Antéchrist III

hugues-stephane

La Nausée

Alors que Jacques rejoignait le métro, une silhouette l'interpella « Tout va bien monsieur, vous semblez bien pâle ? » Il leva les yeux vers ce personnage qui le toucha par son empathie. «Oui, tout va... » Il ne put finir ses mots frappé par une lourdeur au- dessus de ses paupières en même temps qu'il relevait son regard. Une sensation indicible s'était emparée de son front et se diffusait jusque dans ses tripes émanant des picotements jusqu'à l'extrémité de ses membres. Une pierre de nausée jetée dans l'eau de son corps depuis le centre de son cerveau développait les spectres troublants du malaise par des épanchements vibratoires ; leurs expressions ricochaient en plusieurs sortes d'anneaux internes qu'il pût ressentir concentriques, lesquels se brisaient à la rencontre du contour de ses organes.


Le badaud qui lui avait adressé la parole fut rapidement englouti, avalé par la grande goulue formée de masse humaine devenant de plus en plus compacte, homogène et gourmande en individus dans le périmètre de sa vision émoussée.

La vue se rétrécissait à chacun de ses nouveaux pas. Ceux-ci devenaient lourds, il portait des couches de ciment imaginaires sous ses souliers alourdissant chaque pas supplémentaire qui le collait progressivement au bitume. Jacques marchait au milieu de la rue pris par une spirale pareille au vent qui souffle dans les arbres. Devant lui les silhouettes se dessinaient en cercles troubles et évasifs, se confondant frétillantes au sein de magmas gélatineux. Des masses grises et multicolores tatouées d'inscriptions informes plus ou moins criardes s'élevaient et se penchaient, se tordaient dans le corridor opaque d'où quelques tiges de fer et de bois s'émoussaient.

Les personnages s'écoulaient, leurs sens paraissaient inverses et directs à la fois, transversaux et latéraux. Le tunnel dans lequel il s'était engouffré était bordé de trottoirs, la piste devenue une avenue sans horizon, une pente descendante ou montante semblaient tourner puis se retourner. Les mots se cognaient sur sa tête dans un vacarme de timbales brésiliennes ; contre les parois internes de son verre crânien une fête indescriptible avec des silhouettes innommables se mêlaient à celles des passants dont les visages de cire contrastaient avec les fantasques grimaces de son imagination ; le carnaval des sentiments écorchait son cœur à vif.

Le bruit lointain et sourd des voitures, transpercé par des crissements plus aigus collait à ses oreilles, s'éloignait. Il aperçut le portail ferrailleux du parc qu'il avait observé tantôt, qui avait dû être vert à l'origine mais dont l'écorce métallique s'étiolant au travers les écailles de peintures désormais verdâtres rappelait des feuilles en cours de dessèchement. Il s'approcha vite de ce portillon d'un seul battant qui dansait contre ou avec le vent, s'esquivait au fur et à mesure qu'il tentait de l'attraper. La plaque branlante du square « Jean-Paul SARTRE » ne tenait plus que par un pétale de fer à bout de force et ne se décrocha pas malgré l'emport du jeune homme à l'entrouvrir.

Le bruit paru si strident à l'ouïe de Jacques qu'il crut devoir échapper à un wagon de marchandises inusité depuis des lustres soudainement reparti par l'effet d'une force inattendue. Une pointe le saisit au-dessus des poumons dégageant une liqueur aigre et fluctuante, caressant tantôt sa gorge jusqu'à lui faire ressentir un goût de lui-même, tantôt son cœur par le canal du goût et de l'air vicié qu'il respirait en ce jour de pollution. Il était sur le point de suffoquer pendant que les deux éléments se mêlaient et s'ingéniaient à l'asphyxier.

L'un et l'autre de ces mouvements balançaient vigoureusement dans le goulot de son œsophage avec le même rythme qu'un métronome physiologique emballant le rythme de son pouls. Le portail était là, il le poussa emporté par l'élan compulsif de ses jambes, tandis que le haut de son corps mollissait, se défaisait jusqu'à sa tête qui s'évaporait.

Le portail délavé, couleur de sol infertile, épuisé, indigent, arborait une déjection animale, celle croûtée d'un pigeon désinvolte. Cette image finissait de lui extirper la vomissure qui le tenaillait ; il s'affaissait dans une compulsion frénétique derrière le buisson qui suivait la gauche du portail. Un premier jet, un second, puis plus rien, juste le sentiment que si la matière ne vient plus, demeure un mal à évacuer. Un genou à terre, puis pour aider au désamorçage final la main droite. Il poussa pour sortir le venin et desserrer l'étau d'airain sur ses tempes raidies comme un guerrier urbain, vaincu et prêt à succomber au coup final de l'ennemi, délaisserait la protection de son corps pour une ultime tentative de survivance. Pour son salut il fut alors prêt à expier toutes ses fautes, à confesser tous ses péchés, à avouer l'infâme qui le ronge et le culpabilise en ce bref instant. Il aurait cru sentir l'étreinte d'un troll miniature sur son épaule, d'un djinn criard, d'un diablotin à la langue pendue et jaunâtre, riant comme un gamin édenté au regard de silène, lui tirant les cheveux, lui pinçant la nuque, en lui plantant ses ongles acérés dans le crâne... Finalement, il avait accepté ces règles mais n'avait jamais pensé en être la victime. Il avait été pareil à ce téléspectateur -un café à la main, enveloppé par un canapé confortable près de sa moitié aimante, rassuré que ses enfants soient chaudement bordés dans la chambre d'un appartement douillet - qui toise les acteurs des reportages télévisés relatant divers cas sociaux, certain qu'ils méritent leur sort, sûrs que la société récompense justement les citoyens les plus valeureux, et qui un jour perd la conduite et les acquis de son monde suite à un bonneteau financier dont il ne maîtrise ni les causes ni les effets instigués par ses maîtres. Jacques n'en était pas là, loin s'en faut, mais des cavaliers vigoureux enflammaient toutes les torches de son intelligence critique.

Il saisissait en profondeur que ce qui lui arrivait se produisait tous les jours, et que ce désagrément, s'il ne le touchait pas irrémédiablement pouvait abattre des personnes moins fortes que lui : simplement, il apercevait l'autre dans sa faiblesse, et non plus seulement dans sa force. Un bref soulèvement du regard lui donna la vision d'un gros bonhomme qui passait par là le ventre de profil, protubérance ostentatoire en oscillation, haché par un grillage chromé sous les gifles solaires, avec l'emballage étriqué d'une chemise tachée par la sueur abondante.

Le visage boursouflé et jovial tourna sur le pas de chair de son cou épais, suintant comme la masse d'un agneau sur broche. Au milieu, deux globes oculaires transfiguraient l'humain occupant cette viande, gras comme un bouddha, plein d'une autosatisfaction replète. Il jeta un regard confit d'indifférence et de contentement devant ce désarroi qui paraissait le satisfaire, lui donner à croire qu'il n'était finalement pas à plaindre. Il semblait un être mutant, indéfinissable de bêtise, croisement entre le cadre financier moyen à manche courtes, le commercial zélé, et le fonctionnaire accroché à son caillou individuel profitant du courant de l'intérêt général. Un regard trop banal, tellement habituel dans les rues des grandes cités occidentales de nos démocraties modernes. Les yeux piqués par des millions d'aiguilles, le dos parcourus par des centaines de fourmis glissantes au faîte de sa sueur le nappant comme une viande laquée - quoique le temps fut chaud et humide en ce mois d'août il sentait une transpiration anarchique le gélifier.

Il crut pouvoir mourir ici dans un coin de parc au centre des gens, de toute une activité économique et sociale, sans que rien n'y personne n'en fut dérangé. Il s'affaisse encore. Le granulé de la poussière sous sa paume, les doigts de sa main gauche plantés dans le fond de sa gorge pour chercher le poussoir de la délivrance, il bascule. Pour éviter de s'étaler sur le flanc, d'avilir plus encore son costume en lin beige - les genoux ayant déjà donné leur tribu à la défaillance - il pose à terre sa main gauche d'un mouvement instinctif pour retrouver l'équilibre, la barbouillant de crasse jusqu'à la manche de coton blanc. L'écume acide ayant choisie cette occasion pour donner à se manifester de nouveau il réengage ses doigts souillés en bouche et plus loin. Il ne ressent plus de honte, il est seul en cet espace commun, son venin le convulse. Alors que son front semble vouloir coller au sol, ses cheveux peindre le terreau maternel, attiré par ces mains de poussière ouverte en guise de rédemption, une odeur de fiente canine et d'urine, peut-être humaine, acheva de libérer le dernier spasme de flore intestinale. Les mains salies lui importaient peu car ses idéaux méritocratiques s'étaient pliés sous les fourches de la réalité professionnelle et tout son corps semblait vouloir en extraire organiquement le système, bien qu'il n'y eut dans cet évènement rien d'autres que le lot commun de tous. Dès lors, il sentit que le pire était passé. Apparemment, le bourreau invisible qu'il attendait l'avait dédaigné, lui donnait une dernière chance. Il n'était pas utile de se repentir, tout cela n'était pas si grave, tout pouvait continuer. Quelle idée de penser à des fautes qui n'en sont finalement pas quand on est simplement nauséeux. Il s'en amusa quasiment. Il attendrait d'être tout à fait remis pour retrouver son assurance et le cynisme de circonstance dont il avait fait si bon usage jusque-là. Le sentiment de ces démons sur son cou lui tirant l'oreille, bien que ce fut dérisoire, demeurerait présent inconsciemment aussi longtemps que le mal-être perdurerait.

l se releva pour s'asseoir sur un banc proche, et s'affaler en soufflant. Ses lèvres étaient vernies, glaireuses et bavaient comme si elles dégorgeaient un poison mortel. Les joues engonçaient ses deux yeux bouffis en les faisant ressortir au milieu d'étoiles rouges. Au bout de quelques minutes sa cravate défaite, le pan de sa chemise ayant affranchi les règles de ceinture au pantalon, il retrouvait la chaleur prégnante de l'été et aperçut le parc autour de lui. Plus précisément, il découvrait le square où quatre mères de famille s'empressaient de remballer jouets et autres accessoires pour enfants, relogeaient manu militari ces paquets dans des poussettes équipées de roues tous terrains, s'éloignant à petits pas nerveux et saccadés après avoir empoigné sèchement l'engin tel un caddie dont on protège les produits, inquiétées eut-il semblé par quelques parasites ou autre danger imminent visant une ressource génétique précieuse. Son premier réflexe fut celui de l'Homme du début du XXIe siècle, un mouvement primitif et instinctif vers sa poche, presque pavlovien, d'où il tira sans aucune raison son téléphone cellulaire de dernière génération en le lustrant pathétiquement, le souffle court, la lèvre inférieure en vibration, malgré la terre et les glaires qu'il étalait sur l'écran tactile, avant même de prendre soin de son apparence physique, par un geste névrosé et automatique comme pour y retrouver un semblant d'humanité.

Son regard était plein d'une concentration vide et semblait celui d'un nageur rescapé de la noyade cherchant l'oxygène après une apnée longue et involontaire. En vain. Son désarroi ne trouvait pas d'apaisement dans la fixation de ce totem. Peu importe, autour de lui les gens qui l'apercevraient croiraient qu'il est en mouvement, que ce lien factice, virtuel et hypothétique avec les autres atteste qu'il est un élément indissociable de l'ensemble primordial, et ce quand bien même il fut seul, seul comme jamais dans l'histoire de l'Humanité aucun être civilisé ne put l'être dans une cité surdéveloppée, hyper connectée. Malgré cet instant de nausée il n'était pas exclu de la grande synergie, il n'avait pas quitté le mouvement grégaire de ses congénères contemporains : il continuait d'exister.

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