Allez en peur
Sylvette Heurtel
Le coup peut partir à tout moment, Rémi baisse la tête, la lourde mèche de ses cheveux glisse sur son front, il ferme les paupières avec le vain espoir de se protéger. Il aimerait monter un pont levis, descendre une herse, allumer un rideau de flammes pour se défendre. Il ne peut pas fuir. Aux aguets, il tente de repérer derrière lui le bruit du pas qu’il connaît par cœur : lourd et traînant, inexorable.
Le pas peut devenir silencieux. Il aime les confondre, ils sont souvent en faute, parfois sans savoir laquelle. Ils savent bien désormais qu’ils sont tous coupables. On sent affleurer son contentement lorsqu’ils sursautent, dans ces moments-là un petit rictus lui échappe, accompagné d’une toux légère, comme un gémissement de plaisir étouffé. Rémi rouvre les yeux le front toujours baissé, à travers sa mèche son regard cherche une ombre, un reflet annonciateur qui lui permettrait de parer l’attaque en levant le coude au-dessus de sa tête. Il ne voit rien, c’est de mauvais augure. L’attente devient pire à mesure qu’elle s’étire en longueur.
L’odeur aigre flotte dans l’atmosphère, mêlée à autre chose, des relents de peur. Les autres sont penchés aussi, l’air vibre de la menace. Le cœur de Rémi frappe jusque dans ses tempes, ses mains humides le brûlent, sur son dos la sueur est glacée. Il aimerait aller aux toilettes, ses intestins gargouillent comme des serpents entortillés dotés d’une vie propre. Le temps est arrêté, plus rien ne bouge à part la douleur de son ventre tordu et une coulure humide et froide entre ses omoplates.
Rémi le sent tout près, peut-être juste au-dessus de lui. Il peut arriver à pas de loup pour ménager l’effet de surprise, il aime aussi laisser longuement la terreur envahir sa proie pour jouer avec elle. Les coups partent d’abord doucement, griffes rentrées comme les premières chiquenaudes du chat à la musaraigne, quasi caresses des coussinets sur le poil hérissé par l’effroi. Sa voix se fait mielleuse, ses mains se joignent derrière son dos, un sourire s’étire de travers sur sa face pâle. Invitation doucereuse à un jeu de dupe, il fait mine de féliciter ou d’encourager, l’air devient presque respirable. Quand le fauve feint de laisser partir son jouet bientôt cassé, l’embellie n’est qu’une illusion. Chaque fois il fond sur sa proie, ses pattes crochètent le petit corps au cœur éperdu qui sera lancé et rattrapé sans une chance de survie. Le sourire figé devient coupant, la voix s’élève pour blesser, le coup fait encore plus mal à ceux qui ont baissé la garde.
Rémi sent qu’il approche ; rongeur apeuré, il se tasse en tremblant. Il doit trouver la solution, les chiffres dansent devant ses yeux et s’emmêlent, le quotient, le dividende, le diviseur et cette virgule…Malgré son attente, il sursaute quand le hurlement explose tout contre son oreille « Alors Môssieur de la Motte, cette division ? » Les yeux de Rémi s’emplissent de larmes, sa peur s’augmente d’humiliation, en CM1 on ne pleure pas en classe, même si les autres ont peur aussi. Aucune larme ne sera pardonnée, même à la victime préférée du tyran qui aime spécialement empoigner l’épaisse mèche de ses cheveux pour tirer sa tête en arrière et le doucher de son mépris avant de lui lancer « Au travail Môssieur de… ici tout le monde doit travailler ». Les autres n’aime pas ça, mais respirent de ne pas être la cible. Il a réussi à les briser tous.
Papa je veux marcher…
– Après la caisse je te pose, c’est promis. Les yeux bleus de Margot cherchent ceux de son père occupé à remplir le chariot de courses en suivant sa liste.
C’est promis Papa, c’est promis promis… ?
Promis promis, attends j’ai oublié les cornichons, il faut qu’on reparte dans l’autre sens, attendez Monsieur, je vais vous aider. Le jeune père attrape la bouteille d’huile qu’un client âgé essayait d’atteindre d’un bras tremblant et la lui tend en souriant
Renverser de l’huile ça peut devenir glissant. Le vieil homme remercie brièvement et poursuit son trajet menu, soutenu par la barre de son chariot qu’il semble peiner à manœuvrer, concentré sur la tâche devenue énorme de se ravitailler à petits pas dans l’immense magasin – On y va Papa, allez, pourquoi tu bouges plus ?
Immobile, le père de Margot fixe des yeux le coin du rayon où l’imperméable du vieil homme a disparu – Pa-pa on y va ! Papa on y va ! scande la petite qui remue les pieds dans le siège, impatiente de courir et marcher comme promis – On y va chérie, c’est parti, répond Rémi d’une voix blanche.
Malgré le dos voûté, le visage raviné, les yeux inexpressifs bordés de rougeurs, les traits tombants et le rasage approximatif il n’a aucun doute. Trente ans après, Rémi doit calmer son corps et son âme à l’approche d’un très vieux monsieur. Son maître d’école de CM1.
Merci Emma Bo. Bien sûr c'est une histoire vraie. Ne lui pète pas la g..., écris une nouvelle où elle prend cher. J'ai écrit un texte en sortant d'un rdv avec un chef qui m'avait traitée avec la dernière perversité. Je le décrivais précisément (physiquement) et je racontais comment il se faisait flinguer par sa secrétaire, une petite dame tout à fait comme il faut. C'est paru dans un recueil et ça m'a fait un bien fou.
· Il y a presque 11 ans ·Sylvette Heurtel
Je te l'ai déjà dit mais j'aime bien ce texte: l'angoisse et la peur sont bien décrites, on se demande vraiment ce qui peut le terrifier à ce point... (moi, c'était une monitrice de ski; mais si je la retrouve, je lui pète la g... !) ;)
· Il y a presque 11 ans ·emmabo