ANNE

Dominique Taureau

La première note de musique

                                                     Dimanche 6 août 2017, 12 heures.

      Assise sur son rocher au pied du calvaire de la Pointe du Corps de Garde Anne songeait au concert ; le récital sera donné au profit de l'UNICEF[1] ; ainsi était le but : promouvoir l'intégration scolaire des filles dans les vingt-cinq pays les plus défavorisés ; une bonne œuvre pour la défense des droits de la femme dans le monde ! Elle était prête pour ce rendez-vous du 2 septembre dans la salle Pleyel ; ce moment inouï marquera sa destinée de chef d'orchestre…C'est certain !

     Anne avait pris ses vacances aoûtiennes dans son Binic natal après la dernière semaine juilletiste parisienne de préparation avec l'orchestre philharmonique de radio France. Se revivifier pendant un mois à l'iode breton des Côtes-d'Armor avant l'événement ; pour autant la jeune prodige et virtuose n'oubliait pas d'exécuter avec la passion chevillée au cœur son travail quotidien d'exercice de pianiste et d'entrainement de chef d'orchestre durant six à huit heures par jour.

 

     Elle était fière du résultat. Son interprétation de La Mer avait été acceptée par les musiciens et en particulier appréciée par le chef d'orchestre. Quelle providence ! Ce chef extraordinaire lui avait proposé la direction de son orchestre pour exécuter cette œuvre difficile au milieu du concert ; quel challenge ! Quel honneur aussi ! Et quelle marque de confiance incroyable quand, après la répétition, il lui avait offert une baguette en bois d'olivier de Provence qu'il avait lui-même sculptée. Elle avait rougi en balbutiant : « - Oh vraiment c'est trop…je ne crois pas que…je ne sais si…merci pour la confiance…je suis très…j'espère que…merci beaucoup…» Elle repensa à ce trouble de sensations entremêlées qui, en jolis reflets étincelants dans sa mémoire, miroitait la promesse envoutante, excitante et néanmoins risquée de la belle émotion. Devant elle la mer scintillait également sous le soleil au zénith. Ai-je bien réveillé les images et les impressions sensorielles de La Mer créée entre 1903 et 1905 ? Debussy aurait-il aimé, lui qui disait : Il n'y a pas de théorie : il suffit d'entendre. Le plaisir est la règle.                              Ce que la mer lui montrait, ici en ce moment, était sans conteste le premier mouvement très lent en si mineur : de l'aube à midi sur la mer. Elle replia les jambes qu'elle enserra autour de ses bras ; reposant le menton sur ses genoux, elle se laissa dériver, captivée par ce qu'elle ressentait. Ondoyante d'éclats brillants sous l'astre poudroyant, la Manche palpitait faiblement ; indolente en bleus et verts nonchalants, elle murmurait son lent et interminable chuchotis, crachotant vers la plage ses vaguelettes d'écume sous la brise chuchotant les frétillants cerfs-volants...

     Des éclats éphémères de sa petite enfance revinrent luire à la surface de son souvenir. La gamine à la mine rose câline ; sa pelle jaune, son râteau vert et son sceau blanc tatoué de bateaux bleu et rouge ; les tâches des couleur vives des parasols figurant les fleurs étranges d'un pays fabuleux ; la longue plage de sable doré ; les rochers sombres biscornus au loin ; les délices calmes et mousseux de la paisible eau salée scintillante se déversant sur ses jolis petits pieds nus ravis ; son rire dans le vent…et tout à coup la première note résonnante déversée par le pianiste du restaurant de la plage…Son premier coup au cœur ! Elle s'y revit en une fraction d'éclair : devant la terrasse du restaurant  imprégné d'odeurs de frites et de moules, la bambine immobile et attentive, hypnotisée et envoutée par la magie sonore des ribambelles de notes…                                          Anne était admirative du génie de Claude Debussy. Son œuvre La Mer est belle dans son allure prodigieusement libre et improvisée et pourtant si exactement architecturée ; c'est que sa musique en couches de notes superposables et successives fait émerger du silence la poésie sonore et colorée de la mer où souffle le vent de la liberté, se surprit-elle à penser. Une vision inattendue à la faire mourir de rire la submergea : des morues frétillantes prirent la place des notes sur les portées de la partition ; des morues comme les deux poissons d'argent nageant l'un sur l'autre dans l'azur du blason de Binic. Anne se représentait bien le déplacement collectif et individuel des sons chatoyants de La Mer dans la mer. Le discours musical, tel un banc de poissons, arrive de nulle part, s'en va quelque part, va ailleurs vers là-bas mais bifurque, se perd et s'égare, puis se scinde un peu mais se reforme tout aussitôt, finalement découvre quelque chose d'autre, s'y intéresse et s'élance alors avec une vigueur renouvelée, et puis tout à coup retrouve d'instinct sa voie initiale pour repartir à nouveau.                            Elle savait que cette sensualité vertigineuse vogue d'abord et avant tout sur un sublime désordre d'inspirations musicales ; elle savait aussi que ce ravissement infini navigue à vue selon une apparente liberté improvisée ; mais surtout elle savait enfin que cet enchantement n'est piloté en fait que par la seule pensée arrangée et sûre selon le bon plaisir iconoclaste de Debussy.

 

     Là devant elle, la Manche clapotait en mille reflets changeants des flots de l'océan atlantique. Anne trouva belle la fugacité de ces chatoiements à l'image de la mobilité et de l'imprévisibilité scintillante des couleurs sonores de La Mer ; le génie a réussi à dévoiler la puissance émotionnelle brute de l'instantané : une sereine permanence marine dans l'éternité de son impulsion oscillatoire. « - Voici la tranquillité apaisée mobile souriante et radieuse de la mer ! » laissa-t-elle échapper. Elle déplia ses jambes ankylosées et s'étira de tout son long. Elle se sentait bien ici, rivée à cette plage plus sauvage et nettement moins fréquentée que La Blanche et L'avant-port. C'était son endroit de prédilection, son refuge de méditation au rebord de la Cité des Embruns. Attentive aux nuages blancs moutonneux qui se faufilaient au-dessus de son recoin ensoleillé qu'elle appelait son grain de beauté, Anne fut happée à nouveau par l'exquis frisson inexplicable des flashs lumineux.

     Oh le doux murmure pacifique du grand bleu vif étincelant au repos ! Dans un murmure elle récita le texte d'un lointain devoir de poésie du Conservatoire de Paris ; une petite éternité déjà !

Nonchalant

Somnolant

Indolent…

Il clapote

Il chipote

Il crachote

Il chuchote…

Le repos veiné

De désirs ornés

En plaisirs innés

Sur bleus pavanés

Pour baigneurs vannés…

Sous l'astre poudroyant

En éclats flamboyants

L'océan chatoyant

S'écoute babillant

Scintille frétillant

Palpite ondoyant…

Versant son répit

Par flots de dépit

Tel gouffre flapi

En monstre tapi

Si bien assoupi…

Il renverse

Il traverse

Il déverse

Il reverse…

Indolent

Somnolant

Non-violent.

Elle se revit sourire avec malice au professeur ; la vague qu'elle avait tentée de styliser sur le papier n'avait pas fait surfé l'appréciation : « mode trop original, cadence trop complexe, arithmétique trop spéciale, nuances infinies et fantaisistes, harmonies bizarres et audacieuses, belle initiative mais hors sujet » ; au résultat une très mauvaise note ! C'est vrai que son texte était hors sujet : il ne respectait pas l'alexandrin imposé. À l'époque Anne la rebelle n'exprimait souvent que son propre mystère

     Néanmoins Anne pensait toujours que l'inquiétante étrangeté de la vie y était implicite. « - Ah bon sang ! Il faut bien aller de l'avant et l'explorer cet inconnu pour accéder un jour…peut-être…probablement...qui sait...sans doute ou jamais…à la grande énigme » s'exclama-t-elle, dépliant ses deux bras qui s'ouvrirent vers le large ; dans son élan de rire elle se leva d'un seul coup : « - Oh hisse la quête du graal ! Il faut toujours s'élever par l'effort ! »                                                                            À cet instant, elle eut l'intuition qu'un couple de touristes amusés et ravis l'avait vraisemblablement photographiée ; elle lui offrit son plus beau sourire puis lui tourna les talons. Anne poursuivit sa réflexion passionnée sur le chemin du retour au milieu des aoûtiens…Car il ne faut jamais oublier que Le gouffre flapi en monstre tapi si bien assoupi n'est jamais très loin d'une mer d'huile lumineuse ; le climat varie et bascule très vite en mer ; les marins et les navigateurs le savent eux ! C'est la vie en fait…avec l'incertitude permanente, la brusquerie violente ou la soudaine douceur. Debussy a parfaitement orchestré les changements de l'humeur marine ; sa musique réussit le prodige d'éveiller de multiples images et sensations : les sons et les parfums, les mots et les couleurs. N'est-ce pas là l'essentiel ?                                                                         Précisément, Jeux de vagues et dialogue du vent et de la mer prolongent superbement les premières impressions de La Mer : de très lent, le rythme passe à vivement et joyeusement puis s'amplifie vers animé et tumultueux. Finalement, le courant musical de Debussy, comme la mer calme vers la tempête en folie, transforme l'énergie vitale en beauté idéale jusqu'au vertige et au dérèglement des sens. C'est cette magique alchimie secrète de sons et de couleurs qu'elle tentera de faire percevoir et ressentir au public de la salle Pleyel en conduisant l'orchestre avec sa toute nouvelle baguette.

 

     Tout à coup, Anne eut un pincement au cœur pour Reflets dans l'eau : elle adorait jouer au piano cette pure merveille de création artistique de Debussy…Ah l'art de faire sonner et timbrer le piano ! Elle eut une pensée émue pour Arturo [2] et Claudio [3] : d'une sensibilité différente d'expression, leur divine interprétation révélait magnifiquement l'inexprimable visuel des Reflets dans l'eau. Elle s'avoua qu'elle avait un faible ; elle préférait le toucher exceptionnel de velours de Claudio : son interprétation de la sonate de Franz Liszt, des Nocturnes de Chopin, des Ballades de Johannes Brahms et des Préludes de Claude Debussy, Anne l'adorait y retrouvant des affinités.         Son portable sonna. « - Oui ! ». Après une écoute de quelques minutes, elle ne put s'empêcher de sautiller de joie comme le font les enfants quand ils sont heureux. Une lame de mots emportés par le vent la submergea. « - Yes c'est chouette ! C'est un scoop fabuleux ». Anne virevoltait sur la plage. « - C'est formidable ! » Anne se mit à danser improvisant une farandole de postures. Non loin d'elle, le couple de touriste semblait se divertir à la regarder mimer un pianiste et un chef d'orchestre.

 

[1]Le Fonds des Nations unies pour l'enfance (abrégé en UNICEF ou Unicef pour United Nations of International Children's Emergency Fund, son nom en anglais) est une agence de l'Organisation des Nations unies (ONU), créée en 1945 et implantée aujourd'hui dans plus de 150 pays. Cette agence agit dans les domaines de la santé, de la nutrition, de l'éducation et de la protection des enfants.
[2]Arturo Benedetti Michelangeli (5 janvier 1920 à Brescia, Italie - 12 juin 1995 à Lugano) est un pianiste italien. Il est généralement considéré comme le pianiste italien le plus important du XXe siècle.
[3]Claudio Arrau, né à Chillán (Chili) le 6 février 1903 et mort à Mürzzuschlag (Autriche) le 9 juin 1991, est un pianiste chilien. Ayant débuté comme enfant prodige dès l'âge de quatre ans, il connut l'une des carrières les plus longues et les plus admirées de la musique classique.

 

Signaler ce texte