Amuse Gueule

Johann Corbard

Un promoteur immobilier se retrouve pris en otage chez une étrange famille qui semble vouloir faire de lui son repas. A moins qu'il ne s'agisse que d'une habile mise en scène...

Ce texte à obtenu le 2ème prix lors de l'Appel aux Auteurs du festival SCENOBLIQUES 2010 (Théâtre de la Madeleine, Troyes).

Il est édité chez ABSEditions.

Ce texte est protégé par les droits d'auteur (SACD).

AMUSE GUEULE

De Johann CORBARD

Durée : 30 minutes

Public visé : tout public

Personnages :

M. Chapon, le promoteur immobilier, la quarantaine

Josselin, le père, la cinquantaine

Honorine, la mère, la cinquantaine

Adelin, le fils, vingt-quatre ans

Eulalie, la fille, vingt et un an         

Décor :

La scène se déroule dans une salle à manger dans une maison très rurale.

Au minimum, il doit y avoir sur scène une table, quatre chaises et une poupée Barbie à laquelle il manque une jambe. Cette dernière doit être exposée comme un souvenir précieux.

Dans la scène 6, il faut apporter 4 verres, une bouteille de vin et une cloche opaque contenant un plat.

 

Résumé :

Un promoteur immobilier se retrouve pris en otage chez une étrange famille qui semble vouloir faire de lui son repas.

A moins qu'il ne s'agisse que d'une habile mise en scène...

 

Ce texte à obtenu

Le 2ème prix de l'Appel aux Auteurs du festival SCENOBLIQUES 2010

(Théâtre de la Madeleine, troyes).


Scène 1

M. Chapon entre.

M. CHAPON : Il y a quelqu’un ? Il y a quelqu’un ? Je suis un peu en avance, je le sais, mais je craignais de ne pas trouver. C’est assez isolé par chez vous et j’ai préféré…  Non pas que ce soit un reproche. Pas du tout. Ce doit être agréable de vivre ainsi, loin du tumulte de la ville, comme on dit. J’ai préféré prendre mes dispositions et partir en avance, voilà tout. Je viens d’assez loin, vous savez… J’habite en ville. Alors, vous voyez, ça fait du bien pour un citadin comme moi de venir un petit peu à la campagne… Même si, là, chez vous, c’est vraiment la campagne... Je veux dire, profonde. Loin. Calme. Très calme… Il y a quelqu’un ? Mais ça a vraiment l’air charmant chez vous… Le calme et le charme sont les attraits majeurs de la campagne, comme on dit… Je suis peut-être trop tôt ?  Je suis entré, comme la porte était ouverte. Je n’aurai peut-être pas du. Je suis comme ça, moi. Je me dis qu’à la campagne –et c’est vraiment une qualité, ça aussi- je me dis que les gens sont accueillants et que la porte est toujours ouverte, on y vient à pied, ceux qui vivent là ont jeté la clé… Je rigole… Je peux ressortir et frapper si vous le souhaitez… C’est ce que je vais faire. Je ressors et je frappe.

 

Il sort. Frappe à la porte. Un silence. Il frappe à nouveau. Un silence. Il entre.

 

M. CHAPON : Bonjour, bonjour ! Il y a quelqu’un ? C’est moi, M. Chapon ! Comme le poulet ! Mais avec les attributs de virilité en plus, bien sûr ! Je rigole… Nous avons rendez-vous ! Je suis un peu en avance. Ah non, c’est l’heure ! Je ne suis plus en avance ! Bonjour ! Bonjour ! Il ya quelqu’un ? Personne… Nous avons rendez-vous… Je vérifie… Oui ! Nous avons bien rendez-vous, ici même, à votre domicile si charmant -et décidément très très calme- aujourd’hui même… Je ne suis pas un voleur ! Je suis un voleur ! Ça ne marche pas non plus… Je rigole, hein ! Je ne veux rien vous voler, bien au contraire ! Je suis là pour vous faire une offre défiant toute concurrence, comme on dit... L’offre dont nous avons parlé au téléphone… Et suite à ce coup de téléphone, nous avons convenu de nous rencontrer, ici même, aujourd’hui même ! Alors, peut-être que vous n’êtes pas habitués à recevoir du monde -étant donné là où vous habitez- mais n’ayez pas peur ! Je ne suis pas un monstre. Enfin normalement… Je ne mange personne non plus. Enfin, normalement… Je rigole, hein ! Je précise parce que parfois certaines personnes ne comprennent pas. J’ai un humour un peu subtile pour certains… Je ne parlais pas pour vous, bien sûr ! Vous semblez avoir beaucoup d’humour, justement, là, présentement... Moi je trouve qu’une bonne blague doit s’arrêter juste à temps. Tant qu’elle est drôle… Avant qu’elle devienne pesante. Ou carrément exaspérante pour celui qui la subit… Toujours personne ? Je vais être obligé de m’en aller ! Et c’est bien dommage pour vous ! Vous allez passer à côté d’une proposition que vous pourrez regretter longtemps… Personne ne veut me répondre ? Où alors il n’y a vraiment personne ? Oh ! oh ! Les gens ! Ce n’est quand même pas si désert que ça, ici ! Il n’y a pas que des animaux, quand même ! Il y a bien des êtres humains ! Ce n’est pas avec un cochon que j’ai parlé au téléphone, l’autre jour ! Alors même si c’est paumé ici et que vous ne voyez jamais personne, vous devez bien discuter avec d’autres gens de temps en temps, avec des êtres humains ! Vous n’allez pas me faire croire que vous êtes à ce point sauvages et que je vous fais peur ! Bouh, je suis l’ignoble prédateur avec son attaché-case ! Vous ne passez quand même pas tout votre foutu temps –et le temps, c’est précieux- tout votre foutu temps à parler avec des porcs ou des bovins ! Il y a bien quelqu’un dans cette putain de maison qui va me répondre et…

 

Scène 2

 

Adelin entre rapidement dans le dos de M. Chapon. Il sort une poêle et l’assomme.

ADELIN : il allait devenir désagréable, là…

 

Josselin entre.

 

JOSSELIN : Qu’est-ce que tu fabriquais ? Il a failli partir !

ADELIN : Je ne trouvais pas ma batte de baseball. Ça fait longtemps que je ne l’ai pas sortie. J’ai du me rabattre sur autre chose.

JOSSELIN : Il fallait préparer ton matériel avant ! Donne-moi la corde !

ADELIN : La corde ? Quelle corde ?

JOSSELIN : Ne me dis pas que tu n’as pas de quoi l’attacher ? Je t’avais dit de trouver une corde !

ADELIN : Mais papa, tu as dit « il faut une corde ! » Comment je peux savoir que c’est à moi que tu t’adressais ? « Il faut une corde ! » C’est qui « il » ? Tu me parles à la troisième personne, maintenant ? « Il fait beau, aujourd’hui » ! Merci, papa ! Dois-je comprendre que je suis beau ?  Et bien désolé mais il n’a pas compris que c’était à lui que tu parlais. Et il n’a pas de corde.

JOSSELIN : Il faut une corde ! Et vite !

ADELIN : Papa, tu recommences, là ! C’est agaçant, je t’assure…

JOSSELIN : Va chercher la corde à nœuds de votre balançoire ! C’est pas à votre âge que toi et ta sœur vous allez jouer avec ça… Dépêche-toi !

ADELIN : C’est bon, j’y vais ! Il y va…

Adelin sort. Honorine entre.

HONORINE : Comment ça se passe ? Où est Adelin ?

JOSSELIN : Ton fils, cet abruti, a ruiné l’une de tes poêles et n’a pas prévu de corde pour l’attacher.

HONORINE : Tu l’as grondé ? Il est parti ?

 

JOSSELIN : Honorine ! Ton fils a vingt-quatre ans ! Ça fait belle lurette que je ne le gronde plus ! Maintenant on s’engueule. C’est différent…

HONORINE : Ce n’est pas parce qu’il a vingt-quatre ans que tu dois le traiter d’abruti. Ou est-il ?

JOSSELIN : Il joue à la balançoire dans le jardin. C’est de son âge… Et puis, ça ne peut que lui faire du bien. Le mouvement et l’air frais dans la face, ça oxygène le cerveau.

HONORINE : Arrête ! Tu n’es pas drôle, là !

Adelin entre.

JOSSELIN : Tiens le voilà ! Tu t’es bien amusé ?

 ADELIN : Quoi ?

JOSSELIN : Laisse tomber. Tu as la corde cette fois ?

ADELIN : « Il » a réussi à la démonter.

HONORINE : Arrêtez tous les deux ! Adelin, tu vas te dépêcher d’attacher ce monsieur avant qu’il ne se réveille.

ADELIN : A vos ordres, maman.

Adelin attache M. Chapon avec la corde.

 

JOSSELIN : Bon, tout est prêt ? Il n’y a plus qu’à attendre qu’il émerge…

HONORINE : On ne devrait pas le bâillonner ?

JOSSELIN : Pour quoi faire ? A par les cochons, je ne vois pas qui ça peut déranger s’il crie.

HONORINE : C’est plus pour moi, pour ne pas l’entendre. Je n’aime pas quand ils hurlent.

JOSSELIN : Ce n’est quand même pas la première fois qu’on fait ça ! Depuis quand ça te gêne ?

HONORINE : Mais je ne sais pas ! Je n’aime pas, c’est tout ! C’est à force de les avoir entendu…

ADELIN : ça y est. Il se réveille… Bonjour, M. Chapon ! Pas trop mal à la tête ?

M. CHAPON : Bon… Bonjour… Je crois que je suis attaché… J’ai si mal à la tête… Qu’est-ce qui se passe, ici ? Pourquoi est-ce que je suis attaché ? Je blaguais tout à l’heure quand je disais que j’étais un monstre, que je mangeais des gens et tout ça. C’était pour rire. Je précise parce que parfois les personnes prennent mon humour au premier degré et se vexent… Comme cela semble être votre cas... Et je suis désolé si je vous ai dérangés quand je parlais de votre… Isolement… Je voulais juste…

ADELIN : Le voilà reparti à déblatérer.

JOSSELIN : Ne vous inquiétez pas, nous ne sommes pas vexés M. Chapon… Quand même, quel nom ! Chapon ! On pouvait difficilement trouver mieux.

M. CHAPON : Oui, c’est drôle, hein ? Je sais, ça a aussi toujours fait rire mes camarades à l’école… Et même après, au travail…

ADELIN : On se tait, M. Chapon !

HONORINE : Adelin, voyons ! Ne sois pas si désagréable ! Tu risques de l’énerver.

JOSSELIN : Pour une fois, je suis d’accord avec ta mère. Tu sais très bien que c’est beaucoup moins bon quand c’est tout plein de nerfs.

M. CHAPON : De quoi est-ce que vous parlez ?

JOSSELIN : Il faut leur parler avec douceur. Comme si ta voix était de la musique classique. Regarde… M. Chapon, parlons un peu, vous le voulez bien ? Faisons connaissance. D’où nous venez-vous ?

M. CHAPON : Mais je refuse de parler ! Je veux qu’on m’explique ce qui se passe ici ! Et vous savez très bien d’où je viens, on s’est parlé au téléphone.

ADELIN : Là, c’est pas moi qui l’ai énervé.

JOSSELIN : Honorine, je te laisse raconter. Tu sais mieux t’y prendre toi pour expliquer tout ça.

M. CHAPON : Mais raconter quoi ? Pourquoi est-ce que je suis attaché ?

HONORINE : M. Chapon. Ecoutez-moi bien. Je vais tout vous expliquer. Mais il faut me jurer de ne pas hurler. Je déteste les cris. Je suis désolée mais ça m’agresse terriblement. Même quand on égorge un cochon, les cris me…

M. CHAPON : Au secours !

ADELIN : Stop ! Attention ! Maman a dit de ne pas hurler ! Ça l’agresse. On va être obligé de vous bâillonner… Alors silence, M. Chapon. D’accord ? Vous me faites un petit signe de la tête si vous avez compris. Sans parler ! Juste un petit signe… Voilà, très bien ! Il est à toi, maman…

M. CHAPON : C’est insensé ! Ecoutez-moi ! Vous allez me prendre pour quelqu’un de dérangé mais j’ai l’impression que vous parlez de moi comme si vous vouliez me… Comme si j’étais un animal et que… C’est une blague, n’est-ce pas ?

ADELIN : Bon ! Je crois qu’il a tout compris. Il est plus futé que les autres, celui-là.

M. CHAPON : Que les autres ! Mais quels autres ?

HONORINE : M. Chapon, mon congélateur déborde. Nous avons reçu beaucoup de vos collègues ces derniers mois…

JOSSELIN : Nous savons que notre petite terre –comment vous dites, déjà ?- « paumée au milieu des cochons », nous savons déjà qu’elle représente beaucoup pour vous et vos congénères promoteurs immobiliers.

ADELIN : « J’ai une proposition formidable à vous faire ! Une offre que vous ne pourrez pas refuser ! » Ils disent toujours la même chose.

M. CHAPON : Vous rigolez ? C’est une blague ?

JOSSELIN : Monsieur Chapon ! Si c’était une blague, elle serait d’un bien mauvais goût.

 M. CHAPON : Mais c’est d’un mauvais goût ! Ce n’est pas drôle du tout !

ADELIN : On ne cherche pas spécialement à être drôle. Mais ça vous plairait qu’on essaye ? Pour vous détendre ?

M. CHAPON : Mais je ne veux pas me détendre ! Ce n’est pas possible ! Admettons que ce soit vrai, quelqu’un a bien du se rendre compte de leur disparition !

HONORINE : Personne jusqu’à présent n’est venu se plaindre. Nous avons bon appétit et laissons peu de restes.

M. CHAPON : Ecoutez ! C’est une bonne plaisanterie, je l’avoue. Je dois même admettre que j’y ai cru. Vraiment ! Vous mangez des gens, il y en a plein le congélateur, tout ça… Mais ça commence un petit peu à me faire peur, pour être honnête.

ADELIN : Ce n’est pas une blague.

HONORINE : Nous ne jouons jamais avec la nourriture, M. Chapon.

JOSSELIN : ça, c’est drôle, Honorine. J’aime beaucoup !

M. CHAPON : Ecoutez ! Libérez-moi ! Je vous promets de vous laisser tranquilles ! J’ai bien compris. Vous voulez me faire peur pour que je laisse tomber avec votre terre et je vous assure que ça marche ! C’est très efficace ! J’ai vraiment peur.

HONORINE : Je regrette que vous ayez peur ainsi. Nous n’aurions jamais du vous laissé vous réveillé, nous aurions ainsi pu éviter ce petit moment délicat.

M. CHAPON : Ce petit moment délicat ?

ADELIN : Bon, on l’achève, là ! Il commence sérieusement à me courir, celui-là !

Adelin se dirige vivement vers M. Chapon.

M. CHAPON : Non ! Attendez ! On peut s’arranger ! Il y a moyen de… Je dirai que votre terre est inaccessible, qu’on ne peut rien construire ici ! J’ai de l’argent ! Je peux même vous payer si vous me laissez tranquille ! J’habite dans la plus grande ville, là-haut, tout au Nord. J’y retourne et je vous envoie plein d’argent ! Tout plein d’argent ! C’est facile de trouver tout plein d’argent dans une grande ville ! Vous devez bien aimer l’argent, même en habitant ici !

ADELIN : Voilà qu’il recommence à être désagréable. C’est quoi pour vous, « habiter ici » ? On est des ploucs, c’est ça ? Des bouseux ?

M. CHAPON : Non, pardon ! Pardon ! Je ne voulais pas critiquer !

HONORINE : Vous venez de la grande ville ? Nous avons de très bons amis qui vivent là-bas. Nous allons les voir, à l’occasion... Ce sont d’excellents cuisiniers...

M. CHAPON : Et bien voilà ! Vous n’aurez cas venir chercher votre argent directement là-bas et au passage, vous pourrez leur rendre une petite visite ! Comme ça, vous faites d’une pierre deux coups !

JOSSELIN : Désolé ! Votre proposition ne nous intéresse pas. Nous ne sommes pas en train de jouer au Monopoly. Vous ne pouvez pas tout acheter. Et certainement pas votre vie. Ça n’a pas de prix, Monsieur Chapon. Et puis… Il ne faut pas nous prendre pour des imbéciles. Nous savons ce que vous feriez si nous vous libérerions. Nous ne verrions jamais votre argent, mais plutôt une belle fourgonnette bleue.

M. CHAPON : Mais je ne vous prends pas pour des idiots ! Mais un idiot riche est un riche, un idiot pauvre est un pauvre. Et je vous assure que je suis riche ! Ça rapporte, l’immobilier, croyez-moi !

ADELIN : On n’en doute pas une seconde, Monsieur Chapon.  Bon ! Je commence à avoir une petite faim, moi…

HONORINE : Oui, c’est vrai ! L’heure du déjeuner approche. Nous devons nous mettre en cuisine.

M. CHAPON : Attendez ! Attendez ! J’ai une famille !

HONORINE : C’est vrai ? Vous avez des enfants ? J’ai toujours aimé les enfants vous savez ! J’en ai moi-même deux. Adelin, que vous connaissez… Ne faites pas attention, il est parfois turbulent, il tient ça de son père…

ADELIN : Maman, arrête de parler de moi comme d’un gamin !

JOSSELIN : On n’est pas turbulent, on a du caractère !

HONORINE : Et Eulalie, sa petite sœur, la petite dernière…

ADELIN : Elle a vingt et un ans !

HONORINE : Sa petite sœur, donc, qui ne devrait pas tarder à descendre. Elle a toujours aimé trainailler au lit…

ADELIN : C’est surtout parce qu’elle a beaucoup aimé trainailler hier soir.

HONORINE : Je ne t’écoute pas ! Alors vous avez des enfants. Vous devez avoir des photos avec vous ?

M. CHAPON : C'est-à-dire que… Quand je disais que j’avais une famille, je ne parlais pas d’enfants… En tout cas pas de mes enfants… Mais j’ai une sœur qui a des enfants ! Deux ! Non Trois !

ADELIN : Vous n’êtes pas sûr ? Vous ne voulez pas en négocier un petit quatrième, c’est plus accrocheur. « Quatre pauvres enfants orphelins de leur cher oncle adoré »…

M. CHAPON : je ne les vois pas souvent ! J’avais oublié le dernier, c’est tout !

ADELIN : Vous vous êtes embrouillés avec votre sœur, c’est ça hein ? Elle a l’air d’être quelqu’un de sensé, votre sœur…

HONORINE : Allons, Josselin ! Ce doit être difficile à vivre pour M. Chapon. N’en rajoute pas trop, s’il te plaît ! Imagine un instant si tu avais pour seule famille une sœur qui refuse de te voir…

ADELIN : Moi, ça m’irait très bien de ne plus voir ma sœur !

HONORINE : On dit ça quand on est jeune, parce qu’on se dispute souvent avec sa sœur mais après, en grandissant, c’est terrible de ne plus pouvoir se parler…

ADELIN : Mais on est grand, maman, et on ne se chamaille pas ! C’est juste qu’elle n’est pas normale, c’est tout !

JOSSELIN : L’avantage, dans votre situation, c’est que du coup, vous n’aurez plus de problème avec votre sœur…

ADELIN : Ni avec plus personne du reste. Moi, d’un certain côté, j’aimerais bien être à votre place.

HONORINE : Vous voulez connaître notre histoire, M. Chapon ?

M. CHAPON : Ce n’est pas bien nécessaire.

JOSSELIN : Ma femme aime beaucoup raconter cette histoire alors vous allez l’écouter sagement ! Parce que là, on a faim et on aimerait bien que ça ne traîne pas trop !

HONORINE : Josselin, ne soit pas si agressif avec M. Chapon. Vous voyez ce que je vous disais. Tel père, tel fils. Le même caractère !

M. CHAPON : Arrêtez ! Je vous écoute, allez-y…

HONORINE : Vous êtes sûr, hein ? Vous me promettez que ça ne vous ennuie pas ?

ADELIN : Maman ! Il t’écoute, là ! Ça l’ennuie, mais il t’écoute !

M. CHAPON : Allez-y, qu’on en finisse ! Racontez-moi toutes les histoires que vous voudrez ! Je n’en peux plus !

JOSSELIN : Nous on vous laisse. On connait déjà l’histoire.

ADELIN : On va en profiter pour allumer le four. C’est un peu long, vous comprenez, on est à la campagne…

JOSSELIN : Il faut aller chercher du bois tout au fond la forêt…

ADELIN : … Frotter des silex pour faire du feu… Allez ! On rigole ! C’est pas vous qui disiez que vous avez de l’humour ?

JOSSELIN : C’est un banal four électrique. On ne peut plus classique. Allez, en cuisine ! Il y a pas mal de préparation…

Josselin et Adelin sortent.

 

Scène 3

M. CHAPON : Madame ! Vous semblez plus raisonnable. Vous ne pouvez pas me manger. C’est insensé ! C’est du cannibalisme ! C’est impossible ! Pas chez nous ! Pas de nos jours !

HONORINE : Vous ne voulez que je vous raconte, c’est ça ? Ça vous ennuie… Je le sens bien, vous cherchez à détourner la discussion… Je suis un peu déçue, M. Chapon. Je croyais que nous pourrions parler un peu. Les autres –ceux qui sont venus avant vous- ne m’adressent la parole que par politesse. C’est surtout à mon mari qu’ils cherchent à plaire. Je sais très bien comment tout cela fonctionne… On flatte la cuisine de la ménagère, on lui dit de petites gentillesses sur la décoration… Mais quand elle veut réellement s’adresser à vous, parler avec sincérité, on lui tourne le dos en la renvoyant à ses fourneaux !

M. CHAPON : Mais pas du tout ! Pas du tout ! Je ne suis pas comme eux ! Je ne suis pas comme les autres promoteurs ! Je suis tout hâte d’entendre votre histoire ! Vous voyez, je ne bouge pas ! J’ai tout mon temps ! Racontez-la-moi ! Prenez votre temps et racontez-là moi ! Je veux tous les détails !

HONORINE : De toute façon il n’y a pas grand-chose à dire… Mes parents étaient comme ça. Mes grands-parents aussi. Nous sommes comme ça et nos enfants aussi. Voilà…

M. CHAPON : Comment, c’est tout ? Je veux dire… Ah bon ! C’est vraiment très intéressant ! Et votre mari ? Sa famille ?

HONORINE : C’est la même histoire, à peu de choses près… Sa mère était végétarienne… Une sombre histoire… On ne parle jamais de cela dans la famille, vous comprenez bien… Tout le monde en a beaucoup souffert. Voilà ! Vous savez tout. Je vais chercher mon mari !

M. CHAPON : Attendez ! C’est une… C’est une bien belle histoire ! Vraiment ! Je veux en savoir plus ! Pour mieux comprendre.

HONORINE : Je ne sais pas si je dois vous croire…

M. CHAPON : Si, si, je vous assure ! Et vous disiez avoir des amis à la grande ville… Ils sont comme vous ? Je veux dire… Ils mangent comme vous ?

HONORINE : Bien sûr ! Enfin, comme nous… La nourriture est beaucoup moins saine, vous vous doutez bien… La pollution, le stress…

M. CHAPON : Mais comment font-ils ? On n’entend jamais parler de rien ! Dans les médias, dans la rue !

HONORINE : Et oui ! C’est le fruit d’un long héritage. Nous avons précieusement conservé notre savoir-faire dans l’art de la chasse et de la dissimulation… Depuis de nombreuses générations. Et vous ? Vous êtes promoteur immobilier de père en fils ?

M. CHAPON : Pardon ? Non, pas du tout ! Mes parents étaient artisans-boulangers. Je veux dire, mon père. Ma mère l’aidait à la comptabilité, au magasin, et cetera…

HONORINE : Un bien beau métier. Ça ne vous intéressait pas ?

M. CHAPON : Si, bien sûr mais… J’ai fait des études puis j’ai voulu fuir le modèle familial. Faire autre chose… Quoi que ce soit. Être différent… Je veux dire… Ce n’est pas qu’à un simple métier que je voulais échapper. Je ne voulais pas leur ressembler. Ma sœur m’a toujours dit que j’étais le portrait craché de notre père. Quelle ironie ! Alors que j’ai tout fait pour ne pas être comme lui…  J’en ai toujours voulu à ma sœur. Elle n’a cessé de m’humilier, de me confronter à tout ce que je voulais fuir… C’est pourtant elle qui est partie vivre au loin. Moi je suis resté, je les ai accompagnés jusqu’à la fin ! Non pas par amour pour eux, non ! Ce n’était pas de l’amour ! C’était pour expier. Pour ne plus ressentir cette culpabilité de ne jamais les avoir aimés... Mais ça n’a rien changé en définitif… Mais pourquoi je vous raconte tout ça, moi ?

HONORINE : Parce que c’est important. C’est important de pouvoir mettre des mots sur ce qui nous pèse. Nous sommes en confiance, M. Chapon. Vous avez écouté mon histoire sans me juger. Je ne vous jugerai pas.

M. CHAPON : Vous ne me jugerez pas ? Je suis donc condamné à mort sans être jugé. Mon histoire ! Quelle histoire ? Mes parents avaient honte de ce qu’ils étaient et ils avaient peur de ce que je pourrais devenir. C’est cette peur qu’ils m’ont transmise. La même que celle dont ils ont eux-mêmes hérité. Et c’est cette peur que je ressens maintenant. J’ai tout raté ! C’est ça, mon histoire ! C’est la peur !

HONORINE : Je vous comprends… On finit toujours par leur ressembler… Il y a un lien, quelque chose d’indescriptible qui nous lie et nous façonne… Plus on essaye de s’en échapper et plus il nous rattrape. Je peux vous avouer quelque chose ? Bien sûr, ça doit rester un secret entre nous. Vous ne devez le révéler à personne ! Promis ?

M. CHAPON : Pas un mot !

HONORINE : C’est à propos de ma fille, Eulalie… Elle a vingt et un ans… Elle est différente… Un peu comme vous... Disons qu’elle ne veut pas devenir artisan-boulanger, si vous voyez ce que je veux dire…

M. CHAPON : Je crois que je comprends, oui. Et vous craignez que l’héritage familial ne se perde avec elle ?

HONORINE : Non ! Non ! Ce n’est pas ça. C’est juste que… Son père et son frère ne le savent pas. Je vis seule avec ce secret. Elle-même ignore que je suis au courant. Une mère sent ce genre de choses… Elle est différente… Je veux que ce soit elle qui me le dise. Je suis désolée de vous importuner avec tout ça mais cela me fait beaucoup de bien de pouvoir le partager avec quelqu’un dont on est sûr qu’il ne trahira pas vos petits secrets…

M. CHAPON : Vous pouvez me faire confiance. Je ne dirais rien. Je n’en aurais de toute façon pas le temps.

HONORINE : De toute façon ! Dès son plus jeune âge, elle manifestait pourtant des signes précoces. Tenez regardez ! C’est sa poupée. Je l’ai gardée en souvenir… Il lui manque une jambe. Eulalie l’a mangée quand elle était toute petite. La pauvre ! Elle a été malade toute la nuit… Elle voulait faire comme nous, vous comprenez ? Elle nous voyait manger et elle a cru que sa poupée était faite de chair et de sang. Comme nous avons pu en rire ! Elle a cru que nous nous moquions. La pauvre… Je ne sais pas si c’est cet évènement qui l’a faite devenir ce qu’elle est aujourd’hui mais petit à petit, elle a changé… Peut-être est-ce quelque chose qu’elle a hérité de sa grand-mère… Vous savez, il parait que certains traits du caractère sautent une génération. Ce qui est sûr, c’est que mon mari n’en a pas hérité. Celui-là, il ne manquera jamais un repas ! Pas un mot sur tout ça, hein ? J’ai votre parole ? Mon mari n’aime pas quand je vous parle trop…

M. CHAPON : Je jure sur ma propre tête que je ne vous trahirais pas !

HONORINE : C’est gentil mais… Jurez sur une autre tête. Les couteaux s’affutent déjà pour la votre. D’ailleurs je vais aller les rejoindre en cuisine. Ils doivent se demander ce que je fais... M. Chapon, je vous remercie pour avoir accepté de m’écouter. Et aussi de me raconter… J’y vais ! Ils vont se demander ce que fais. A tout à l’heure !

Honorine sort.

 

Scène 4

 

M. Chapon essaie de se détacher pendant un certain moment.

 

M. CHAPON : Il faut que je me ressaisisse ! C’est un cauchemar ! Je vais me réveiller ! Ça ne peut pas m’arriver ! Ça ne peut pas se terminer comme ça ! Ça ne peut pas être vrai !

 

Eulalie entre discrètement, l’observe un instant.

 

EULALIE : Bonjour.

M. CHAPON : Vous m’avez fait peur ! Bonjour. Vous êtes la fille, c’est ça ?

EULALIE : Vous êtes perspicace ! Effectivement, je suis une fille.

M. CHAPON : Non, je voulais dire : vous êtes leur fille, Alalie, c’est ça ?

EULALIE : Eulalie, M. Chapon. Eulalie.

M. CHAPON : C’est ça, Eulalie ! Excusez-moi, je suis un peu perturbé depuis tout à l’heure… Alors vous connaissez mon nom ?

EULALIE : M. Chapon ! J’entends parler de vous depuis plusieurs jours. Vu votre embonpoint, vous n’avez pas du les décevoir. C’est votre tour…

M. CHAPON : Effectivement… Ils sont dans la cuisine. Ils préparent le repas. Mon dernier repas… J’arrive même à avoir encore de l’humour !

EULALIE : Ce n’est pas drôle.

M. CHAPON : Merci ! Je n’ai pas d’humour mais je suis sacrément appétissant ! C’est toujours ça de pris…

EULALIE : Vous semblez résigné… Les autres promoteurs se débattent plus, je trouve.

M. CHAPON : Les autres ? Mais combien sont déjà venus ici ?

EULALIE : Je ne sais pas… Beaucoup. J’ignore pourquoi mais la terre de mes parents est très convoitée.

M. CHAPON : Ils ne s’en prennent qu’aux promoteurs ?

EULALIE : Ces derniers temps, oui. Il faut dire que beaucoup sont venus nous faire des propositions « qu’on ne pouvait pas refuser » ! Effectivement, mes parents ne refusent jamais la visite d’un promoteur. Il faut dire que dans votre profession, vous êtes tous un peu grassouillets. Bien appétissants ! Ce n’est pas le cas de tous nos visiteurs…

M. CHAPON : Nous mangeons très souvent au restaurant, c’est vrai. Ça fait parti du métier. Beaucoup de contrat sont signés au coin d’une table, après un bon repas, bien arrosé. C’est une technique commerciale.

EULALIE : Vous aviez prévu d’inviter mes parents au restaurant ?

M. CHAPON : Disons que ça fait parti des options,  quand on sent que le client a besoin d’être tranquillisé, d’être séduit... On a un budget pour ça…

EULALIE : C’est trop drôle ça !  Quelque part, c’est ce que vous allez faire : vous leur payez un bon resto ! L’avantage, c’est que ça va pas coûter grand-chose à votre employeur !

M. CHAPON : C’est trop drôle, effectivement… ça vous intéresse de savoir pourquoi ? Vous voulez savoir pourquoi votre terre est tant convoitée ?

EULALIE : Allez-y.

M. CHAPON : Il va y avoir une autoroute qui passera tout prêt de chez vous. La civilisation arrive et même si vous bouffez la profession toute entière, vous ne pourrez pas y échapper. C’est plus fort que vous. C’est plus fort que moi. Que nous tous ! Votre terre, c’est un centre commercial, des logements, des écoles, des hôpitaux,… Une petite ville. Les plans sont déjà dessinés, vous savez ! Pas besoin d’autorisations pour commencer à dessiner.

EULALIE : Je le sais déjà. On le sait tous ici… Mais qu’est-ce que vous imaginez ? On a vu des plans. On sait que la civilisation arrive. Vous croyez que ça changera quoi que ce soit à ce que nous sommes ? Tout bouge autour de nous ! Ce n’est pas nouveau ! Mes grands-parents et leurs parents avant eux ont connus tant de bouleversements. Il y a eu des guerres, des chasses aux sorcières, des traitres au sein de la famille ! Mais jamais nous n’avons oublié qui nous sommes et d’où nous venons !

M. CHAPON : Est-ce bien une jeune fille de vingt et un ans que j’ai en face de moi ? Vous parlez avec beaucoup de maturité.

EULALIE : Vous connaissez mon âge ? Ma mère n’a pas pu s’empêcher… Il faut toujours qu’elle raconte tout. Je suppose qu’elle vous a parlé de la poupée ? Elle en est tellement fière ! « Ma fille ! La plus précoce d’entre nous ! Elle mangeait déjà sa poupée alors qu’elle n’avait pas de dents ! » Cette blague…

M. CHAPON : C’est en gros ce qu’elle m’a raconté… Mis à part l’histoire sur les dents.

EULALIE : J’exagère ! Mais pas autant qu’elle quand elle parle de moi… Elle a tellement peur…

M. CHAPON : De quoi a-t-elle peur ?

EULALIE : ça ne vous regarde pas ! Je ne sais pas pourquoi je vous ai dit ça !

M. CHAPON : Mademoiselle Eulalie ! Ecoutez-moi ! Je sais que vous êtes différente des autres membres de votre famille !

EULALIE : Qu’est ce que vous dites ?

M. CHAPON : Je sais que vous n’êtes pas comme eux !

EULALIE : Stop ! Silence ! T’es qui toi pour me parler comme ça ? T’es assistant social ou quoi ?

M. CHAPON : Ne vous énervez pas et écoutez-moi ! Je vous en prie ! Je comprends ce que vous pouvez ressentir à l’égard de vos parents !

EULALIE : Mais tais-toi, pauvre con ! T’es rien que de la bouffe, OK ? T’as rien à me dire, rien à m’apprendre ! T’es qu’un putain de promoteur qu’a voulu nous bouffer et qui va se retrouver avec une truffe dans le cul ! C’est clair ?

M. CHAPON : C’est très clair ! Vous allez me manger ! Je suis désolé si je vous ai énervé ! Je ne voulais pas ! Je suis désolé si j’ai dit que vous êtes différentes de vos parents ! J’ai cru à vous voir et à vous entendre que vous l’étiez mais je me suis trompé ! D’accord ?

EULALIE : Mais je ne suis pas comme eux ! C’est clair ! Je ne veux pas être comparée à eux ! Ne dites pas que je leur ressemble ! Je ne suis pas eux ! C’est clair ? Je veux me casser d’ici !

M. CHAPON : Je peux vous aider si vous le voulez !

EULALIE : Vous ne pouvez rien ! Vous êtes mort !

M. CHAPON : Vous avez raison ! Je suis mort ! Mais je suis sûr que ce n’est pas ce que vous voulez, vous ! Vous ne voulez pas ma mort !

EULALIE : J’en n’ai rien à foutre de vous !

M. CHAPON : Vous ne voulez pas que ça continue ! Vous voulez partir et je peux vous aider ! Je vous le jure !

EULALIE : Alors-là il faut m’expliquer comment un type comme vous, dans votre situation, peut bien m’aider ?

M. CHAPON : C’est votre mère ! Elle a tellement peur de vous perdre ! Je le sais ! Elle me l’a dit ! Elle est prête à tout accepter pour avoir la certitude que vous l’aimez ! C’est le bon moment pour vous pour faire accepter votre différence auprès d’elle ! Elle l’acceptera ! Elle vous aime énormément ! Plus que tout et vous le savez ! Je peux être pour vous le meilleur moyen de vous libérer de tout ce poids ! De tout cet héritage ! En me délivrant, vous vous délivreriez aussi !   

 EULALIE : Et je n’ai pas besoin de vous pour me libérer ! Je sais très bien comment le  faire toute seule ! Vous êtes qui pour penser ce que je dois faire ?

M. CHAPON : Allez-y ! Dites-moi comment vous voulez faire ? Comment voulez-vous échapper à votre père ? Et à votre frère ? Le portrait craché de l’autre ? Hein ?

EULALIE : Ce n’est pas votre problème ! C’est le mien !  OK ? Et puis pourquoi je ferais ça ? Pourquoi je l’ai pas fait avec les autres ? Avec tous les autres promoteurs ? Pourquoi je les ai pas libérés ?

M. CHAPON : Parce qu’ils ne vous ont pas vue ! Parce qu’ils n’ont rien compris ! Parce que vous n’étiez pas prête ! Vous l’êtes aujourd’hui et je peux vous aider ! Vous êtes grande ! Vous êtes devenue une jeune femme ! Votre mère à peur que vous ne l’aimiez plus parce que vous ne voulez plus nous manger. Prouvez-lui le contraire ! Vous êtes différente et c’est tout ! Vous êtes une femme avec ses propres désirs, ses propres convictions ! Ils vous acceptent comme ça ou vous les quittez !

EULALIE : C’est trop fort, ça ! Non mais je rêve ! Dire que je suis en train de l’écouter me dire tout ça !

M. CHAPON : Prenez le temps de réfléchir quelques secondes ! Juste quelques secondes ! Vous savez que j’ai raison !

EULALIE : Vous êtes en train de m’embobiner, comme tous vos clients ! C’est votre boulot d’être aussi convaincant ! Vous êtes super doué !

M. CHAPON : Je vais être bouffé ! Je déteste mon métier ! OK ? Je hais mon métier ! Non, je ne suis pas doué ! Je ne joue pas, là ! Je ne joue plus ! Je vous parle comme je pense et je veux que vous me croyiez quand je vous dis que je suis sincère ! Je peux vous aider ! Vous n’avez qu’un mot à dire…

EULALIE : J’en peux plus de vous écouter ! Je m’en vais !

M. CHAPON : Attendez ! Attendez ! D’accord ! J’arrête de parler ! Je vous ai tout dit de toute façon ! Vous ne croyez pas que ce soit possible ? D’accord ! Je n’insiste pas ! On arrête là la discussion ! Je me tais !

EULALIE : C’est ça, vous vous taisez ! J’veux plus vous entendre !

Elle va dans un coin de la pièce, lui tournant le dos.

Un long silence.

 

 

 

 

 

 

Scène 5

 

Honorine entre.

 

HONORINE : ça va bientôt être prêt, vous ne devriez pas être déçu ! On a prévu une petite recette à base de truffes… Eulalie ! Tu es réveillée ! Bonjour ma chérie ! Tu as bien dormie ? J’espère qu’on n’a pas fait trop de bruit ce matin ! Ton père et ton frère ont toujours tendance à hausser le ton quand il y a un promoteur. Tu sais comment ils sont… Tu as rencontré M. Chapon ?

EULALIE : Maman ! S’il te plaît !

HONORINE : Qu’y a-t-il, ma chérie ?

EULALIE : « Tu as rencontré M. Chapon ? » Comme si c’était un rendez-vous ! Non, je ne l’ai pas rencontré ! Ce n’est rien d’autre que de la bouffe et tu sais très bien que je ne veux pas leur parler.

HONORINE : Eulalie ! Tu ne dors pas assez et après tu es ronchonchon le lendemain !

EULALIE : Maman ! Arrête de me parler comme à une gosse, OK ?

HONORINE : Eulalie ! Ça ne va pas ? J’ai fait quelque chose qui t’a vexé ?

EULALIE : Nous y voilà ! L’auto flagellation ! « Ma petite chérie, je me sens coupable de tout ! Je sais que tout ce que je te dis est odieux ! Je suis abjecte et tu as raison de me haïr, ma fille !  Je ne le fais pourtant pas exprès mais je ne peux pas m’empêcher de te pourrir la vie ! » Et patati et patata ! Non, maman, tu n’es pas odieuse ! Non, maman, tu n’as rien dit ou rien fait ! Non, maman, tu ne m’as pas vexée ! Le monde ne tourne pas autour de ton nombril ! Figure-toi qu’il m’arrive d’avoir des problèmes qui n’ont rien à voir avec toi ! Désolée si c’est difficile à entendre !

HONORINE : Mais ma chérie ! Si tu as des problèmes, on peut en parler ! Je suis là, tu sais !

EULALIE : Mais maman ! Tu es bien la dernière personne à qui je veux parler ce matin ! Est-ce que c’est clair, ça ? Mais putain, qu’est-ce qu’ils ont tous aujourd’hui ?

HONORINE : M. Chapon, il s’est passé quelque chose ?

M. CHAPON : Ecoutez, je…

EULALIE : Lui, il se tait ! Je ne veux pas l’entendre prononcer le moindre mot ! Il se la ferme !

HONORINE : M. Chapon, taisez-vous ! D’accord ?

M. CHAPON : Mais c’est vous qui…

HONORINE : Silence, M. Chapon ! Vous énervez ma fille !

EULALIE : Mais ce n’est pas possible ! Mais t’es incroyable, maman ! Tu doutes vraiment de rien ?

HONORINE : Mais qu’y a-t-il encore, Eulalie ? Je ne comprends rien ! Je viens pour te dire bonjour et tu m’envoies paitre comme si je t’avais agressée !

EULALIE : Rien, maman ! Il n’y a rien ! Je veux que tu me foutes la paix et c’est tout ! Je veux que vous me fichiez tous la paix ! Ça va bientôt être l’heure de passer à table et tout le monde sera content ! Ou presque, désolée « promoteur » !

HONORINE : Bien ! Comme tu voudras ! Après tout, tu es une grande fille et tu es libre de décider ou non de te confier à moi. Tu es assez grande pour faire tes propres choix, pour décider de ce qui te convient. Tu veux me faire la tête ? Vas-y ! Mais n’espère pas de moi que je devienne odieuse avec toi. Je ne te ferai pas ce plaisir. N’oublie pas que tu vis sous mon toit et que jusqu’à ce que tu sois complètement autonome, je suis responsable de toi ! Et je ne vais pas me priver de bien m’occuper de toi ! Tu es ma fille et que cela te plaise ou non, j’ai la ferme intention de te rendre heureuse !

EULALIE : Je veux que tu le relâches !

HONORINE : Pardon ? Que je relâche quoi ?

EULALIE : Je veux que tu libère le promoteur.

HONORINE : Eulalie ! Qu’est-tu es en train de me dire ?

EULALIE : Tu as très bien compris, maman !

HONORINE : Tu veux que je le laisse partir ! Mais tu as perdu la tête ? Et pourquoi est-ce que je ferais ça ?

EULALIE : Je te demande de faire ça pour moi. Tu veux t’occuper de moi ? Tu veux que je sois plus épanouie ? Libère-le !

HONORINE : Mais je ne peux pas faire ça ! Que diraient ton père et ton frère ?

EULALIE : Arrête de penser à eux ! Regarde-moi ! Je veux que tu penses uniquement à moi ! Est-ce que tu m’aimes, maman ?

HONORINE : Eulalie ! Pourquoi cette question ? Mais bien sûr que je t’aime, ma chérie ! Tu es ma petite fille ! Je t’aime et je n’imagine même pas que tu puisses douter une seule seconde de cela !

EULALIE : Maman ! Je ne veux pas de lui. Je ne veux plus de tous ces hommes ! Je ne suis pas comme ça ! Je ne suis pas comme vous ! Je n’aime pas les hommes ! Et ne va pas croire que c’est une lubie, une crise passagère, maman ! Je le sais ! Au plus profond de moi, je le sais ! Depuis longtemps ! Si je ne mange plus à table avec vous depuis des mois, ce n’est pas parce que je fais une quelconque crise d’adolescence ou existentielle, comme tu as pu le penser, maman ! Ne dis pas le contraire ! J’ai très bien vu comment tu te comportes avec moi ! Ce dont je te parle, je le ressens vraiment ! Je suis différente de vous, je suis prête à l’assumer aujourd’hui et même si je dois partir d’ici pour pouvoir exister pleinement, maintenant je sais que je suis prête à le faire !

HONORINE : Eulalie… Comment te le dire ? Je me fiche que tu sois différente de nous. Ça m’est égal si tu n’aimes pas les hommes.

EULALIE : ça t’est égal, maintenant ? Et tous tes beaux discours sur la famille ! Sur notre fameux héritage ! Ne vas pas me faire croire que ce n’est pas plus important pour toi ?

HONORINE : Ma chérie ! Oui, c’est important ! Oui, j’accorde beaucoup d’importance à cette union au sein de notre famille ! Mais tu sais très bien que tu vaux beaucoup plus à mes yeux que tout cet héritage. Eulalie ! Comment te le dire ? Je le savais déjà ! J’avais compris depuis longtemps que tu n’étais pas comme nous...

EULALIE : Quoi ? Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ?

HONORINE : Je ne voulais pas te brusquer. Je voulais que cela vienne de toi. Et puis… Il y a ton père ! Tu sais qu’il n’a jamais admis ce qui est arrivé à sa mère. Tu es comme elle et je suis persuadée qu’elle était une femme formidable, elle aussi ! Mais je ne sais pas s’il est encore prêt à l’entendre.

EULALIE : Maman ! Je ne savais pas ! Depuis tout ce temps tu lui mens ?

HONORINE : Je n’en pas eu besoin. Pour ça, tu t’es très bien débrouillée toute seule. A nous faire croire que tu préférais manger seule parce que tu étais débordée de travail… Ou parce tu n’avais pas faim ou que tu étais soit disant en colère contre ton frère…

EULALIE : ça c’était vrai !

HONORINE : Je le sais, oui. Vous êtes incroyables tous les deux ! Moi je me suis juste contentée de calmer ton père lorsqu’il pestait contre ton attitude ou qu’il voulait monter dans ta chambre pour te dire sa façon de penser… Mais il t‘aime plus que tout, lui aussi ! Ne va jamais douter de son amour pour toi ! C’est juste que… C’est plus facile pour lui de le manifester avec ton frère. D’une autre manière… Ils n’ont pas besoin d’autant d’explications, « de palabres »... Ils se chamaillent tout le temps et c’est comme ça que les sentiments sont exprimés entre eux…  Il est beaucoup plus maladroit avec toi. Tu es une fille et il ne connait pas très bien le mode d’emploi.

EULALIE : Maman, j’ai besoin que tu m’aides ! J’ai peur ! J’ai peur de ce que je suis ! J’ai peur de ce qu’il pourra en penser. Pourquoi est-ce que je ne suis pas comme vous ?

HONORINE : Viens-là, ma chérie ! Je ne sais pas pourquoi tu n’aimes pas les hommes mais pour moi tu n’es pas différente. Tu n’as pas à avoir peur de ce que tu es ! Il y a beaucoup d’hommes et de femmes qui sont comme toi…

M. CHAPON : Oui ! Moi-même, je suis comme vous !

EULALIE : Mais taisez-vous, vous !

HONORINE : Eulalie ! On va faire ce que tu as décidé. Nous allons le libérer.

EULALIE : Mais maman… Je ne sais pas si c’est une bonne idée ! Papa sera furieux et ce promoteur risque de nous dénoncer.

HONORINE : Je ne crois pas que M. Chapon dira quoi que ce soit.

M. CHAPON : Vous avez ma parole !

HONORINE : Nous avons sa petite carte avec son adresse et il sait très bien que nous n’avons qu’un coup de téléphone à passer pour que nos amis le retrouvent et fassent un succulent repas...

M. CHAPON : Ce ne sera pas nécessaire ! Je me tiendrai à carreau ! Je ferai tout pour que mon employeur abandonne l’idée d’investir par ici. Histoire de vous donner un peu de temps.

HONORINE : C’est fort aimable à vous.

EULALIE : Et pour papa ?

HONORINE : ça, c’est plus compliqué… Mais il est temps pour lui d’entendre certaines choses et la libération de M. Chapon sera un très bon élément déclencheur. Cela risque d’être houleux au début mais nous serons deux et il n’est pas aussi entêté qu’il en a l’air. Est-ce que tu te sens prête, ma chérie ?

EULALIE : Allons-y, maman ! Libérons-le !

Honorine détache M. Chapon.

HONORINE : Vous êtes libre, M. Chapon. N’oubliez surtout pas notre petit accord !

M. CHAPON : Je ne risque pas de l’oublier, mesdames ! Je ne sais pas comment vous remercier pour ce que vous faites…

EULALIE : Arrêtez de parler et tirez-vous !

M. CHAPON : Je m’en vais ! Au revoir, mesdames !

M. Chapon sort précipitamment.

Honorine et Eulalie se dirigent vers la sortie et le regardent partir.

Eulalie enlace Honorine à la taille. Honorine met son bras autour du coup d’Eulalie.

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