Amour primaire
Magguie Loquitur
Les yeux fermés, je suis étendu sur le dos pour profiter des premiers rayons d'un soleil plus chaud qu'à l'accoutumée, à l'écart des autres turbulents. Il est encore tôt et malgré un copieux petit déjeuner, j'ai déjà une petite faim. D'autant plus que je sais qui sera là pour le repas de midi. Son nom est Nathalie.
Nous nous sommes rencontrés il y a trois mois environ, juste après mon déménagement. J'avais quelques soucis avec mes colocataires, ce qui m'avait forcé à changer de lieu de vie. J'appréhendais les nouveaux voisins, les gens en général, la météo réputée peu clémente, le bruit. Une situation qui s'est avérée être plus bénéfique que je ne l'aurais imaginé.
Nathalie a été la première à venir me rendre visite. Elle m'a rassuré et nous nous sommes immédiatement entendus. Depuis, nous travaillons ensemble, formant un numéro des plus efficaces. Son charme, sa gentillesse et son rire n'y ont rien gâché évidemment. Elle a aussi cette façon de jouer avec la pointe de sa natte quand elle réfléchit que je trouve tout à fait adorable. Bref, en un mot, elle illumine mes journées depuis que je suis ici.
J'entends finalement la porte grincer et j'ouvre les yeux en souriant. Je me redresse et c'est bien elle. Nathalie me fait un signe de la main puis commence par faire un tour pour vérifier que tout est à sa place. Je l'observe sans bouger. Elle fait de grands pas dynamiques. Ses longs cheveux bruns sont remontés en un chignon flou d'où s'échappent quelques mèches bouclées, certainement à cause de la chaleur. J'aime bien. Son uniforme de travail est toujours le même : une combinaison beige, un poil trop grande, qu'elle resserre par une large ceinture à la taille et des bottes.
Elle ramasse quelques objets qui trainent et d'autres que j'avais caché, avec un regard appuyé dans ma direction.
- Ça te fait rire de me faire tourner la tête, hein ?
Je lève les bras en l'air en signe de protestation. Nathalie passe la tête par la porte entrebâillée pour échanger quelques mots avec un collègue, un jeune blond barbu qui se la raconte parce qu'il aurait « pas mal baroudé ». Je ne l'aime pas trop, pas du tout même.
Je me relève d'un coup et m'approche de Nathalie. Elle a refermé la porte. J'attrape sa manche maladroitement dans l'espoir d'attirer son attention, comme un enfant. Elle sursaute, puis me sourit doucement.
- Oui oui, j'arrive tout de suite, me rassure-t-elle.
Je me détourne et aperçois les premiers passants derrière les vitrines. Ils nous regardent, mi-amusés mi-attendris. Je baisse la tête un peu honteux. J'aurais du être plus discret.
De la démarche que je veux la plus détendue possible, je retourne à ma place. Je m'y laisse tomber, pensif.
Il serait temps que je lui parle réellement. Au travail, nous sommes un duo de choc. Les gens nous regardent avec admiration. Mais j'aimerais un peu plus. Je voudrais que nous passions un vrai moment en tête à tête. J'ai déjà tenté de l'approcher, mais sans succès. Alors je dois me lancer un jour et de façon claire. Ce jour sera aujourd'hui, parce que j'en ai décidé ainsi et puis un peu à cause de l'autre tête d'abruti.
Elle revient vers moi d'un pas assuré et s'arrête près de moi.
- Alors, qu'est ce que tu veux faire aujourd'hui ?
Son sourire est radieux. Le soleil projette des reflets dans ses cheveux et ce que je crois être un arc-en-ciel dans ses yeux. Il ne m'en faut pas plus. Je me jette dans ses bras.
Dans mon élan, elle bascule en poussant un cri. Elle se retrouve sur les fesses, un regard éberlué sur le visage, moi dans les bras. Puis elle se met à rire, un rire chantant qui monte. Les gens autour de nous gloussent ouvertement, certains ont sorti leurs téléphones et nous photographient.
Foutu pour foutu, je la fixe et ouvre grand la bouche. Mais seul un long piaillement en sort.
- Bah alors mon grand ? dit-elle en me tapotant la tête. Qu'est ce qui t'arrive ?
Puis reprenant son sérieux :
- Tu es prêt pour le numéro de ce matin ? Un petit morceau banane pour se motiver ? me propose-telle en sortant une poignée de fruits de sa poche.
Mon ventre gargouille et un nouveau cri, plus grave et plus désespéré, m'échappe. D'un geste, je lui vole des friandises et grimpe me réfugier dans les arbres.
Je suis sur le point de m'endormir dans un fauteuil du salon, lorsque je sens mon portable vibrer sur mon ventre. J'ouvre les yeux et les rayons rasants du soleil de cette fin d'après-midi m'éblouissent. Un coup d'oeil sur l'écran me réveille tout à fait. Je me relève d'un bond, un grand sourire collé au visage, et je griffonne une note pour mes parents. Je m'empresse de mettre ma veste, attrape mon écharpe et un bonnet.
Je sors et manque de tomber sur le sol givré dans ma précipitation. Je me rétablis, me redresse et inspire à fond l'air glacé. Le froid me mord les oreilles. Je n'ai plus l'habitude de cette sensation. J'enfile le bonnet particulièrement immonde, reçu en cadeau après une des expérimentations de ma grand-mère. Il tient chaud, je m'en contenterai.
Je regarde à nouveau mon écran de téléphone en me mettant en marche. Le nom d'Hugo en lettres majuscules me propose qu'on se retrouve, « là où le café est moelleux et les croissants corsés ». Evidemment, je sais très bien de quel endroit il parle. J'ai fait ce lapsus lors notre premier rendez-vous dans ce café.
J'inspire profondément pour calmer l'agitation dans mon ventre, tandis que je me mets à marcher en direction du centre commerçant. Il y a plusieurs jours que nous ne nous sommes pas vus et j'avais vraiment hâte de son retour en ville.
On s'est rencontré simplement dans une soirée, chez une amie commune, Natacha, une rousse survoltée. On a discuté, bu quelques verres, dansé puis échangé nos numéros et de nombreux textos. On s'est revu plusieurs fois. Même s'il y a maintenant trois mois que nous nous fréquentons, je garde toujours ces mêmes sensations d'excitation et d'anxiété.
Je zigzague entre les passants emmaillotés dans leurs longs manteaux sombres et leurs écharpes. Les mains enfoncées dans les poches, je marche vite et trépigne devant les feux rouges. J'atteins un carrefour au moment où le feu passe à l'orange. Je m'engage quand une voiture, surgie de nulle part, se met à klaxonner en me fonçant dessus. Je saute sur le trottoir d'en face de justesse et elle fait un écart. Le chauffeur continue de klaxonner en s'éloignant et je l'insulte copieusement en murmurant. Je soupire, puis me remets finalement en marche.
J'ai toujours été une tête brûlée, dans tous les domaines. Au pays des défis, les têtes abrutis sont rois. Je fais partie de ces gens-là. De ce point de vue, Hugo est mon opposé complet : calme et réfléchi. Très propre sur lui, il aurait presque l'air coincé dans ses chemises et ses polos. Mais je sais que ce n'est pas le cas. Il me fait tellement rire et m'apaise. Notre relation m'apporte cette sensation de bien-être que je n'avais jamais ressenti avant. Au-delà de ça, j'ai l'impression que c'est réciproque. Nous pouvons passer des heures à parler, mais le silence nous est aussi tellement agréable. C'est un équilibre, une combinaison qui nous convient.
Parfois, je m'écoute et je me dis que je ne vaux pas mieux que toutes les minettes de romans à l'eau de rose. Puis, la seconde d'après, je me rappelle que je m'en moque. Le regard des autres ne m'atteint que difficilement. Etonnement, malgré son attitude parfois réservée, lorsqu'il s'agit de nous, Hugo est dans le même cas.
Je passe devant les grilles du parc de la ville où s'est installé un marché de Noël éphémère. Les premiers lampadaires s'allument au-dessus de ma tête, tandis que je continue de progresser dans les rues. J'aperçois enfin la devanture en bois de notre lieu de rendez-vous. C'est notre petit endroit, confortable et discret. La discrétion n'est plus tout à fait un pré-requis dans notre relation, mais j'aime cette sensation de secret autour de nos entrevues.
Je pousse la porte. Une chaude odeur de café et de viennoiserie me parvient. Il est encore tôt et à part quelques habitués, la salle est vide. Mon ventre se noue, puis se dénoue lorsque mes yeux se posent sur Hugo. Fidèle à lui-même dans son pull, quelques mèches brunes tombent sur ses yeux. Absorbé dans sa lecture, il n'entend pas que je me glisse à ses côtés. Je lui retire délicatement son livre des mains et l'embrasse furtivement. Il me sourit, peu habitué à cette spontanéité de ma part.
Qu'est ce que c'est que ce truc ? rit-il en pointant mon bonnet.
Je le retire d'un geste théâtral et ses yeux s'écarquillent, éberlués.
J'ai toujours eu les cheveux longs, ça me donnait l'impression d'être un apprenti du chevalier d'Éon, à enquêter au coeur des intrigues et des dangers. Hugo avait aimé cette idée, mais était persuadé qu'une coupe courte ne serait pas mal non plus. Il en était hors de question, je chérissais bien trop cette protection capillaire. J'ai résisté quelques temps, puis l'idée était devenue comme un nouveau défi qui me narguait.
Tes cheveux … murmure-t-il.Surprise ! Fraichement coupés de quelques jours, lui fais-je avec un clin d'oeil.Tu ressembles à James Dean, me fait-il avec admiration.Je me tourne un peu pour pour me faire admirer, trop heureux de mon effet. Hugo est aux anges.Et dire que j'ai fait plier le grand Pierre ! Tu vois que j'avais raison, dit-il fier de lui.
Je hausse les yeux au ciel, amusé. Celle-là je vais l'entendre pour un certain temps. Je soupire et l'embrasse pour faire disparaitre son air satisfait.