Antéchrist V

hugues-stephane

Le vent de l'Est

Jacques se retrouvait dans l'avion affrété par « Dématworld », pour les « délocalisés » comme ils se nommaient eux-mêmes désormais. Il y avait une cinquantaine de personnes couvrant toutes les activités de l'entreprise. Lui faisait partie du carré réservé aux personnels d'importance. Certains employés avaient accepté un salaire de 200 euros... 

Les deux collaborateurs Jean Potains et Pierre Boulard étaient du voyage. Jean avait suivi Jacques car ils étaient liés dans cette épreuve, et c'était pour eux d'eux une source de réconfort. Les autres avaient refusé. Pilard le chef du département « Virtualisation ludique » suivait également. 

Seul De Meinard, toujours lui, l'anguille, le suppôt préféré de Fusta avait eu le privilège de demeurer en France. Certes, il ne restait pas à Paris, mais il avait été affecté dans de nouveaux locaux à Orléans. Lui garderait le même salaire. Sa situation spécifique tenait à la nature de ses recherches touchant la Défense nationale, difficilement exportable pour des raisons de sécurité intérieure évidentes. 


Leur grand sujet de discussion c'était le salaire. Une folie ! Mais comment faire autrement ? Potains avança son buste en s'agrippant au fauteuil de l'avion du passager droite de devant. Il s'approcha de Boulard qui était celui-là en glissant son museau et ses joues entre les deux sièges. Sa bouche pointa comme le bisou un peu humide d'un enfant joueur. Son haleine sentait fort ; il avait dû boire pour se détendre, ou bien était-ce naturel. Lorsqu'il toucha les narines luisantes de Boulard qui tournait son visage en même temps pour s'enquérir de son interlocuteur, un infime instant fit place au trouble improbable de leurs effluves. On devinait que le vol était très bon marché et que l'hygiène aussi. Presque gras, le siège était usé par les passagers précédents qui avaient tous fait ce même geste. —Moi je dis, on n'est pas si mal, et partir de France c'est l'aventure ! Après tout, nos besoins seront moins importants là-bas. Et puis nous serons tous ensemble. Boulard lui répondit sans trop tourner la tête pour échapper aux senteurs de l'homme. 

—Toi tu as envie de fumer ? 

—Oh oui comment as-tu deviné ? — Juste une impression comme ça. Et soif aussi ? Il sourit. Les autres autours aussi. Potains n'était pas un mauvais bougre. Il ne comprenait pas. Boulard reprit : « C'est sûr que nous n'aurons pas de problème pour le coût de la vie ». De l'autre côté de la rangée Pilard lança : 

—De toutes façons les gars, oui, nous prenons un risque c'est vrai, mais dans tous les cas nous pouvons aussi en tirer grand avantage pour l'avenir. Les situations se retournent vite vous savez ! Et tous ceux qui n'auront pas osé comme nous l'avons fait s'en mordront les doigts. Vivre c'est risquer, sinon ce n'est pas vivre. Il appuya un rien péremptoire sur ces mots car il en était fier, c'était le fruit d'une philosophie au croisement de l'être intellectuel et de la volonté d'action ; étonnant paradoxe pour ce fonctionnaire qui, par ces incantations tendait à démontrer qu'il ne méconnaissait pas les valeurs de l'entreprenariat. 42 Pilard, était de ceux, vu sa brillante carrière de haut fonctionnaire, qui voyait toujours la réussite au coin d'un dossier, d'une situation, voire d'une rue. S'il achetait un journal de finances, il croyait toujours qu'il pourrait avoir de ce fait une avance potentielle sur ses camarades. Il n'avait guère de sensibilité, ou alors une approche normée des choses, édulcorée, résignée, comme rabotée par la réalité, la pertinence des situations. Pourtant il aurait souhaitée être poète dans sa première jeunesse. Agé de trente ans, il savait que ses mots et la syntaxe filant jusqu'au terreau de son esprit, étaient stérilisés à jamais par des enseignements trop doxiques. Il comptait désormais réussir absolument dans la vie, obtenir des postes de pouvoir, par tous les moyens, que ce fut ceux des artifices de l'entreprise ou s'il le fallait par le jeu des élections. Alors il pourrait imposer ses œuvres, il pourrait peut-être même être élu à l'académie française propulsé par l'ensemble de ses amis. 

La compétition dans le sang, il ne jurait que par le sacrifice et une forme de mérite au travail et à l'entourloupe. Et puis, il était supérieur, naturellement, méritait une place de gouvernance car toute son éducation l'en avait persuadée. C'est ainsi que tout le monde se demandait comment il avait pu se retrouver chef de département chez « Dématworld » puisqu'il avait suivi une formation de médecine inaboutie, avant d'étudier les Sciences politiques, qui ne lui apportait guère de qualification pour ces métiers. Pourtant il avait su, après avoir réussi le concours de fonctionnaire du dessus, non sans avoir fait toutes les formations préalables existantes, et accumuler tous les codes valeurs que son milieu social lui avait offert, se placer avec suffisamment de ruse au sein de l'entreprise grâce à une connivence rencontrée sur les bancs de l'école ; ainsi le père connaissait un des actionnaires majoritaires de la société. 


Il savait parler, d'ailleurs il avait été formé pour ça. Il parlait bien, comme sa mère, elle aussi haut fonctionnaire, il écrivait proprement, avec toute la tempérance que peuvent apporter les fourches caudines des préparations dont les initiés abusent pour dompter la méritocratie. 

— Toi tu dis ça car tu es fonctionnaire et que tu t'en tireras toujours lui envoya Jacques sur le ton de la moquerie. 

—Penses-tu rétorqua l'autre, tu crois que c'est si facile.... Mais, Jacques, tu n'as rien à m'envier avec ta grande école d'ingénieur. Il accentua sur « grande » et s'appesantit sur le prénom. 

En général une telle accentuation du prénom au cours d'une discussion n'est jamais le signe d'une grande écoute. 

—Oui mais pour l'instant nous sommes tous ici comme des cons à partir vers l'inconnu. Pilard pris son regard à la Marco Polo en énonçant cette phrase. Oui, il faut dire que Pilard avait un regard d'usage pour interpréter au plus près chacune de ses postures. Il continua avec le cil vibrant « Nous changeons de paradigme, cela ne peut être qu'un nouveau cadre de développement pour nos potentialités ! 

— Eh bien, eh bien que de grands mots pour un voyage en charter. —Tiens Jacques, au lieu de me chambrer tu devrais appeler l'hôtesse que je t'offre un truc à boire, cela va te détendre. Jacques bascula sa tête en arrière en souriant, mais crispé tout de même. 

—Entendu l'ami, envoie moi donc un jus de fruit. Avec pulpe ; la pulpe c'est important ! Jacques avait dû vendre son bel appartement du huitième arrondissement parisien ce qui lui avait apporté un pécule qui lui permettrait de survivre aisément. Le rendement du placement des deux millions d'euros ainsi encaissé complèterait son nouveau salaire. La plupart des personnels embarqués, était célibataire et pouvait s'accommoder d'un pareil déracinement. Ils croyaient à un retournement de situation à terme, à un espoir de relocalisation. D'autres n'avaient pas le choix vu leurs perspectives de carrière. Quelques-uns avaient refusé après avoir été recruté ailleurs. Ceux-ci avaient tous largement moins de vingt-cinq ans. 

C'est sur ces bases que l'aéronef balançait les corps déroutés, tous ces cerveaux déconnectés de leur réalité au-dessus des nations, coupait les nuages joviaux, diffus, parfois fumeux, parfois gris et perçant de clarté au travers les hublots. Ils partaient tous à l'aventure de la mondialisation. Jacques se retrouvait encore dans un oiseau de fer, dans cette bête qui fut l'aigle et la charogne de son destin et continuait de le déterminer. 

Tantôt, il l'imaginait comme un dragon brûleur de chairs, cracheur de feu et de sang, tantôt, il le transfigurait comme un phénix. Etrangement, il n'éprouvait ni craintes, ni phobie malgré les souvenirs douloureux. Il se surprenait même à souhaiter que ce vol le mena près de ses parents, le délivra de son corps pour libérer son âme et son esprit, l'affranchir des vicissitudes du sort, des contingences charnelles. 

Dans l'ensemble la petite troupe déportée avait pris l'avion comme on part en vacances, faisait vol vers la destination fantastique avec l'espoir d'une heureuse surprise. Arrivés sur place, après un coupe-faim et deux cafés au bon goût de la compagnie aérienne Française, Jacques et ses camarades de fortune furent rangés dans un minibus rose bonbon, qui avait laissé ses flamboyances carmin aux griffes du temps. 

Trimballés au travers de la banlieue moldave ils n'aperçurent pas les paysages plats et torturés qui tissent leurs toiles jusqu'à Tiraspol. 

Tous avaient choisis les chemins de l'endormissement pris par le ronronnement hypnotique du moteur diesel. La fébrilité et les bercements de la route avaient eu raison de leur attention. 

Débarqués avec leur paquetage ils furent remis entre les mains d'un petit bonhomme trapu aux cheveux d'ébène et au regard perçant qui les transféra à un autre plus petit encore, dont le foie poussait le ventre à l'extrême limite d'un vieux jeans devenu fibreux. Son air était pour ainsi dire spongieux.


Naturellement, ils s'attendaient à ce qu'un prochain suive, plus petit encore, sorte de poupée russe humaine qui consacrerait la caricature de cette cité. Mais pourtant non, c'était le dernier. La Moldavie, petite région du Nord-est de la Roumanie était autrefois un État indépendant jusqu'à son union avec la Valachie en 1859. Au cours de son histoire, le territoire de la Moldavie s'est étendu à la Bessarabie et à la Bucovine. A l'époque de ce récit, la plus grande partie de la Bessarabie est composée par le territoire de la République autonome de Moldavie, alors que le reste de la Bessarabie et la partie Nord de la Bucovine relèvent des territoires ukrainiens. 


Le décor était lunaire, déposé à notre époque sur les terres d'un autre âge ; les artifices gris d'une pièce précédente n'avaient pas été changés alors que les actes se jouaient dans l'écheveau d'une autre histoire. Après avoir apprécié physiquement tous les aspects du manque de moyens de la Direction des routes locales, les dos et haut fessier se confondaient en sensations dans le moule de leur vêtement. Peu parlaient, atterrés et soucieux, guidés vers quelques camps où se joueraient le sort du solde de vie qui leur restait. Avant l'entrée dans la ville, les paysages de nature défilaient sobres et secs, les maisons sentaient l'orthodoxie jusqu'au travers des rideaux aux aspects laineux et colorés. 

Les visages ruraux, puis rurbains qui s'enchaînaient sur le long des bandes de goudron cabossé, dénotait une même sonorité slave, loin de l'image attendue du roumain pittoresque. 

Des yeux souvent excessivement clairs sur un visage pâle fixaient le leur en mouvement, forts et durs avec l'énergie d'une lance en métal, assuré du seul destin qu'ils se donnent, celui de vivre avec peu d'espoir du lendemain ; rien ne changea quand ils arrivèrent dans le ventre de la cité où quelque costume en velours mate paraissaient ça et là au détour d'un édifice délavé. La plupart de ces habitants étaient visiblement d'origine russe, d'autres d'origine ukrainienne, et pour une plus faible part on trouvait des moldaves. 

Ils furent déposés au pied d'une résidence arborant une plaque sobre « Frounze », sans toit, un rectangle blanc sale sur cinq étages. Devant, attendaient des personnels d'accueil qui prirent leurs identités et leur fit perdre un temps non précieux en formalités administratives. 

Il se crut revenu au temps des formalités militaires en vigueur quand il avait dix-huit ans. Le jus intemporel et pathétique était strictement identique hormis l'âge des bidasses et l'absence de ce sentiment que le plus beau reste à venir ; Jacques partait avec ses valises et sa vie sur les épaules en direction de ses nouveaux appartements. Son anglais était réchauffé mais vis-à-vis des autochtones celui-ci paraissait primeur. « Voilà le local à vélo ! dit le guide qui les accompagnait à leur appartement, en découvrant un espace humide et sordide. La porte de fer grinçante avait fait fuir une rate et ses ratons en train d'allaiter ; l'un d'entre eux - le plus petit - surpris en pleine succion cognat sourdement contre une stalagmite de crasse tellement compacte qu'il poussa un couinement qui ressemblait aux sonorités du baiser ventouse. —J'aurais besoin de l'attacher ? demanda Jean Potains 

—Pas besoin de l'attacher rétorqua le guide aux yeux transparent, lavé par des litres de vodkas frelatées. Ici, personne ne vole. Les escaliers semblaient tout droit sortir d'une cité HLM de quartier sensible, sans que la même population y régnât en maître, sans présence de petits malfrats à capuche dessinant des ombres moyenâgeuses : ces nouveaux gueux révoltés par leur dépendance consumériste au Main Stream anglo-saxon. 

Ici, rien ni personne ne se postait en quelques endroits, tout était aseptisé et fade. Un relent de dictature stalinienne étreignait collectivement l'air, au même titre qu'une main invisible tient le marché et les individus. 

Le temps était suspendu à l'époque du Parti, même si la politique avait changé d'âme, s'était baigné dans la mondialisation, les haillons demeuraient sur le corps urbain encore peu habitué à ces nouveaux desseins matériels offerts par le néo-capitalisme. 

La résidence était située au centre-ville dans une grande avenue droite et mal faite, très peu entretenue. Les immeubles se serraient les uns contre les autres, faisaient face à leurs jumeaux, se toisaient sans conviction, dénués d'atouts ; ils autorisaient la lumière du soleil à peindre tristement le décor dès lors qu'elle arrivait à surmonter les crêtes cubiques des bâtiments. De part et d'autre on avait posé des ronds-points avec en érection des vestiges du communisme et de ses hérauts. 


Les voitures souvent identiques passaient en continu comme sur la boucle infinie d'un manège défraîchi, d'un automate increvable et bruyant. Les bureaux de Dematworld se trouvaient à cent mètres en face de la résidence, près d'un bottier, où un gros chat blond, majestueux, avec des poils longs trônait dans la vitrine du matin au soir éclairé par un faible abat-jour qui sans doute lui était réservé. Il posait droit comme un sphinx, en hauteur sur la dernière étagère de formica blanc sale qui supportait des paires au cuir brillant ; cette posture démarquait vis-à-vis des bottes car leur tenue s'affadissait et pendait en langue sur le devant de la vitrine. Si l'on y prenait garde dans le coin gauche, en bas à l'opposé, l'on pouvait apercevoir sous une hanse de fleurs en plastiques vulgaires un gros chien roulé en boule, et dont l'aspect repoussant donnait à imaginer des odeurs de croupion mal entretenu. 


On ne voyait jamais sa tête car son museau semblait verrouillé sur l'orifice arrière de son corps maladif et sans couleur distincte. Le logement était relativement spacieux. Jacques s'y installa et tenta d'y mettre un peu de vie par l'agrément de quelques livres, tableaux aux paysages de France, qu'aucun français ne mettrait jamais dans un appartement de France, mais dont il est bon d'humer la nostalgie quand on est loin de sa patrie. 


Il s'offrit des tapis aux motifs orientaux pour donner du moelleux à son intérieur. Les locaux professionnels étaient correctement équipés en matériels scientifiques, et les recherches avançaient au rythme de la science, sans éclats, avec abnégation. 


Trois mois passèrent pendant lesquels chacun tenta de s'acclimater au milieu, et rien d'autre. Sa voisine était une scientifique chinoise qu'il croisait souvent à la machine à café dont le prénom devait être Ly, mais rien n'était sûr car il l'avait simplement entendu. Souvent un bon samaritain l'interpellait de loin, lui rappelait une réunion qu'elle oubliait, plongée dans la méditation d'un journal local illisible, léchant la cuillère en plastique avec application ; elle vivait à gauche de son appartement. 

Son voisin de droite, c'était Jean Potins. Rien n'animait la vie de la résidence où les collègues se croisaient comme des inconnus. 

Heureusement le bon Jean animait la chinoise sexuellement, ce qui avait le don de l'extraire du sommeil au moins une fois par nuit, mais aussi de lui rappeler qu'il était encore dans le monde des vivants. Par ces faits impromptus il en prît son parti, forcé qu'il fût de trouver occupation temporaire à ces éructations convulsives. 


Aussi il se mît au comptoir de fenêtre propulsé par saccades à toute heure de la nuit, réglé sur le rythme des libidos mitoyennes, scrutant longuement l'avenue Lénine. Accoudé comme une chouette sur sa branche les pupilles tantôt ébaubies, tantôt froissées de fatigue, il tenait avec peine son poignet droit involontairement nonchalant, vrillant sous la charge minime d'un verre de lait, tandis que l'autre main pinçait sans conviction entre index et majeur un carreau de chocolat. 


Ces merveilles de compagnons consomptibles, liqueur de sucre et d'élixir laiteux, emplissaient ses voies intestinales mais aussi cérébrales, coulaient jusqu'aux bouts de ces orteils amollis -recroquevillés en escargot au creux de la mousse à pantoufle - avec suavité comme pour emplir le vide dont la nature est l'ennemie déclarée. 


Le chat était toujours là, sous la crème lumineuse de l'abat-jour qui donnait à croire un reflet magique, lovée avec le nappage du réverbère blafard. Ce mélange de lumières induisait un confort visuel. La minuscule tête tressaillait avec mollesse et le persuadait de son regard contemplatif bien qu'il y eut une grande distance entre la fenêtre et le bottier. La silhouette éclairée, pourtant lointaine et très peu distincte, lui laissait deviner le pivot d'un regard doux et serein, de ces yeux en forme de meurtrière horizontale, à demi plissés, d'où jaillissait l'intelligence diffuse d'un être repu et jouisseur, sauvage autant que doux. 

Signaler ce texte