apprendre la mort

Jean Jacques Sebille

premier chapitre de mon premier ouvrage- apprendre la mort -

 

Le centre hospitalier de Chalon sur Saône est flambant neuf. Mis en service à l'automne 2011, il est moderne, infiniment plus fonctionnel que le vieil hôpital que nous avions toujours connu en plein centre-ville et dont l'accès était compliqué voire impossible. Il faut dire que l'ancien se dressait au bout de l'île Saint Laurent, à droite du pont quand on vient du centre, isolé par les eaux de la Saône. Le nouvel hôpital, lui, est en périphérie, côté ouest, à la jonction avec Saint Rémy. Il a été érigé sur des terres jadis peu hospitalières, une gageure en forme de clin d'œil pour un hôpital. L'endroit a en effet toujours été une sorte d'entre deux, une zone hostile tant les inondations récurrentes rendaient l'aménagement difficile et les projets d'urbanisme hasardeux. Il y avait bien eu pendant des années une station-service, tout en haut, juste avant le pont qui enjambe la voie ferrée, et une autre, plus vaste, de l'autre côté de la route, en contre-bas, sur le site même où se trouve le centre hospitalier aujourd'hui. Mais pour le reste, l'espace se résumait à des friches, des espaces boisés qui recueillaient régulièrement les eaux de crue de la Saône et de ses affluents. Les alentours ne nous sont en rien étrangers car, c'est à deux pas d'ici, au lieu-dit du Pont-Paron, que nos grands-parents maternels ont vécu pendant plus de cinquante ans jusqu'au début des années 1990. Lorsque l'hôpital est sorti de ces terres humides, on s'est réjoui dans la famille qu'il fût du bon côté, à savoir sur la route de Givry, là où mes parents ont décidé d'attendre patiemment que s'étire leur vieillesse. Tout le monde s'est dit que ce serait plus facile le jour où nous aurions besoin de nous rendre à l'hôpital.

 

Depuis son inauguration, maman a semblé prendre un abonnement dans cette nouvelle enceinte. Chaque année elle y a été admise, le plus souvent au printemps, en mai, sur recommandation de son médecin traitant. Elle y séjournait quelques semaines parfois plusieurs mois, comme la fois dernière après son opération au genou qui l'immobilisa de septembre à décembre 2015. Très vite ce lieu devint familier au sens le plus strict du terme vu que toute la famille s'y est retrouvée pour rendre visite à celle qui incarnait et scellait mieux que quiconque notre clan. Nous y sommes allés si souvent et si régulièrement que j'ai l'impression de l'avoir toujours connu. Il me paraît avoir toujours existé. Les images d'avant, celles de l'endroit tel qu'il fut naguère et que je peine à conserver intactes dans ma mémoire, n'ont plus aucune réalité. Elles appartiennent à un espace, une géographie et une histoire qui ont entièrement disparu et dont il ne reste aucune trace. Elles ne surgissent plus désormais que sous forme de flashs, dans les rêves, lorsque le monde de la petite enfance fait irruption la nuit. Lorsqu'elles me rendent visite, elles laissent un sentiment profondément nostalgique comme toutes les choses qui ont été familières et qui ont été balayées de la surface de la terre. C'est comme si le passé était mort ou n'avait jamais existé. Comme si je l'inventais au gré de mes divagations hypniques. La disparition irréversible de ce temps et son enfouissement aux tréfonds des songes me font parfois douter et j'en viendrais presque à penser que jamais cette époque n'existât.

 

Un bloc énorme, imposant, rectangulaire. Ce parallélépipède est recouvert de panneaux de couleur. Un quadrillage disgracieux fait de vert, de gris, de marron. Les matériaux ne sont ni nobles, ni luxueux. La sobriété du bâtiment à la fonctionnalité criante, n'est maculée d'aucune fioriture, d'aucune décoration ornementale. Les esprits tordus pourraient croire que cette finition ostensiblement chiche et à l'esthétique plus que douteuse, n'a pour but que de rassurer les populations sur la façon raisonnable dont a été utilisée la dépense publique. Les yeux des contribuables riverains peuvent vérifier que l'État a bien investi leur argent et sans excès. La vérité c'est que l'hôpital est moche, mais il est moderne et il est là, sous la main. Un hôpital n'a sans doute pas besoin d'être beau. Tout autour, de vastes parkings permettent un accès facile et une circulation fluide. Pour éviter les risques d'inondations, un immense bassin longe à l'ouest le bâtiment offrant la tranquillité et la sérénité d'un lac artificiel, notamment le soir quand le soleil plonge à l'horizon. Lors de la précédente hospitalisation de maman, nous sommes venus une fois ou deux nous y balader, à l'heure où s'adoucit la lumière juste avant le crépuscule. Nous poussions son fauteuil roulant le long du sentier qui contourne l'étendue d'eau. Nous avions même fait des photos avec Louise, sa dernière petite-fille alors âgée de 8 ans. En face, un grand espace naturel semi-sauvage a été préservé pour recevoir également les crues des rus environnants. Il y a là des oiseaux, une faune et une flore qui semblent vivre en marge de l'activité humaine des alentours.

 

Chaque fois qu'elle a été hospitalisée ici, maman était dans un service dont l'accès se faisait par l'escalier A, sur la partie gauche de l'édifice quand on entre. Cette fois, elle se trouve à l'opposé, escalier B, au troisième étage, en réanimation.

 

Lorsqu'on pénètre à l'intérieur de l'hôpital juste après avoir franchi le sas de verre, l'impression de gigantisme se confirme. De part et d'autre du hall d'entrée, deux cours fermées, péniblement arborées, isolées derrières de vastes vitres et aussi dépouillées que les courtines extérieures du bâtiment, offrent une respiration, un puits de lumière. Elles démultiplient l'impression d'espace. La couleur ocre de leurs façades enluminées par le soleil, aurait pu réchauffer l'atmosphère générale, égayer ce lieu austère et presque intimidant pour enfin l'embellir ou l'adoucir. Il n'en est rien. L'ensemble reste dominé par l'immensité des murs intérieurs obstinément blancs. Un blanc hôpital. Dans cet antre qui contiendrait sans difficulté une cathédrale, quelques tables et des chaises sont disposées sur l'aile gauche, en face de la boutique, juste avant les blocs d'ascenseurs A. Elles semblent minuscules tant elles se perdent dans cet océan de vide à la faveur d'une échelle qui leur est irrémédiablement défavorable. Les familles se retrouvent là pour prendre un café, une boisson, grignoter des sucreries ou juste pour bavarder, accompagnées parfois des malades quand ceux-ci ne sont pas trop faibles et qu'ils peuvent déambuler ou se faire charrier sur des fauteuils roulants.

 

Il faut marcher un long moment avant d'atteindre les ascenseurs et accéder aux étages. C'est une formalité pour tout individu ingambe qui avalera la distance en une poignée de secondes sans même y songer. Cela s'avère une vraie épreuve pour quiconque rencontre des difficultés à se mouvoir. L'automne auparavant, papa qui approchait de sa quatre-vingt-sixième année, s'est épuisé à venir chaque après-midi arpenter halls et couloirs pour atteindre avec peine la chambre où notre mère était immobilisée. Il a mis des mois à s'en remettre au cours d'une convalescence qui fut quasiment aussi longue que celle de son épouse.

 

Il n'y a pas que les halls qui n'en finissent pas ; les corridors aussi, dans les étages, sont interminables. Tous les vingt ou trente mètres des doubles portes anti-feu constituent autant d'obstacles qu'il faut franchir dans un dédalle quadrillé où tous les couloirs se croisent et se ressemblent. La signalétique a beau être étudiée, efficace et omniprésente, le parcours est long et fastidieux. Le faire chaque jour, parfois plusieurs fois par jour ne réduit pas l'effort, même si rapidement notre corps mémorise le trajet. Dès lors, notre déambulation ressemble à celle d'un automate qui enchaîne des mouvements mécaniques, intériorisés et répétés comme une chorégraphie. On progresse sans hésitation, tournant exactement là où il faut, actionnant les boutons qui débloquent les portes sans avoir à les chercher. Le cerveau n'a même plus besoin d'intimer l'ordre aux jambes de mettre un pied devant l'autre. Elles ont appris ce chemin qu'elles font avec certitude et exactitude nous guidant du parking vers la porte vitrée, puis dans le hall, puis sur la droite tout au fond vers l'ascenseur. Les doigts effleurent le bouton du troisième étage. Le service réanimation est derrière la cage. Nos pas nous mènent à gauche et encore immédiatement à gauche derrière une première porte à franchir. Après quelques mètres il faut prendre à nouveau à gauche et tout de suite sur la droite où une salle est ouverte en permanence. C'est ici qu'on attend avant d'accéder au service réanimation. Au préalable, il faut avoir montré patte blanche en se signalant. L'espace ressemble à toutes les salles d'attentes en milieu hospitalier. Quelques chaises sans forme sont alignées le long de murs clairs à la fois nus et borgnes. Dans un angle, une table basse installée avec des crayons, des albums à colorier et des feuilles de papier nous rappelle qu'on a pensé aux enfants. A gauche de la porte d'entrée, des casiers sont à disposition. Les visiteurs sont invités à y laisser leurs effets personnels avant de passer de l'autre côté. L'éclairage artificiel, même le jour, ne déroge pas à la tradition qui veut que la lumière d'hôpital reste électrique, froide et désagréable. A l'angle opposé de la porte d'entrée, une autre porte, verrouillée, permet d'accéder au service proprement dit. Il faut sonner et attendre qu'on nous réponde. Une voix nous invite alors à décliner notre identité et l'objet de notre visite. Si des soins sont en cours d'être prodigués, la voix nous demande de bien vouloir patienter le temps qu'il faut. Cela peut prendre quelques minutes, une demi-heure, trois quarts d'heure. Affichées aux murs, des informations en appellent à notre responsabilité et notifient que les visites aux malades restent contingentées en fonction des soins qui demeurent l'absolue priorité dans ce service. Sur une table au milieu de la pièce, des vieux Paris Matchs datés de trois ou quatre ans ne font plus recette à l'heure où les gens tuent le temps en se plongeant corps et âme dans leur téléphone portable.

 

Maman est hospitalisée en service réanimation depuis le 15 août dans la chambre 398. Elle y a été admise après l'opération qu'elle a dû subir en toute hâte le jour qui a suivi son arrivée aux urgences. L'infection était telle qu'il ne fallait plus attendre. Sa situation est critique.


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