Angel & Marie - Chapitre 5
Valérie Bel
5 - Eloignement
Le lendemain, Marie rejoignit Sophie au café et lui raconta les événements de la nuit.
- Elle est morte ?! s'exclama Sophie à propos de Sandra. Mais comment ? Brulée ?
- Je ne sais pas, mais il semblerait que le feu soit parti de sa chambre d'après ce que j'ai entendu dire.
- Mais c'est dingue ! Je peux pas croire qu'elle soit morte ! Pourtant je n'aimais pas spécialement cette fille, mais penser qu'elle était là encore hier, bien vivante, avec cet Angel …
Sophie se figea. Elle venait de faire un rapprochement :
- Dis-donc, il fait pas bon traîner avec Angel. Elodie, Sandra. Deux nanas d'Angel, deux mortes ! Il porte gravement la poisse, ce mec ! Ou ça se trouve, c'est un serial killer !
- Non…
- Comment ça, non ? Qu'est-ce t'en sais ?
- Je sais, c'est tout. Il a tellement de douceur, de bonté…
- Bonté, tu parles ! C'est peut-être avec bonté qu'il a fait fuir les deux copains de Sandra l'autre soir ?? ironisa Sophie.
- Sans violence en tout cas. Il était calme, parfaitement maître de lui. Il leur a fait plus peur que mal.
- De toute façon, toi, dès qu'il s'agit d'Angel, tu ne réagis pas normalement.
- Tu peux parler ! rétorqua Marie plus vivement qu'elle ne l'aurait voulu.
- Ça veut dire quoi ça ?
- Rien, laisse tomber.
- Non, mais vas-y, dis.
- Eh bien, l'autre jour, au café, quand tu lui as demandé un rendez-vous, tu as eu un comportement… Je ne sais pas… Je ne t'ai pas reconnue…
- N'importe quoi ! De toute façon son rendez-vous, il peut se le garder ! Moi les serial killer, c'est pas trop mon truc !
C'est le moment que choisit Angel pour entrer dans le café.
- Bonjour Marie, bonjour Sophie ! leur dit-il avec un sourire désarmant, en s'asseyant.
- Ah Angel, qu'est-ce que tu fais là ? demanda Sophie d'une voix étranglée.
- Je suis venu honorer ma promesse de revenir te voir et je suis venu vous dire au revoir.
- Au revoir ? lâcha Marie avec un ton désespéré qui la surprit elle-même.
Angel la regarda dans les yeux, accrochant son regard au sien. Il lui dit, d'une voix chaude et tendre :
- Oui, Marie, je dois partir. Je suis appelé sur une autre mission loin d'ici.
Elle baissa la tête. Le départ de cet homme qu'elle connaissait à peine et que sa meilleure amie soupçonnait d'être un serial killer, l'accablait.
- Tu pars quand ? demanda-t-elle.
- Dans quelques instants.
- Tu pars pour longtemps ?
- Oui, Marie, probablement pour longtemps.
- Tu reviendras ?
- Je ne sais pas. Cela dépendra de mes missions.
Et il se leva.
- Tu pars déjà ? glissa Sophie dans un réflexe inopportun.
- Oui, déjà, Sophie. Mais je crois qu'aujourd'hui tu n'avais pas envie d'un long rendez-vous, non ?
Marie eut de nouveau l'impression qu'il connaissait la teneur de leur conversation juste avant son arrivée et qu'il y faisait référence. Sophie, décontenancée, ne pipa mot.
- Prenez soin de vous, ajouta Angel d'une façon qui ne semblait pas une formalité de politesse, mais une demande sincère.
Il tourna les talons et sortit.
Marie et Sophie restèrent quelques minutes sans parler. Marie, parce que son monde venait de se rétrécir, de perdre ses couleurs. Sophie, parce qu'elle était déstabilisée par la douceur et la beauté de cet homme dont pourtant elle se méfiait quelques instants auparavant. Néanmoins, ce fut elle qui reprit la conversation :
- C'est quoi cette histoire de mission ?
- Je ne sais pas. Il m'a dit l'autre jour qu'il travaillait pour un grand patron, mais il n'a pas voulu m'en dire plus.
- Tu m'étonnes qu'il ait pas voulu t'en dire plus ! Des missions où, au passage, il zigouille des jeunes femmes !
- Tu vas pas recommencer !
- Ce mec est bizarre, il surgit toujours comme un diable quand on l'attend pas, il fréquente les pires nanas qui soient et hop, elles meurent ! Avoue que c'est troublant, non ? Tu crois pas qu'on devrait en parler à la police ?
- Tu débloques complètement ! dit Marie en se levant.
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Je rentre, tu me fatigues.
- Ah non, tu vas pas encore me planter à cause de cet Angel ! Ce mec te rend dingue !
- Tu fais vraiment chier ! lui balança Marie, pourtant peu habituée de ce genre d'expression.
Et elle sortit, sans un regard pour son amie qui, c'était vrai, avait le don de l'exaspérer dès qu'il s'agissait d'Angel.
Elle marchait, absorbée dans ses pensées. Les remarques de Sophie la troublaient : elle avait raison, cela faisait deux fois qu'elle voyait ce garçon étrange fréquenter deux filles qui lui étaient mal assorties et qui mourraient peu de temps après que leur relation eût pris un tour intime. Etait-il possible qu'il y eût un lien entre leur mort et Angel ? Elle ne pouvait y croire, Angel l'avait sauvée et s'était montré si doux avec elle. Non, il ne pouvait pas être le monstre que Sophie le soupçonnait d'être. C'était impossible, elle le sentait. Toute son âme, tout son corps le lui disaient.
Prise comme elle l'était dans ses cogitations, elle ne fit pas attention aux deux silhouettes qu'elle croisa dans la petite rue qui menait à sa résidence. Aussi fut-elle saisie par la surprise et aussitôt par la peur quand elle entendit et reconnut la voix qui lui dit :
- Mais regardez qui voilà ! C'est Marie, la copine d'Angel !
C'était l'un de ses agresseurs de l'autre soir.
Marie aurait dû s'enfuir, courir, mais comme dans ses pires cauchemars, ses jambes ne lui obéissaient plus. Elle était figée sous l'effroi. Elle ne bougeait plus et ne dit mot.
- Eh bien, on dit pas bonjour aux vieux copains ? Toujours aussi coincée ? dit l'homme en s'avançant vers Marie comme pour l'embrasser.
Dans un réflexe, Marie le repoussa vivement de ses deux mains.
- Fais pas ta pétasse, Marie ! Aujourd'hui t'auras pas d'Angel pour te sauver. Au cas où tu saurais pas, il est parti. Alors tu vas être bien sage et tu vas faire ce qu'on te dit. Compris ? lui dit le plus entreprenant des deux, en la saisissant sans ménagement derrière la nuque par les cheveux.
Marie hurla.
Mais c'est alors qu'elle vit la peur changer de camp. Elle l'aperçut d'un coup dans les yeux de ses agresseurs qui se mirent à reculer, semblant vouloir s'éloigner de quelque chose qui avait surgi derrière elle. Elle devina. Angel. Il lui ordonna :
- Cours Marie, cours jusqu'à chez toi. Et ne te retourne pas. Je t'y rejoindrai bientôt.
Marie retrouva l'usage de ses jambes, obéit et se mit à courir. Elle ne se retourna pas, mais quand elle prit l'angle de la rue, elle aperçut à l'endroit où se tenaient Angel et ses deux agresseurs une vive lumière, une sorte de halo d'une intensité incroyable. Son cerveau enregistra l'image, mais elle évita de se poser des questions, car ce qu'elle voulait, c'était courir jusqu'à chez elle, comme le lui avait intimé Angel.
Elle monta les marches de l'immeuble quatre à quatre, jusqu'au premier étage où était situé l'appartement familial. Elle glissa la clef dans la serrure. Fermée à double tour, ce qui signifiait qu'il n'y avait personne à la maison. Elle se dirigea essoufflée vers sa chambre, prête à se jeter sur son lit en attendant l'arrivée d'Angel. Elle tourna la poignée de sa porte, l'ouvrit et s'immobilisa aussitôt. Ce n'était pas possible … Non, ce n'était pas possible … elle avait couru de toutes ses forces, aussi vite qu'elle en était capable et … Angel se tenait de dos devant sa fenêtre, une main appuyée sur l'encadrement, une jambe croisée derrière l'autre. Il l'attendait !
Marie balbutia un « Mais… ». Angel se retourna. Elle poursuivit :
- Mais comment as-tu fait pour arriver avant moi ? et par où es-tu rentré ?
- Par la fenêtre. Tu l'avais laissée ouverte.
- Par la fenêtre ??! Mais pourquoi par la fenêtre ??
- Pourquoi pas ?
- Mais …
- Marie, tu te poses trop de questions, dit-il de sa voix caressante. Viens.
Il ouvrit les bras, comme la fois précédente, pour qu'elle vienne s'y blottir. Marie avait encore mille questions à poser et autant de réponses à obtenir, mais l'appel de ces bras était irrésistible. Elle s'y jeta. Angel les referma autour d'elle, se mit à la bercer, tout en déposant de tendres baisers sur le haut de ses cheveux. Aussitôt Marie sentit toute la tension qui l'avait assaillie, s'évacuer. Une douce chaleur l'envahit, bientôt suivis d'une myriade de picotements qui parcouraient tout son corps. Une sorte de courant électrique la saisissait et elle avait l'impression qu'il était produit au contact de leurs deux corps et qu'Angel le ressentait lui aussi. C'était une sensation bienfaisante, un délicieux agacement qui lui donnait envie de se fondre contre lui. Le temps semblait suspendu, le monde aboli. Elle était là, tout entière présente à cet instant et à cet homme. Elle sentait tout son être concentré, réveillé, exhalé, emporté, complété dans ces deux bras qui l'enserraient.
Elle leva les yeux vers Angel. Son regard ! Oh mon Dieu, comment dire, ce qu'il sembla à Marie y apercevoir ! Une infinie bonté, une infinie tendresse, mais aussi, fugacement au moment même où elle attrapa son regard, et avant qu'il ne se ressaisisse, un certain trouble. Angel troublé ? Par elle ? Etait-ce possible ? Oui, si jamais il ressentait un millième de ce que Marie éprouvait.
Mais Angel brisa l'enchantement :
- Marie, je vais partir.
- Oh non, Angel, je ne veux pas que tu partes.
- Je le dois, Marie.
- Mais …, commença-t-elle.
- Mais ? l'invita-t-il à poursuivre.
- Je ne sais pas…Je ne sais plus… j'ai eu peur… je n'ai plus peur… je suis bien, si bien dans tes bras…et pourtant je ne sais pas qui tu es…
- Tu n'as pas besoin de savoir, dit doucement Angel en détachant le mot savoir. Tu sens qui je suis.
- C'est si étrange…
- Tu ne crois pas si bien dire.
- Sophie t'a traité de serial killer, lâcha Marie.
Une ombre passa dans les yeux d'Angel. Marie reconnut ce voile de tristesse pour l'y avoir déjà aperçu à deux reprises dans son regard.
- Pardon, Angel, je ne voulais pas te faire de la peine. Je n'y crois pas, moi, à cette histoire de serial killer. Je suis sûre que tu n'as rien à voir avec la mort d'Elodie et de Sandra. Tu les aimais sans doute…
- Non, je n'étais pas là pour les aimer, elles n'étaient guère aimables, mais je ne les ai pas tuées, dit-il posément.
- Tu veux dire quoi par « je n'étais pas là pour les aimer » ? demanda-t-elle, interloquée.
- Je te l'ai déjà dit, Marie, répondit Angel de sa voix suave. Je m'occupe de gens. De gens mauvais.
- Mais tu fais quoi avec ? Tu les soignes, tu les rééduques ?
- Certains ne peuvent être soignés de leur mal.
- Angel, je n'y comprends rien. Que fais-tu, en quoi consistent tes missions ?
- Ça aussi, je te l'ai déjà dit, poursuivit calmement Angel. Je ne peux t'en dire plus.
- Et aux deux copains de Sandra, tu leur as fait quoi ? C'était quoi cette lumière que j'ai vue ?
- La vérité de leur âme.
- La vérité de leur âme ??? Angel, arrête de te moquer, dit Marie qui pourtant ne doutait pas du sérieux d'Angel dans ses réponses. Il ne mentait pas, elle en était certaine, mais elle n'en était pas plus éclairée.
- Marie, certaines vérités sont insoutenables.
- Et s'ils reviennent… s'ils recommencent…
- Ils ne recommenceront plus, Marie.
- Comment peux-tu en être certain ?
- Je le sais. Ils ne sont plus en état de nuire.
- Que leur as-tu fait ??
- Je te l'ai dit : j'ai fait la lumière sur leur âme.
- Angel, je ne comprends rien à ce que tu me dis. S'il te plaît, dis-moi vraiment les choses.
- Je te dis vraiment les choses. Vraiment. Je ne mens jamais, Marie. Je te dis la vérité, même si tu ne la comprends pas.
- Mais…
- Marie, l'interrompit doucement Angel. Fie-toi à ta petite voix intérieure qui te dit que tu peux me croire. Crois-moi même si tu ne peux tout comprendre. Ces deux garçons ne feront plus de mal à quiconque. Tout comme Elodie et Sandra.
- Ils sont morts ??
- Non.
- Je te crois mais … Je suis perdue, complètement désorientée par tout ce qui est arrivé depuis que je te connais. J'ai l'impression de perdre la raison, j'ai des tonnes de questions sans réponse à ton sujet et pourtant… quand tu es là… je suis … je suis… oui, voilà, je suis, j'existe comme jamais auparavant.
Angel lui sourit et lui caressa la joue du bout des doigts. Pourtant, il dit :
- Marie, je vais partir.
- Pourquoi ? gémit Marie.
- Parce que je le dois.
- Non, reste, supplia-t-elle.
- Marie, je dois partir. Je serai toujours là pour toi, si tu as besoin de moi. Mais je pars. Maintenant je te demande de fermer les yeux et de compter jusqu'à dix.
Elle eut envie de protester, mais la voix d'Angel possédait toujours cette autorité calme et absolue à laquelle elle ne pouvait se dérober. Elle ferma les yeux et compta jusqu'à dix. Quand elle les rouvrit, Angel n'était plus là. Parti. Par où, comment, elle l'ignorait, mais parti. Elle murmura son prénom dans un douloureux soupir : « Angel… » Il lui sembla entendre en écho un « Marie… ».
Elle s'allongea sur son lit, avec un indicible sentiment que le départ d'Angel l'avait arrachée à elle-même. Angel parti, c'était de la vie en moins, un désert où s'assécher, une obscurité où s'éteindre.