Alnimal

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Une dernière allumette qui nous brûle les doigts (et qu'on jette au loin quelque part entre les ombres)

Cette nuit, j'ai vu un rhinocéros blanc tatoué au pied de mon lit.

Il me regardait de ses grands yeux noirs, noirs comme la nuit. Dans ses yeux brillaient des étoiles, peut-être des galaxies. Il me regardait, là, placide, immobile. Sur sa peau, sur son cuir peint de blanc courraient des tatouages géométriques aux formes étranges, comme les figures qu'on trouve dans certains déserts d'Amérique du sud. Les messages laissés par les indigènes aux extraterrestres, ou des dessins faits aux étoiles.

Cette nuit, j'ai vu un rhinocéros blanc tatoué au pied de mon lit. Ce n'est pas la première fois que je vois des animaux blancs qui viennent me chercher dans mon sommeil. D'abord il y a eu le serpent, puis les chiens… Puis maintenant le rhinocéros. Normalement, je ne les suis pas, normalement j'ai peur. Le serpent m'étouffe, les chiens me poursuivent… Mais ils sont blancs, toujours ils sont blancs.

Le rhinocéros souffle de ses naseaux. Je sens l'air chaud rouler sur ma peau comme une mer, j'en ai la chair de poule. La bête était énorme. Elle attrapa mes draps dans sa gueule, les tira. Je me retrouvai nu sur mon lit. Le rhinocéros me tourne le dos, il fait quelques pas dans ma chambre et là il m'attend.

Cette nuit j'ai vu un rhinocéros blanc tatoué au pied de mon lit, je suis monté sur son dos et nous sommes partis. Nous n'avons pas réveillé les parents, qui dorment depuis trop longtemps, nous n'avons pas réveillé les voisins, qui n'étaient là qu'en simples témoins ; nous avons traversé la ville et ses réverbères blafards, nous avons traversé les quartiers et les gens se retournaient pour nous voir, surpris par le passage d'un garçon noir sur un rhinocéros blanc. J'ai entendu les babillages et le brouhaha, j'ai entendu les murmures et les censures mais je n'ai pas écouté, ou alors je n'ai pas compris : j'étais monté sur mon rhinocéros blanc tout tatoué et rien ni personne ne pouvait m'arrêter.

On a quitté la ville et on a quitté les champs. On a quitté les vallées et on a quitté les montagnes. On s'est arrêté à l'ombre de combes solitaires et on a bu à l'eau d'un lac à la lune noyée. On a quitté la terre et on s'est dirigé vers la mer.

Rhino s'est arrêté face à l'océan. Je suis descendu de son dos, et, comme lui, j'ai posé mes fesses nues sur le sable froid. On a regardé la mer. La mer venait lécher la plage. La plage crissait sous les caresses de la mer. La terre et la mer sont de vieux amants. La mer venait lécher nos pieds, les étoiles se miraient dans nos yeux, et le ciel, et la lune, les planètes et les constellations. La lune était blanche comme rhino, et toute aussi tatouée, mais de grosses tâches, de vastes mers creusées à la pointe des comètes.

On est resté là un long moment. J'ai fini pas poser ma tête sur son flanc. On attend quoi, j'ai pensé. Il a soufflé et son souffle a fait des vagues, et les vagues m'ont répondu.

On attend la fin, m'ont-elles dit.

Oui, m'ont-elles dit.

Tu ne te poses pas les bonnes questions, m'ont-elles dit.

Regarde-toi en face, m'ont-elles dit.

C'est parce qu'il n'y pas de bonnes questions, me suis-je entendu dire, et mes yeux ne sont pas fait pour me voir moi.

Tu joues sur les mots, m'ont-elles dit.

De toute façon tout est de ta faute, m'ont-elles dit.

Tu es lâche, m'ont-elles dit.

Plus rien n'ira jamais bien maintenant, tout est de ta faute, et nous attendons la fin, puis elles se sont tues.

Rhino a soufflé et secoué la tête. Il m'a regardé de ses yeux noirs, noirs comme la nuit, et a fermé les paupières, l'air vaguement contrit.

J'ai posé ma tête sur son épaule, heureusement les vagues ne parlaient plus.

Finalement, rhino blanc s'est levé. Il s'est ébroué et je suis tombé dans le sable, la tête dans les étoiles. Il est entré dans l'eau, je pensai que sa peinture se diluerait, que ses tatouages s'effaceraient. Mais non, rhino blanc ne semblait même pas mouillé par l'eau, d'ailleurs, il ne faisait aucune vague. Il me regarda. Je le suivi dans l'eau froide.

Nous nous enfonçâmes dans le miroir de la nuit.

L'eau atteint mes genoux, mes hanches, ma poitrine… Je frissonnai. Rhino blanc lui aussi n'allait pas tarder à être submergé. Il me regarda, il me fit signe de continuer… Je le suivi dans l'eau froide, et l'eau froide m'engloutit. Je retins mon souffle et fermai les yeux. Le sommet de ma tête disparut sous la surface tranquille.

Je perdis pieds un court instant, le temps sembla implosé, et la réalité cessa d'être une chose très importante.

Lorsque je rouvris les yeux, j'étais sur la lune. Au-dessus de moi, la Terre, les étoiles curieuses, une baleine amoureuse. Quelque chose tremblait dans le sol, quelque chose tremblait dans ma poitrine. Je me rendis compte que c'était de la musique, mais de la musique sans son, de la musique de l'espace, où il n'y avait que les vibrations.

J'étais entouré de centaines d'animaux blancs, et d'enfants nus de tous horizons, et chacun avaient son animal blanc, son animal nu, son animal totem… Et tous dansaient au son de la musique sans son. Tous dansaient aux rythmes des vibrations, tous dansaient entre les colonnes de pierres cyclopéennes dressées là par un peuple ancien, mystérieux au nom perdu, tous dansaient les yeux fermés et grands ouverts et le cœur battant à l'air libre, tous dansaient et personne ne vit la Terre brûler et disparaître dans le ciel, comme le bout incandescent d'une allumette.

Les vibrations des étoiles, la valse des planètes, et la Terre brûla comme une allumette.

Cette nuit j'ai vu un rhinocéros blanc tatoué au pied de mon lit. Je l'ai suivi, j'ai grimpé son dos et je suis allé au rendez-vous des enfants nus dans les étoiles et nous avons dansé la fin du monde en compagnie des animaux blancs et des étoiles chantantes.

Cette nuit, j'ai vu un rhinocéros blanc, il apportait avec lui la fin des temps.

Tout tatoué au pied de mon lit, cette nuit, j'ai vu, un rhinocéros blanc.

Cette nuit j'ai vu un rhinocéros blanc tatoué au pied de mon lit

Cette nuit, cette nuit les animaux blancs et les enfants nus ont dansé, et le monde, le monde s'est enflammé, comme une dernière allumette qui nous brûle les doigts et qu'on jette au loin quelque part entre les ombres.

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