrêter les drogues et accepter sa mort ; trouver ma vie là-dedans, ma vie sans lui.

Il s'était levé et m'avait regardée. Je m'étais remise à pleurer, pleurer son absence physique, pleurer parce que je savais que les choses devaient changer. Puis, je m'étais levée à mon tour. J'avais essayé de sécher mes larmes mais c'était comme l'expulsion intégrale de tous les mensonges que j'avais nourris en moi depuis un an. Ça ne voulait pas s'arrêter, ça voulait se vider complètement d'un seul coup pour ne jamais régresser et retomber dans la moisissure. Je l'avais vu s'avancer vers moi…

- Non, ne me touche pas, avais-je dit en lui faisant signe de s'arrêter.

- Pourquoi ?

- Parce que ça brûle encore plus après… Ce ne sont pas ses mains, sa peau… Alors, ça brûle toujours après quand elles s'enlèvent…

- Non, c'est psychologique, t'es pas allergique !

… et il m'avait serrée contre lui. J'avais passé mes mains autour de sa taille et je m'étais sentie en sécurité. La douceur de sa chemise en coton contre mes bras. Et mes larmes qui coulaient encore, qui allaient mouiller ses vêtements. Mais, je sentais que ça lui était indifférent, qu'il faisait ça par conviction, pas par pitié. Quelque part, il faisait même ça pour lui, pour son propre bien-être. Je me sentais petite, minuscule avec ma tête qui n'arrivait même pas à hauteur de son épaule. Lui avoir parlé me donnait l'impression d'aller mieux, comme s'il avait pu valider mes interrogations. Il était parvenu à me donner un peu de force, à exploiter au mieux tout ce dont je ne me servais jamais en moi. Il s'apparentait à un remède, une sorte de gigantesque mouchoir de consolation. Comment avait-il pu faire ça pour moi, une totale étrangère ? Etait-il possible qu'il reste dans ce monde des personnes animées d'un altruisme inné ?

Il m'avait lâchée tout doucement avec ses mains encore sur mes bras et il m'avait regardée avec ces yeux qui me parlaient encore. Eux qui me demandaient si ça me brûlait, eux qui se souciaient de la présence d'une pommade apaisante sur mes brûlures de non-acceptation, de ce travail psychologique inachevé.

- Tu sais, on a tous qu'une vie. T'as quoi fait de la tienne ? T'as fait quoi de ton clou ?

- Hein ?

- T'as fait quoi de ton clou ?

- J'sais pas.

- Quoi, tu sais pas !

- Je le retrouverai.

- En tout cas, faut enfoncer son clou et pas celui des autres !

- Ce qui signifie ?

- Ben, t'y réfléchiras et on en reparlera… Pense à ta vie, pense à toi, oublie pas ça.

- Il est quelle heure ?

- Une heure vingt… J'crois que j'vais retourner à l'intérieur. J'vais finir ma soirée, j'vais voir si y a moyen de se taper un bon délire. Tu viens ?

- Non… J'vais rentrer…

- Il est encore tôt !

- Ouais, j'sais… J'ai envie d'aller marcher et de dormir. Ouais, j'ai envie d'être tranquille. Des soirées, y en aura sûrement bien d'autres encore. Là, j'ai envie d'un peu de solitude. Y a des moments comme ça où je crois que c'est un besoin. Ouais…

- Et, je leur dis quoi ?

- Y a rien à dire, enfin, rien de spécial, j'veux dire. J'ai envie de rentrer et de réfléchir, seule ! Dis-leur juste que je suis rentrée.

- Okay ! Fais attention à toi, Léni !

- Ouais et toi, amuse-toi bien.

On avait pris deux directions opposées. Lui tentait une nouvelle pénétration dans ce monde bruyant assourdissant. Moi, je voulais que le silence prenne possession de moi, qu'il me laisse entrer dans sa matrice et qu'il s'insinue en moi entièrement. Je voulais qu'il n'y ait plus de questions. Juste des réponses, des réponses à tout depuis un an et des réponses à ce qu'il avait bien pu se passer ces dernières heures. J'avais commencé à marcher, doucement parce que je voulais prendre mon temps. Je me sentais encore toute dans le coton mais, ça s'était dissipé comme le reste. Ça s'était tellement battu en moi que je m'étais débarrassée de la frénésie incontrôlée. Le speed, l'alcool, le M.D.M.A., et ce n'était plus qu'une toile de fond entrain de s'évaporer. Je refaisais surface, avec tout un travail à accomplir et j'ignorais bien par où commencer. Je voulais être moi. Je ne voulais plus être un substitut et je ne voulais plus me laisser mener par Gwen, et le groupe. C'était beau la nuit, c'était beau ce monde sans bruit, sans masque de présentation. Ça avait comme un pouvoir extraordinaire. Ça semblait permettre de se connecter avec soi-même. Ça avait une plénitude abondante.

J'avais marché en regardant tout partout autour, la première fois que je m'attardais sur ces détails. C'était tellement plus beau comme ça. Tellement de gens qui disent vouloir voir plein de choses alors, ils vont vite et ils manquent l'essentiel. L'essentiel est dans les détails. C'était beaucoup plus intéressant d'en voir moins, mais de les voir pleinement. C'était beau le monde quand l'homme n'était pas là pour le gâcher. C'était beau sans cette agitation futile, ce remous d'impression d'utilité. Je me sentais seule mais, incroyablement en phase avec tout le reste, une sorte d'intersubjectivité planante. J'avais demandé une cigarette à un jeune qui passait là. Il ne m'avait même pas regardée, comme si je l'avais dérangé dans son ascension pressante. Je m'étais assise sur un banc et j'avais fumé cette cigarette en me remémorant intégralement la soirée que je venais de passer. Ça paraissait encore incomplet, ça manquait de quelque chose. Ça manquait d'une fin, d'une sorte de conclusion pour parfaire la morale. Et je m'étais souvenue du morceau de papier qu'il m'avait donné. Je l'avais sorti de ma poche avec une certaine curiosité angoissante et je l'avais déplié.

« Pourquoi passe-t-on notre temps à nous fuir alors qu'on se trouve tôt ou tard ? ‘Cherchons nous' sans nous laisser influencer par les autres car nous sommes les seuls maîtres de notre destin. ‘Soyons nous' sans non plus chercher à tout contrôler car ce qui doit arriver arrive, il faut juste en tirer les bonnes leçons pour l'avenir. »

Son écriture enfantine pour me mener à un peu de réflexion utile. Se chercher, se trouver, être soi… et regarder l'avenir. Trouver le juste milieu, que la balance soit équilibrée. Oui. Mais, les fondations n'étaient pas solides. Je devais me mettre face à ce passé, face à ce qu'il restait de mon Ange pour mieux tirer ce trait, définitivement. Comment le faire sans un profond retour sur moi-même ? Je m'étais mise à marcher en direction inverse, vers le dernier endroit où je l'avais vu, là où mon paradis avait laissé place à un enfer brûlant. Là où il avait quitté son corps pour laisser s'envoler son âme dans des ondes imperceptibles pour l'esprit humain. Là où j'avais fait connaissance avec ce néant prolongé, ma non-existence continuelle. Il m'y emmenait tout le temps là-bas. Il disait qu'on y entendait la respiration du monde et même son cœur qui battait. Il disait qu'on était au centre même des choses, qu'on y était libre. Et je le croyais, moi… Je le croyais dans ma candide ignorance.

J'avais marché vite, vite comme si j'avais eu peur d'arriver trop tard. Avec cette désolation qui naissait en moi, se propageait. Vite, comme s'il était possible de rattraper encore un peu le passé. J'avais monté ces marches interminables à toute vitesse et je le devinais encore qui me tirait par la main pour que j'aille plus vite, jusqu'à ne plus sentir mes jambes. Et j'y étais arrivée, enfin. Profondément intruse. Venir seule ici, là où la mort me l'avait pris. Seule en ces lieux. Un an et douze jours que je n'y étais pas venue. La suppression d'une vie, une seule, l'avait rendu sordide, même venimeux. C'était froid, sans attraction. Aucune vie, juste moi. Rien d'autre que de la pierre. Rien, absolument rien de matériel. Juste un peu de ce monde vu d'en haut. Cette impression de ne pas en faire partie, d'en être seulement spectateur, à quinze mètres de haut. C'était ça qu'il cherchait mon Ange : toucher le ciel, comme les oiseaux. Il aimait les oiseaux, leur liberté inconditionnelle. Il se demandait ce que ça pouvait bien faire d'avoir des ailes, de s'échapper un peu. Il avait tout le temps de voler maintenant, mon Ange. Je m'étais assise en tailleur près du bord, mais pas trop quand même. J'avais posé mon dos contre le sol en pierre, froid, comme l'avait été mon cœur, ce soir-là.

 

Je voudrais pouvoir revenir en arrière pour que ça ne se passe pas comme ça. Je voudrais qu'il soit là à côté de moi et qu'il me parle. Il s'était passé tellement de belles choses, cette nuit-là. Elle est maligne, la mort. Elle attend l'accession au bonheur pour en ôter la source. Et puis, plus rien ne redevient comme avant, elle a mutilé ton âme et elle s'en moque. Je me souviens de lui, cette nuit-là. Lui qui m'avait prise dans ses bras et qui, entre deux baisers, m'avait demandé si on n'était pas heureux ici tous les deux. Lui qui n'avait pas arrêté de sourire. Lui qui me racontait la métamorphose de ce lieu entre le jour et la nuit. Parce que la nuit l'enveloppait d'une splendeur imparable. Lui qui m'avait bercée tendrement contre lui en me disant qu'il m'aimait, que rien ne l'en empêcherait, jamais. Et moi qui n'avais rien vu venir. C'est déroutant d'être ici sans lui, ça oblige à revivre ce calvaire, à pleurer encore. Ce devoir de mémoire, cette incontestable impossibilité d'oubli. Et ses lèvres qui me manquent toujours.

 

J'avais commencé à pleurer sur cette vie qu'il me restait, sans comparaison possible avec celle que j'avais eue à ses côtés. Je fondais, je fondais en sentant de plus en plus que je l'aimais. J'avais ressorti le papier de ma poche pour m'imprégner de son message, cette main virtuelle qu'il me tendait. Je les relisais ces mots en cherchant ce que moi j'avais à y trouver. Je me remémorais le clou : « Faut enfoncer son clou et pas celui des autres ». Que devais-je bien comprendre ici, où il avait quitté ce monde ?

 

Je ne peux plus retenir mes larmes. Le moment fatidique est arrivé. Ce film qui se joue devant moi. Je me vois m'être couchée pour regarder ce voile noir et cette poussière d'étoiles. Je le vois lui debout, qui s'active expressément et qui me dit : « Tu t'rends compte. Y a aucun moyen de contrôler ça. La nuit, c'est une de ces choses sur laquelle l‘homme n'a aucune emprise. C'est beau cette nature pas encore détruite, hein, ma douce ? ». Son visage tout entier qui me souriait, qui m'appelait sans l'utilisation de mots. Avec le silence seulement. Soudain, tout semble au ralenti. Lui qui fait un pas en arrière, monte sur le rebord, s'accroupit et m'appelle. Moi qui m'avance vers lui dans une totale inconscience du danger. Lui qui passe ses douces petites mains froides sur mes joues, pose sur mes lèvres un baiser. Il enlève délicatement ses paumes, se relève. Je commence à marcher n'importe comment en lui disant comme c'est reposant d'être ici la nuit, avec lui, à quel point je suis heureuse de savoir que nous avons le temps devant nous et j'ai tourné la tête… Je n'aurais jamais dû tourner la tête. Mon Ange, parfaitement immobile, qui perd l'équilibre. Son corps qui part intégralement dans le vide. Plus rien sur le rebord, juste ce cri qui transperce le silence. Sa voix qui paraissait interminable. Je me souviens avoir couru, couru dans les escaliers jusqu'à manquer de tomber. Il était là, étalé, le visage contre le bitume qui saignait. Plus de respiration, plus de battements. Je m'étais assise à côté de lui et j'avais commencé à pleurer. Depuis ce jour-là, je n'ai plus jamais arrêté. La fin de sa vie et la fin de la mienne aussi, quelque part. Que venait-il de se passer ?

 

Je me sentais usée par tout ce temps qui était passé depuis. Usée d'avoir gardé toutes ces choses-là en moi. Il avait raison, Adrien, j'avais passé bien trop de temps à me fuir. Elle était toujours présente cette blessure qui suintait en moi. Elle n'avait peut-être même jamais été aussi présente. Je venais de comprendre ce que ça voulait dire « se trouver ». J'avais rangé la feuille à nouveau dans ma poche, je lui avais promis de la garder toujours. Je ne voulais me soucier plus que de poursuivre mon chemin vers mon ailleurs. Trouver un meilleur demain. Il fallait cesser de douter et être pleinement convaincu. Je m'étais levée en me disant qu'il fallait que j'y aille. Il le fallait, ça s'avérait primordial. Alors, j'avais couru, franchi le rebord et palpé le vide. Je m'étais enfin trouvée. Je ne pouvais plus vivre sans lui, pas après avoir revécu la scène. Je n'aurais pas pu trouver la force de vivre plus longtemps sans ses mains, sans ses yeux. Je n'aurais jamais pu trouver la force sans la drogue. Mon moi voulait s'en passer et se passer du monde puisqu'il le fallait. J'avais trouvé l'énergie de rejoindre mon Ange, de voler à mon tour. Peut-être qu'il avait tort, Adrien, je l'étais peut-être vraiment… allergique !

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