Amour solitaire
Cetus Varuna
A. regardait M. avec émerveillement.
Dès le premier regard, cela avait été une évidence. Elle était belle. Elle n'était pas pourvue d'une beauté plastique à couper le souffle. Elle n'était pas l'une de ces séductrices irrésistibles respirant le sexe et le désir. Elle n'était pas l'une de ces déesses de marbre blanc, froides, célestes et intouchables. Elle était d'une beauté simple et touchante, sans dévoiement, sans artifice, sans perfection, mais aussi sans conteste. Elle portait sur son visage, sur son corps, l'ensemble de ses qualités de cœur. Elle avait de longs cheveux bruns, d'une élégance naturelle qui n'avait pas besoin d'être apprêtée. Elle avait le geste sûr d'une personne active et responsable sans la manière des adultes déjà trop rompus à la vie romantique. Elle souriait de bon cœur, avec gentillesse, sans les sous-entendus d'une personne qui cherche à plaire. Elle avait les yeux bruns aux tâches d'ambres, félins, le regard d'une personne vive, intelligente et intéressante sans intrigue, sans ensorcellement. Elle se tenait avec une féminité douce, spontanée, et balbutiante. Il n'avait jamais vu la pureté chez les femmes, considérant qu'il s'agissait d'une idée fantasmée, paternaliste, que les voir ainsi était leur faire insulte. Mais pour la première fois, il pouvait croire que quelqu'un, un être de chair et d'os, incarnait cet idéal. Il pouvait voir en elle une amie, une partenaire, une amante, une épouse, une mère. Elle était toutes les femmes, elle était la Femme. Il voyait en elle son avenir à lui, leur avenir à tous les deux. Il était saisi à chaque regard d'élans romantiques qu'il croyait oubliés, perdus. Parce qu'elle était si évidente, si humaine, si authentique, il la voyait bercée par la lumière des anges. Lui qui avait fait allégeance au réalisme le plus brutal et terrestre, qui avait juré de ne jamais se laisser impressionner par personne, se trouvait intimidé par une telle créature. Il se sentait vulnérable face à elle, et il aimait se sentir aussi démuni de tout contrôle. Et il voulait ressentir cette fébrilité tous les matins en se réveillant et tous les soirs en se couchant à ses côtés.
T. regardait A. avec émerveillement.
Il lui avait fallu du temps pour le réaliser. A. était beau. C'était un vrai beau garçon, au physique de gendre idéal qui met toutes les mères d'accord. Un blond aux yeux bleus-verts, rasé de frais, à l'allure robuste et à la démarche assurée. C'était peut-être pour cela qu'il n'en avait pas pensé grand-chose au début. Mais il avait fini par découvrir en lui un être d'une grande rareté. Un homme empathique, gentil, profond. A mesure qu'il avait appris à connaître la beauté de son âme, il avait cultivé un nouveau regard sur la beauté de son corps. Ses yeux clairs portaient les marques de sa sensibilité, la malice de son humour à toute épreuve, mais aussi le poids des souffrances du passé. Sa bouche charnue et bien dessinée était le siège de son intelligence, de sa poésie involontaire, de sa gourmandise de la vie. Son corps dessiné était celui d'un amoureux de la nature, un bricoleur débrouillard et persévérant, un homme toujours en mouvement. Un corps éloigné des gouffres de la sédentarité contemporaine, d'une tonicité innée, qui ne nécessitait aucun effort d'entretien. Il avait les épaules et le dos larges, réminiscences physiques de son naturel protecteur, de son soutien indéfectible et responsable envers ceux qu'il aime. Il avait les mains musclées et sensuelles, les bras solides et doux qui invitent à s'y lover. T. était profondément attendri par son habileté naturelle à prendre soin des enfants, des animaux, de son prochain. Il était charmé par le fascinant paradoxe de son mode de vie et ses valeurs simples dans une société où tout est mondain, virtuel, inutilement sophistiqué. Il n'avait, pas plus que A., l'habitude ou la volonté d'être impressionné par qui que ce soit. Il se plaisait à voir les autres et lui-même comme ce qu'ils étaient : des créatures faillibles. Mais pour la première fois, il était envahi d'amour devant une créature faillible d'une telle beauté, d'une telle bonté, avec laquelle il se sentait bien. Chaque moment passé avec lui donnait l'impression d'avoir trouvé en ce monde un refuge, un foyer, un lieu où il pouvait finalement se reposer. Il voyait en lui un ami, un partenaire, un amant, un mari, un père. Tout comme A. voyait en M. la Femme, T. voyait en A. l'Homme, tout ce qu'il pouvait aimer réuni en une seule et même personne. Il rêvait tout à la fois et à chaque regard d'affronter la vie avec lui, de le retrouver le soir, de faire l'amour, de fonder une famille, de finir ses jours dans ses bras.
Comme pour l'interrompre dans sa contemplation, A. se tourna vers lui, capta son regard : "Ça va mec ?"
Alors T. sentit à vif, une fois de plus, l'impitoyable réalité : il ne pourrait jamais être une amie, une partenaire, une amante, une épouse, une mère. Contrairement à M., il était condamné à l'obscurité.