Angel & Marie - Chapitre 6
Valérie Bel
6 - Malaise
Les cours reprirent. Marie retourna au lycée. Elle fit de nouveau toutes les choses et les gestes de la vie quotidienne. Elle se leva, se lava, s'habilla, prit son petit-déjeuner, monta dans le bus, en descendit, s'assit en cours près de Sophie, déjeuna avec Sophie, se rassit en cours, reprit le bus, fit ses devoirs, dîna, se coucha, dormit et le lendemain, recommença. Mais nuit et jour, un seul nom l'habitait : Angel. Quoique sa bouche prononçât comme parole, quoique son corps fît comme activité, son esprit était possédé par une seule pensée : Angel. Quels que fussent ses échanges avec d'autres, Sophie, son petit frère, ses parents, ses profs, une seule personne était présente dans sa tête : Angel. Une seule image s'inscrivait en filigrane de chaque instant de sa vie : celle d'Angel. Ses rêves ne se formaient que pour mettre en scène un seul être : Angel.
Le manque qu'elle avait de lui était à la hauteur de son obsession. Marie, la première, ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Jamais elle n'avait éprouvé une telle chose. Petite, quand elle était partie en colonie, ses parents lui avaient bien manqué, mais pas de cette façon qui la laissait exsangue, à la fois totalement emplie d'un nom et vidée par une absence insoutenable. Enfant, quand quelqu'un avait pu lui manquer, c'était par moment, des moments parfois douloureux, par exemple lors du coucher, mais ce n'était pas sans répit. Là, le manque d'Angel était permanent et aigu. Tel un aimant puissant ou un ogre vorace, la pensée d'Angel attirait et engloutissait toute son énergie, toute son attention. Sans lui, l'univers entier était privé d'intérêt, la vie, de saveur.
Marie en perdit sa gaîté habituelle et sa gourmandise bien connue. Elle n'avait plus goût à rien et rien ne la tentait.
Sophie s'en inquiéta d'abord. Elle lui disait :
- Marie, arrête de penser à cet Angel. Je te l'ai dit mille fois, c'est pas un type pour toi. T'as vu le genre de nanas qu'il fréquentait ?!
Ou encore :
- Il t'a embrassée ? Non. Pourtant, s'il avait voulu, il en aurait eu l'occasion. S'il l'a pas fait, c'est qu'il en avait pas envie. Et s'il en a pas envie, tu perds ton temps. Donc tu l'oublies !
Mais bientôt, chez Sophie, l'inquiétude céda place à l'énervement.
- Marie, secoue-toi ! C'est pas possible ! Ça fait un mois qu'Angel est parti et toi, t'es toujours comme un poisson hors de son bocal ! Tu t'es vue ? T'as perdu combien de kilos ? Tu fais peur à voir ! Et puis, bonjour la compagnie : t'es gaie comme un croque-mort, j'ai l'impression de parler à une tombe. J'en ai franchement marre. C'est vrai, quoi, t'es chiante à la fin ! Tu nous fais chier avec ton Angel !
Mais ni l'exaspération croissante de Sophie, ni les remarques de sa mère à table la priant de manger un peu, ni les pitreries de son petit frère qui essayait de la distraire, ne lui rendaient sa joie de vivre et son appétit. Marie dépérissait, lentement mais plus sûrement que si on l'eût privée d'eau. Et la seule source à laquelle elle aurait pu s'abreuver, c'était Angel. Source dont les mystères n'étaient pas pour rien dans la ronde obsédante de ses pensées. Trop de questions sans réponses. Trop d'interrogations béantes qu'aucune hypothèse de sens commun ne pouvait suturer.
Qui était Angel ? Ou plutôt qu'était-il ? Un diable de séduction, un ange de douceur ? Un tueur, un sauveur ? Comment avait-il pu entendre ou deviner ses conversations avec Sophie, connaître la teneur de ses SMS ? Comment avait-il pu surgir à deux reprises au moment même où elle était en danger ? Pourquoi l'avait-il sauvée, elle, et n'avait-il pas sauvé Sandra ? Pourquoi fréquentait-il des filles dont il avait dit qu'il ne les aimait pas et qu'elles n'étaient pas aimables ? D'où lui venait cette force surhumaine qu'elle l'avait vu déployer ? Comment avait-il pu apparaître et disparaître chez elle comme un … Comme un quoi ? Comment avait-il généré cette indescriptible lumière qu'elle avait aperçue dans sa fuite ? « La vérité de leur âme », avait-il dit. Qui était-il pour prononcer de telles paroles ? Un illuminé ? Et pourquoi avait-elle eu plusieurs fois la sensation qu'il lui disait des choses alors même qu'il ne lui parlait pas, la regardait seulement, ou même était déjà parti ?
Tout cela dépassait l'entendement. Marie avait le sentiment d'y perdre la raison. Même quand elle s'en tenait à ce qu'il lui avait dit, « chargé de mission », et qu'elle en faisait une sorte d'agent secret, cela ne résolvait pas tout. Bien des points restaient sans explication sensée. Les hypothèses logiques de Marie rencontraient une butée. Son intelligence se cognait aux murs d'une situation qui ne répondait pas aux critères de la normalité.
Marie se sentait devenir folle.
Pourtant un événement survint qui aurait pu détourner son attention.
Ces derniers mois, son père s'était souvent plaint d'être fatigué. Ce n'était pas dans ses habitudes. C'était un homme à l'humeur enjouée, toujours prêt à rire et à partager un bon moment avec ceux qu'il aimait. Sa femme lui avait dit qu'il aurait dû demander au médecin une prise de sang pour vérifier que tout allait bien. Mais il ne le fit pas, remettant à plus tard et disant que ça allait passer. C'était sans doute le stress du bureau. Lui et son équipe travaillaient sur un gros devis de chantier, ils étaient tous sous pression. Ça irait mieux après la signature. Un matin, dans sa salle de bain, tandis qu'il se rasait, il eut un malaise. La mère de Marie entendit un boum, n'eut aucune réponse quand elle demanda « ça va chéri ? » et quand elle ouvrit la porte de la salle de bain, elle vit son mari étendu au sol, inconscient. Elle poussa un premier cri, « Michel ! », puis un second à l'adresse de Marie : « Appelle les pompiers, ton père s'est évanoui ! ».
Marie était en train de prendre son petit-déjeuner. Elle reposa précipitamment son bol bleu où fumait son thé à la bergamote. Tous les détails de cet instant lui sautèrent à la figure : les gouttes qui s'échappèrent de son bol et vinrent tacher le tissu du coussin de sa chaise qu'elle renversa en se levant, le bruit que fit la chaise en tombant sur le carrelage, le liquide qui tanguait dans son bol, sa course vers le téléphone, les battements affolés de son propre cœur, le couloir peu éclairé, le téléphone blanc qui trônait parmi des papiers et des factures, ses touches rétroéclairées. Saisir le téléphone et composer le … Le combien ?? C'était quoi déjà le numéro des pompiers ? 17 ou 18 ? Marie essaya de se calmer. Police, c'est avec un L, pompier avec un M, le L c'est avant le M, donc 17 c'est la police et 18 c'est les pompiers. Marie composa les deux chiffres sur le clavier. Comme l'y invita une voix préenregistrée, dès qu'elle eut un interlocuteur en ligne, elle déclina son nom, son adresse, avant de dire :
- C'est mon père, il a fait un malaise, venez vite, je vous en prie !
Les pompiers arrivèrent dans les minutes qui suivirent. Ils trouvèrent le père de Marie assis sur le sol de la salle de bains. Sous les deux gifles de son épouse, il avait repris connaissance. Néanmoins, après un bref interrogatoire où fut notamment évoquée cette fatigue persistante depuis des mois, les pompiers décidèrent de le conduire aux urgences de l'hôpital.
Marie vit son père en pyjama bleu marine à rayures rouges et en chaussons écossais, hissé sur le brancard. Elle entendit, se détachant de la scène, la voix de sa mère qui lui disait :
- Je pars avec ton père dans le camion des pompiers. Occupe-toi de ton frère. Je t'appelle dès que je peux, ma chérie.
Et tout le monde, pompiers, son père, sa mère, sortit. La porte de l'appartement resta ouverte. Ouverte sur un nouveau vide, sur une nouvelle sortie de scène. Marie alla la fermer. Puis elle regarda par la fenêtre s'éloigner le rouge du camion et le bleu de son gyrophare. Quand ils furent hors de vue, Marie se retourna, balaya du regard l'appartement déserté, se sentit bien seule. Elle attendit que Jules, son petit frère, se réveille. Il n'avait pas école le mercredi matin. Elle, si. Aussi pensa-t-elle à prévenir le lycée que son père avait été transporté aux Urgences et qu'elle devait en conséquence s'occuper de son petit frère. A ce dernier qui lui demanda à son réveil pourquoi elle était là et pas Maman, elle répondit que Papa et Maman étaient partis chez le médecin.
Et la longue attente commença. Sa mère lui envoya quelques textos, mais pour lui indiquer que préparer pour le déjeuner de son frère ou pour savoir si tout se passait bien, mais sans donner de nouvelles de son père. Marie lui en demanda, sa mère répondit : « on attend les résultats d'analyse ».
Quand vers vingt heures, Marie entendit la clé dans la serrure de l'appartement et vint aux devants de sa mère, elle vit immédiatement que celle-ci avait les yeux rougis. Elle avait pleuré.
- Maman, qu'est-ce qui se passe ? Où est Papa ? Qu'ont dit les médecins ?
- Où est Jules ? s'enquit d'abord sa mère, qui ne voulait pas que son fils entende.
- Devant la télé.
- Marie, les premiers résultats d'analyse ne sont pas bons. Ils ont gardé ton père en observation. Ils vont lui faire plus d'analyses. On devrait en savoir plus demain.
- Pas bons ? Ça veut dire quoi ? Il a quoi ? demanda Marie gagnée par la panique.
- Je ne sais pas. Les médecins m'ont dit que les résultats n'étaient pas bons et quand je leur ai demandé s'il y avait de quoi s'inquiéter, ils m'ont répondu oui.
- Il a quelque chose de grave ?
- Nous verrons, Marie. Nous en saurons plus demain. Maintenant, tu vas aller faire tes devoirs, moi je vais aller voir ton frère et lui expliquer que son Papa est à l'hôpital pour des examens. Et en attendant les résultats, on va rester confiantes. D'accord ma chérie ?, lui demanda sa mère en lui déposant un baiser sur le front.
Elle fit ce que sa mère voulait : elle fit ses devoirs et afficha une mine confiante et sereine au dîner. Cependant, en son for intérieur, son inquiétude vint s'ajouter comme une seconde enclume à ses obsessions. La crainte qu'elle avait pour la santé de son père ne la détourna pas de la pensée d'Angel. Non, c'était simplement une autre pensée lancinante qui s'ajoutait à la première. Désormais deux mots monopolisaient son esprit : Angel et Papa.
Le lendemain, au lycée, elle attendit toute la journée les nouvelles que sa mère s'était engagée à lui donner. Mais quand sonna la fin des cours, elle n'en avait reçu encore aucune. Comme sa mère lui avait dit que son père serait gardé quelques jours en observation à l'hôpital, qui n'était qu'à quelques centaines de mètres de son lycée, elle décida de lui rendre visite. Elle se fit indiquer le numéro de chambre par l'hôtesse à l'accueil. Elle prit l'ascenseur, en priant pour que lui soit annoncé que son père allait bien et n'avait rien de sérieux. Mais quand elle pénétra dans la chambre et qu'elle vit l'expression défaite de ses parents, elle comprit immédiatement que ses prières ne seraient pas exaucées. Elle demanda, presque en criant :
- Qu'est-ce qu'il a ?
Sa mère qui était assise au bord du lit où reposait son père, lui tendit la main pour l'inviter à s'assoir près d'elle. Quand Marie fut assise, et sans lâcher sa main et celle de son mari, elle dit dans un sanglot :
- Ton papa a une leucémie.
Il y a des mots qui écrivent un avant, un après. Ceux-là en furent. Ils ouvrirent une de ces parenthèses de temps que l'on voudrait pouvoir fuir et dans laquelle, pourtant, on se sent irrémédiablement happé et présent.
Marie put juste émettre un « Non ! » désespéré.