Angel & Marie - chapitre 1

Valérie Bel

1 - Impression

 

Elle l'avait repéré le jour de la rentrée. C'est ce jour-là que commença l'histoire de Marie et Angel.

Elle était une lycéenne de dix-sept ans, élève moyenne, pas passionnée par les cours, pas très à l'aise dans son corps de jeune femme, qu'elle trouvait trop ceci, pas assez cela. Elle n'aimait pas attirer l'attention et se cachait sous une mèche de cheveux et des vêtements les plus neutres possibles. Elle avait une démarche vive qui, seule, témoignait de la vie qui trépignait sous cette apparence placide. Marie était en général accompagnée de Sophie, sa meilleure amie depuis le primaire. Toutes deux arrivaient le matin pile pour l'heure des cours et quittaient le lycée aussitôt ces derniers achevés. Elles habitaient les Cités Jardin de Suresnes et venir au lycée Alexandre Dumas de Saint-Cloud, c'était entrer chaque jour dans un monde plus riche que le leur, un monde dont elles n'avaient pas tous les codes. Il leur manquait les moyens financiers suffisants pour avoir une chance d'appartenir à la caste des élèves  « populaires », ceux aux vêtements de marques prisées, et capables de marcher avec une morgue et une assurance laissant penser qu'ils dominaient déjà les autres.

Elodie faisait partie de ces filles dites populaires dont Marie se demandait comment elle avait pu se construire toute une cour alors qu'elle faisait davantage preuve de condescendance et de méchanceté que de sympathie. Une véritable peste, redoutée, dont la suprématie tenait aux rires qu'elle déclenchait par ses réparties moqueuses et ses mots assassins. Quand quelqu'un d'extérieur à sa bande s'adressait à elle, elle le regardait avec un air hautain qui semblait toujours dire « c'est à moi que tu oses parler ? », puis elle parcourait son interlocuteur des pieds à la tête et finissait sur une moue dédaigneuse qui indiquait clairement son mépris.

Entre elles, il arrivait que Marie et Sophie l'imitent, surtout quand elles venaient de subir dans la journée l'une de ses piques fielleuses.

- Si je te regarde avec ce petit air faussement étonné et ce petit mouvement de tête plongeant et en retrait, si je te balaye de bas en haut avant de détourner subtilement la tête, qui suis-je ? demandait Sophie.

- Elodie !

- Si je te dis « Marie ! Tu as investi dans de nouvelles bottes !? Waouh ! On dirait presque des Uggs ! Tu les as trouvées chez Miniprix ou Carrouf ? », qui suis-je ?

- Elodie !

C'est justement près de cette Elodie que Marie remarqua pour la première fois Angel. Il l'attendait à la sortie des cours tous les soirs, avec un groupe de quatre ou cinq garçons que Marie ne connaissait pas et dont il se distinguait par un look plus marqué. Il était grand, brun, ses cheveux bouclés, jetés en arrière lui caressaient la nuque et sous des sourcils fournis et dessinés pointaient deux yeux noirs qui semblaient parfois rougeoyer d'un feu intérieur. Le teint mat, les dents blanches, vêtu de noir et de cuir, il était l'incarnation même d'une virilité conquérante et tentatrice. Il était difficile de lui donner un âge. Vingt-cinq ans peut-être ? Devant lui, l'arrogante Elodie se mettait à minauder. Marie les observait de loin, du coin de l'œil. Ce garçon était étonnant, et elle se demandait à quel jeu il jouait. Il semblait s'offrir aux regards, parfaitement conscient de l'effet qu'il produisait, il laissait Elodie parader, rire trop fort ou trop haut, il la laissait s'approcher, le frôler, se frotter et pourtant, quelque chose dans son attitude semblait lui dire non, l'invitait à garder une certaine distance.

 Un soir, alors qu'elle courait pour attraper son bus, Marie trébucha juste devant lui et le contenu de son sac se répandit sur le sol. Elle vit clairement Angel esquisser un geste pour l'aider à ramasser ses affaires mais il fut aussitôt retenu par Elodie qui lui prit la main et l'entraîna dans une autre direction. Il eut cependant le temps de lui jeter un regard où la douceur et bonté qu'elle y lut la déconcertèrent profondément tant elles ne semblaient pas en accord avec son apparence. Leur échange de regard fut bref mais riche de ce qu'ils s'y dirent. Comme si une parenthèse dans le temps s'était ouverte pour eux deux et qu'ils avaient eu le temps de se parler sans un mot prononcé :

- Désolé, j'aimerais t'aider à ramasser tes affaires, mais Elodie ne me laisse pas et je dois m'occuper d'elle.

- Ne t'inquiète pas, j'ai l'habitude avec elle, elle n'est jamais sympa avec moi.

- Oui, c'est une vraie peste. Evite-la, elle peut être dangereuse. Je ne voudrais pas qu'elle te fasse du mal.

-  C'est gentil, je suis touchée par ta gentillesse.

- Je lis aussi une immense gentillesse en toi. Il faut que j'y aille. Fais attention à toi.

Evidemment, ce fut un moment fugace et, après coup, Marie se reprocha son imagination débordante. Mais l'impression qu'il y avait eu dialogue persista, tenace. Dans le bus, elle en eut les jambes qui flageolaient. Devant sa table de travail, elle en perdit toute concentration. Elle revivait sans cesse cette rencontre, brève et pourtant si dense. « Je n'ai pas rêvé : il a voulu m'aider, il m'a regardée, intensément », se disait-elle.  Elle se ravisait aussitôt : « Non, je délire. Comment un garçon aussi beau que lui, qui traîne avec une fille comme Elodie, pourrait ne serait-ce que s'apercevoir que j'existe ? Je suis fade, terne, insignifiante, inintéressante … ».

Les jours suivants, à la sortie du lycée, elle revit Angel. Son comportement lui parut de nouveau bizarre : il se mettait à l'entière disposition d'Elodie, tout en refreinant les ardeurs de cette dernière de plus en plus entreprenante. Elle s'aperçut qu'il portait une alliance à l'annulaire de la main gauche. Cela signifiait-il qu'il était marié ? Mais que faisait-il alors près de cette peste d'Elodie ? Chaque soir également, il lui adressait, à elle Marie, un bref regard, toujours porteur du même message : « Prends soin de toi s'il te plaît ». Etrange.

 

Et puis, un jour, la prof principale, blême, leur annonça qu'elle avait une bien triste nouvelle. Leur camarade Elodie avait eu un grave accident de scooter, les médecins n'avaient pas réussi à la sauver. Elle était morte. Un silence de plomb s'abattit sur la classe. Chacun ploya sous l'effroyable nouvelle. Comment accepter une telle tragédie ? Comment était-ce possible ? Une fille de dix-sept ans ! Marie pensa que la veille encore elle avait vu Elodie roucouler devant Angel, puis lui saisir la tête entre ses mains et lui planter un long baiser démonstratif. Angel s'était laissé faire mais, après, au lieu d'afficher une mine réjouie, il avait doucement écarté une mèche de cheveux du visage d'Elodie et l'avait regardée d'une façon qui avait paru à Marie infiniment triste. Et maintenant Elodie n'existait plus ! Rayée du monde des vivants. Impensable.

Angel cessa de venir à la sortie des cours. Marie en tira l'inévitable conclusion qu'il était bien venu pour les seuls beaux yeux d'Elodie. « Pour elle seule, mets-le-toi en tête, pauvre conne », se disait-elle. « Ta petite gueule fadasse, il n'en avait rien à faire. Il était là pour l'autre pétasse ! » Et aussitôt elle s'en voulait : on ne parlait pas ainsi d'une morte ! Mais c'était tellement dur d'avoir cru être un tant soit peu remarquée par cet incroyable garçon et de constater qu'il n'en était rien ! Amère désillusion.

Elle tenta de ne plus y penser. Bien sûr, plus elle s'intimait l'ordre de l'oublier, plus ses souvenirs la hantaient. Elle se rendit compte qu'elle avait attendu chaque jour le moment où leurs regards se croisaient. Pendant ces quelques semaines, toutes ses journées n'avaient été tendues que vers ce point d'orgue quotidien. Septembre et octobre lui avaient semblé plus lumineux que d'autres années. Elle se levait le matin, avide de la journée à venir. Elle se couchait le soir avec un trésor au creux de ses pensées. Elle se réjouissait de l'enchaînement des jours, ponctués par cette croisée des regards. Chaque minute qui passait lui était agréable car elle la rapprochait de l'instant de la rencontre.

Sans ce beau garçon ténébreux dont elle ignorait même le nom, la vie reprit ses couleurs grises. Les jours retrouvèrent leur morne course sans contour ni relief. Elle se réveillait sans entrain, partait en cours sans allant, vivotait sans envie. Elle faisait les choses sans y être. Les heures de cours passaient sans intérêt, les semaines mouraient dans la monotonie. Un trimestre passa dans cette pâle indifférence.

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