Après les moissons

annecharlotte

Il y a la ferme, les commères de Saint Front. Il y a Florent et il y a la guerre.

1

Maryline

 

 

 

Juillet 1939

 

— Enfin ! l'aînée des Montchant se fiance avec un Parisien dit-on ! Sa famille lui lègue une maison dans la rue du calvaire, en cadeau de mariage. Tu sais bien, Jean, celle qui a les volets rouges, près de l'épicerie ! D'ailleurs, en y allant, j'ai croisé la Martine, qui t'embrasse. Elle m'a dit que la fille Boissac a encore pris le premier train pour Biarritz, ce matin ! Elle l'a vue qui courait sur le quai pour pas qu'on la reconnaisse. A peine mariée et la voilà partie à droite à gauche ! Faut dire, avec ce Guilème Jonfleur exilé à Lyon, elle doit trouver à s'occuper ! Je me demande pourquoi ils ne vivent pas sous le même toit...  Il y a tout un mystère là-dessous ! Monsieur Ferdinand doit avoir ses raisons pour garder sa fille sous le coude. Oh ! j'ai aussi entendu dire…

Dans sa blouse bleue, fleurie de minuscules pâquerettes, Delphine Deslandes effectue des allers-retours entre le vieux confiturier et le billot. Le claquement sec de ses mocassins sur les dalles de terre cuite, bosselées et fissurées par endroit, rythme le flot de paroles qui sortent de sa bouche, sans ordre et presque sans intérêt. Imperturbable, elle piaille, comme si une assemblée de curieux tendait l'oreille sous la fenêtre.

Cependant, un silence n'aurait perturbé qu'elle seule.

Maman est une villageoise exemplaire : minutieuse dans ses tâches, dévote au bon moment, mais, surtout, à l'écoute de tous. (Il était rare de la voir revenir du marché de Saint Front muette et bredouille.)

Son existence n'a plus rien d'exaltant depuis une décennie, alors elle parle, pour elle, pour cette femme qui subsiste toujours, cette moitié bien cachée dans son corps qui accuse désormais ses quarante ans : celle qu'elle n'a jamais osé être. Elle parle, et ça en est agaçant, car elle s'écoute et elle se persuade par ses ragots qu'elle n'est peut-être pas si mal lotie.

C'est une femme que la vie prend un malin plaisir à surprendre. Elle parle. Je replace une boucle brune sous mon fichu rêche et sers le café. L'homme bedonnant, à la respiration toujours sifflante, tend sa tasse et soupire.

 

Oncle Jean grognait au bout de la table striée de coups de couteaux et rongée aux pieds par les chats qui rôdaient à la ferme. Les yeux rivés à la surface fumante de sa tasse, il gonflait ses joues mal rasées et remuait les lèvres comme n'importe laquelle de nos vaches. Avec ses cernes profonds sous ses yeux vitreux, et les touffes de cheveux blancs qui parsemaient son crâne rouge, il ressemblait à un vieillard. Il n'avait pourtant que quarante neuf ans ! Ce dont il souffrait, était invisible à l'œil. « Fichu gaz ! », disait-il toujours, après une quinte de toux épuisante. Il n'en avait pas inhalé beaucoup pendant la Grande Guerre, mais cela avait été suffisant pour lui laisser des lésions aux poumons. Elles avaient fini par s'infecter. C'était pour cela qu'il marchait lentement, qu'il tremblait, qu'il redoutait un coup de vent ou une averse.

Il haussa les épaules quand sa sœur, ma mère, l'interpella. Il aurait aimé savourer son café tranquillement avant de retourner aux champs.

Je balayai les miettes de pain d'un coup de chiffon efficace et me redressai vivement face au reflet que me renvoyait la fenêtre. Des traits assez flous dessinaient l'ovale de mon visage, mes yeux noisette et mon petit nez légèrement retroussé. Malgré ce que Simon pouvait dire, je le trouvais tout à fait proportionné !

Quand maman recommença à s'agiter près du billot, je serrai fermement l'anse de la cafetière brûlante dans mon torchon et posai bruyamment le tout sur le fourneau noirci. Le bruit interrompit le rapport quotidien, ce qui manqua de me valoir une réprimande. Maman avait horreur d'être coupée dans son élan, surtout lorsqu'il s'agissait des fiançailles d'une des filles du village !

Puisque le sermon tardait, cela me laissa à penser que je pouvais, à mon tour, m'exprimer. Alors, je me risquai :

— C'est vrai, il pourrait y avoir une guerre ?

Le regard explicite de Madame Deslandes fondit sur moi aussitôt, celui-là même qui d'accoutumée semblait dire : « Ramasse tes oreilles ! »

— J'en doute, la fille, j'en doute, répliqua oncle Jean. Pour faire la guerre, il doit y avoir une raison !

— La conquête du monde n'en est pas une ? rétorquai-je, hésitante.

— Quand on a les yeux plus gros que le ventre, on finit toujours par abandonner. Nous n'avons aucune raison de nous affoler.

Oncle Jean se leva avec peine de sa chaise, agrippant les bords de la table comme s'il craignait qu'on le happe en arrière.

Une quinte de toux le saisit brutalement lorsqu'il parvint enfin à se dresser sur ses jambes flageolantes. Nous n'avions pas bougé jusqu'à ce qu'il revienne parmi nous. Il ne fallait rien tenter pour lui venir en aide ; son orgueil l'étouffait plus que ce maudit gaz !

— Maryline, intervint maman, va finir de tasser le foin avec Simon, oncle Jean va se reposer un peu.

Pour une fois, je n'eus pas le cœur à négocier. Mon oncle souffrait, en dépit de tous ses efforts pour ne rien en montrer. Alors, j'allai suspendre mon tablier au crochet de la porte. Puis, j'enfilai mes sabots de cuir, ma blouse à carreaux bleu et blanc et sortis sur le perron, éblouie par le soleil qui éclaboussait les façades des bâtiments en pierre de calcaire.

Malgré la chaleur et le ciel uni, l'horizon aux nuances gris perle ne trompait pas : les martinets volaient bas, l'orage se préparait et il serait le bienvenu ; voilà près de deux semaines qu'il n'avait pas plu ; les bêtes étouffaient et les plants mourraient dans la terre asséchée.

Assis sur les marches, Pierrot, mon petit frère, chassait d'une chiquenaude un lézard prélassé. Il fallait faire de l'espace pour dresser son armée de soldats de plombs ! J'enjambai précautionneusement les dragons de l'empereur et traversai la cour de la ferme. Je passai l'enclos par la barrière de bois et remontai le champ fraîchement fauché qui longeait la forêt de Saint Front.

La lourde porte coulissante grinça affreusement, m'introduisant dans le haut bâtiment aux pierres nues, aux longues poutres croisées au sommet. Je m'engouffrai dans la fraîcheur renfermée avec les âcres effluves de poussière et de fourrage.

Simon était là ; la chemise trempée, il piquait le foin de sa fourche et soulevait le tout jusqu'au grenier au-dessus de sa tête brune parsemée de minuscules fétus. Lorsqu'il me vit saisir mon râteau, d'un geste vif et déterminé, il s'arrêta un moment, essoufflé. Sa fine bouche se tordait en un sourire qui ajoutait un air espiègle à sa frimousse enjouée.

— J'ai cru qu'on m'avait oublié !

Je grimpai à l'échelle, tenant les barreaux d'une main et le manche du râteau de l'autre. Ce fut un exploit d'arriver là-haut sans dégringoler ! Les tenons roulaient dangereusement, il fallait les remplacer.

— Oncle Jean tousse beaucoup aujourd'hui. Je le remplace. Nous aurons fini avant le dîner, déclarai-je en constatant le progrès de mon cousin.

Le compliment glissé à demi-mot emplit le jeune homme d'une fierté sans pareille. De ses yeux marron, jaillit une excitation candide qui annihila miraculeusement sa fatigue et décupla une énergie nouvelle. Il bomba le torse, inspirant profondément, et se mit derechef à l'œuvre.

Mon travail consistait à rassembler le foin encore humide en un tas bien propre contre le mur. Il y sécherait tranquillement avant qu'on le serve aux bêtes.

Tant que je remarquais ma progression, j'ignorais la douleur que mes pivots provoquaient sur mes reins, ou celle de mes mains irritées par le manche rugueux. Ce qui importait, était d'avoir fini pour le souper : ce ne serait plus très long.

Mes bras nus s'incrustaient de poussière, une fine pellicule de sueur brillait à la base de mon petit cou. Mon fichu était trempé. Je fronçai plus encore les sourcils et serrai ma bouche afin de me concentrer.

— C'était la dernière ! s'écria soudain Simon, victorieux.

Il abandonna sa fourche contre le mur, essuya son front d'un revers de manche, replaça correctement ses bretelles et attrapa une bouteille posée sur l'établi de l'oncle derrière lui.

— Une goulée ? proposa-t-il, alors que je me laissais tomber sur le plancher, les jambes ballant dans le vide.

— Monte !

Le jeune homme escalada rapidement l'échelle pour me rejoindre. Il se laissa choir à son tour, arracha le bouchon de liège entre ses dents et me présenta le goulot. Je bus une rasade de vin clairet avant qu'il ne se rince généreusement le gosier.

— Je vais au village avec Antonin, ce soir, dit-il enfin.

— Qu'est-ce que vous allez y faire ?

— On retrouve les copains pour boire un coup.

— Je croyais que c'était le dimanche ?!

— C'est que... aujourd'hui, c'est ma fête.

— Tu pensais que je l'avais oubliée, gros bêta ?

Je gratifiai Simon d'un baiser sur la joue. Le jeune homme, qui avait aujourd'hui vingt ans, soupira d'aise.

— Si tu n'es pas trop rond, ce soir, tu regarderas sous ton oreiller.

— Un cadeau ? Pour vrai ?

— Evidemment ! Mon cousin est un homme maintenant, il faut bien marquer le coup !

— Arrête, Linette, marmonna-t-il, embarrassé.

Puis, il arqua un sourcil sur un regard soudain empli de malice.

— Tu ne voudrais pas nous accompagner ?

Il semblait avoir de la suite dans les idées. Je savais pertinemment où il voulait en venir, mais fis mine de ne rien comprendre.

— Pour me retrouver cernée par une bande de soudards ? Non merci ! m'esclaffai-je.

Simon m'asséna un léger coup de coude.

— Tu seras bien gardée ! poursuivit-il. Je serai là. Antonin aussi.

— Oh, Simon, soupirai-je, baissant la tête sur mes doigts que j'entortillais nerveusement.

— Allons, ce pauvre diable n'a d'yeux que pour toi ! Donne-lui de l'espoir !

Je le considérai, amusée et toute à la fois admirative de sa démarche.

— Antonin a de la chance de t'avoir pour ami, lui dis-je simplement.

Il but une gorgée de vin et souffla :

— Faut voir.

— Puisque tu abordes les histoires de cœur, m'empressai-je, je suis curieuse de savoir qui est la jeune fille pour qui tu soupires ! Il y en a bien une avec laquelle tu danseras au bal dimanche ?!

— J'irai avec Julie.

— Je sais qu'elle t'a demandé pour éviter Norbert. Allez, dis-moi !

Il me regarda en coin, la bouche arquée sur un sourire espiègle.

Je me jetai alors sur lui et frottai vigoureusement sa tignasse, frustrée de ne rien connaître de ses amours ! Nous nous disions tout pourtant ! Nous étions comme les deux doigts de la main, et ce, depuis notre plus jeune âge. Je voyais en lui le grand frère que je n'avais jamais eu, protecteur et solide.

Quand j'eus fini de l'embêter, Simon passa la main dans ses cheveux pour tenter de les discipliner. Ce n'était pas une mince affaire ! Je me gaussais gentiment à ses côtés. Mais, bien vite, mon rire perdit en intensité lorsque je découvris sa tempe gauche, qu'il dégageait par ses gestes vifs.

 

Chaque fois que je vois cette petite cicatrice en forme de croissant de lune, je me crispe. Mon cœur se serre. Je ne peux alors m'empêcher de remonter dans mes souvenirs.

J'ai huit ans. On me dit vaillante pour une fillette. Je suis prête à braver la colère de mon oncle.

Tout le monde sait que le père de Simon est une brute de la pire espèce. C'est un ivrogne ficelé à sa tourmente, un soldat miraculé qui aurait préféré mourir à Verdun au lieu de vivre, hanté par ses cauchemars et les fantômes de ses camarades tombés un par un. Il tente toujours de noyer son chagrin dans un liquide plus clair que ses idées.

Il se sent pris au piège avec cette femme et ce gosse qu'elle lui a donné. Il est tenu depuis des années par ses obligations, ou plutôt, sa belle-famille l'a contraint de prendre ses responsabilités. Sinon, il serait reparti. Il se mure dans un silence malsain qu'il brise parfois, emporté par le rhum, trouvé on ne sait où.

On ne peut que plaindre la pauvre Rose-Marie. Mais comme toute chose que l'on ne peut clamer à qui veut l'entendre, on l'oublie à coup de « ce sont pas nos oignons ! »

Ce jour-là, je me présente à la porte de la bicoque qui tombe en ruines, et frappe trois petits coups. Par la fenêtre, sur la droite, je vois se dessiner le reflet de la bête, un rictus de dégoût collé au visage pour toute salutation.

Il ouvre, chancelant. Qu'il empeste ! De ses pores dilatés, s'échappe une transpiration grasse, chargée d'alcool.

J'ai déjà prévu la mise en scène : je joins mes mains en prière et explique aussi clairement que possible que je n'ai pas vu l'heure passer, que tout est de ma faute. Je suis prête à dire à cet homme : « C'est moi qui mérite les coups, pas Simon ! » Mais il ne m'écoute pas, et la fureur dans ses yeux injectés de sang me fait peur. L'homme fronce les sourcils et marmonne quelques incompréhensions. Il se gratte furtivement son front sale et tend le bras pour attraper Simon par le col. Il le tire brutalement en avant ; le col se déchire et Simon tomba dans la cuisine.

Je revois cet homme, tentant de garder son équilibre, appuyé sur la poignée de la porte. Il soupire avant de me la fermer au nez.

Pauvre fillette, je me cache alors sous la fenêtre et attends un peu ; je veux être sûre que ma tante et Simon ne craignent plus rien ; je suis décidée à bondir au moindre mouvement !

Pourtant, quand les premiers cris résonnent, que les coups et les plaintes déchirantes me parviennent et me glacent le sang, je reste immobile, les mains serrées sur mes oreilles, étouffée par mon angoisse.

Puis, je m'enfuis pour aller rapporter à ma mère ce qu'elle sait déjà.

La nuit suivante, on découvre le garçon tétanisé, roulé en boule sur le seuil de notre porte. Il a abandonné son père ivre et sa mère, étendue sur le sol de la cuisine, qu'une mauvaise chute a finalement délivrée. Saint Front la pleure et aussitôt l'oublie, comme ce lâche, reparti en vagabondage.

L'inévitable pincement au cœur que suscite ce « môme », comme on l'appelle au village, s'accentue face à la profondeur obscure de ses yeux qui pétillent toujours d'une joie singulière, exprimant le simple bonheur d'exister.

 

— Simon ?

Nous sursautâmes à l'appel de l'oncle Jean. Il apparaissait dans l'ouverture de la porte coulissante et faisait signe au jeune homme de le rejoindre.

— Delphine a de la visite ! Viens m'aider à ramener les vaches à l'étable.

Aussitôt, Simon se redressa et descendit à vive allure.

Le silence me taquina alors que j'étais restée perchée au grenier. Qui pouvait bien nous rendre visite à cette heure ? Je descendis à mon tour pour satisfaire ma curiosité.

Depuis la porte de la grange, je pouvais voir l'automobile noire stationnée dans la cour, mais j'étais beaucoup trop loin pour entendre ce qui s'y passait.

La portière s'ouvrit sur un personnage que j'aurais préféré oublier. Mon cœur bondit de ma poitrine. Je reculai aussitôt dans la grange, le souffle court. Il était de retour.

Au village, on ne parlait que de ça ! Même l'oncle Jean l'avait évoqué. Ses obligations le rappelaient à la maison, après des études à Lyon et un service militaire à Dijon. Je le savais parce que... Non, je ne m'y étais pas intéressée, en tout cas, pas de cette façon. Il ne fallait pas se méprendre ! Je le savais parce que tout le monde le chuchotait, voilà tout !

Malgré les années qui nous séparaient, ma rancœur demeurait intacte. Que venait-il faire au Guéret ?

J'enfonçai brutalement mes ongles dans mes paumes. Je ne quitterais pas ma cachette jusqu'à ce qu'il parte !

— Toc, toc, fit une voix railleuse.

Je pivotai aussitôt, replaçant les mèches qui me barraient le visage.

La silhouette se dessinait à présent dans l'ouverture de la porte coulissante, adossée contre le mur de pierre, le buste droit dans une chemise blanche couverte d'un gilet de soie noir, les mains dans les poches, le visage dissimulé sous l'ombre d'une casquette : Florent Boissac.

Le pire dans tout cela, c'était que le jeune homme de vingt quatre ans, qui se tenait devant moi, était encore plus élégant, plus assuré que dans mes souvenirs. Et ça, j'en étais effrayée.

Il fit quelques pas avec une nonchalance qui lui était propre, ôta sa casquette qu'il suspendit à un clou au mur, et passa machinalement la main dans ses cheveux bruns.

— Je te dérange ? Que fais-tu ?

— C'est ce que l'on appelle ici-bas un « travail », maugréai-je, déjà sur le qui-vive.

Je dépoussiérai brièvement les pans de ma blouse et lui fis face, les poings sur les hanches. Les yeux de Florent étaient noirs, comme ceux d'une grande partie des gens du sud. Mais aucun n'avait cet éclat vibrant, cette profondeur qui vous rendait vulnérable, qui vous donnait l'impression de vous aspirer, cette façon de vous transpercer jusqu'à l'âme et de vous paralyser l'espace d'une seconde. J'y étais sensible, et c'était normal.

Florent me scrutait, énigmatique.

— Comment vas-tu ?

— Je ne vois pas bien en quoi ça te concerne, répondis-je, relevant fièrement le menton.

A ces mots, le jeune homme dévoila une rangée de dents parfaitement blanches et je devins cramoisie.

— Je venais présenter mes respects à ta mère.

— Il ne fallait pas te donner cette peine.

Les gens comme lui étaient tous attentifs, prêts à sauter sur l'occasion d'avoir une emprise considérable sur chacun : une poignée de main, un conseil, une avance…Ceci marquait indéniablement la soumission qu'ils opéraient. La reconnaissance des uns faisait la renommée ou la fortune des autres ; Florent n'échappait aucunement à cette étiquette ; il avait été élevé pour observer ces principes ; je le détestais.

— T'aurais-je offensée ? demanda-t-il, après s'être dirigé vers les outils de l'oncle, éparpillés sur l'établi.

—Ta présence ici est une offense.

— Il n'est pas convenable de proférer tant de méchancetés.

— Fous-moi la paix avec tes leçons de morale !

Il tourna la tête vers moi et plissa légèrement les yeux. Je demeurais parfaitement droite.

— Je croyais…commença-t-il en esquissant quelques pas dans ma direction, je croyais que nous nous étions quittés en bon terme, ma colombe.

Je me raidis sous cette familiarité inappropriée. Il était conscient de la colère qui montait en moi.

— Tu n'as rien à faire ici, Boissac.

— Je m'attendais à plus d'enthousiasme de ta part. Après tout ce temps...

— Nous n'avons rien à nous dire. Va-t'en !

— Ou bien ?

Je perçus le pas qui se rapprochait ; il écrasait d'une lenteur maîtrisée les derniers fétus ayant échappés à la fourche de Simon. Le crissement sec écorchait mes oreilles ; il ne m'en fallait pas moins pour me contracter. Si je m'autorisais un geste, je craignais de céder à une pulsion dévastatrice.

Florent murmura. Il parlait pour ne rien dire, comme s'il redoutait le silence : puis il s'arrêta derrière moi ; je pouvais sentir son regard me brûler le dos et descendre impunément au creux de mes reins. Immobile, je lâchai, maîtrisant le timbre de ma voix :

— Rentre chez-toi, Florent.

— Je n'ai même pas le droit à une petite amabilité ?

— Il y a longtemps que tu as perdu ce droit.

Je m'apprêtais à prendre congé.

— Attends ! m'interrompit-il.

Il me retint par le bras.

—Tu me tiens rancune d'une histoire vieille d'un siècle.

— Tu en parles bien à ton aise. Lâche-moi.

Sans crier gare, le malotru me retourna brusquement, m'obligeant à lui faire face. Ses doigts resserraient leur étreinte tandis que je le priais calmement de s'écarter.

Il y avait dans son regard une curieuse lueur que l'on put prendre pour quelque démence. Ses lèvres se descellèrent ; il ne comprenait pas le ressentiment coriace auquel il se heurtait.

— Tu m'as humiliée, Boissac !

Mes yeux révulsés auraient pu en tuer plus d'un, mais lui ne broncha pas.

— Bon sang, c'était il y a trois ans ! Que voudrais-tu que je fasse ? Que je m'agenouille pour implorer ton pardon ?

— Non ! Je sais quel hypocrite tu es. Ce serait me rabaisser que de croire en ta repentance. Il vaut mieux éviter des gens de ton espèce.

— « Des gens de mon espèce » ? renchérit Florent, haussant le ton.

Sans prendre le temps bienvenu de choisir mes mots, je libérai mes pensées :

Parfaitement ! Arrogants, méprisants ! Tu n'as de respect qu'envers tes semblables !

Le regard étréci, les mâchoires crispées, Florent était à faire peur. Secouant quelque peu la tête en étouffant un petit rire cynique, il s'autorisa un temps acceptable de réflexion avant de régurgité le venin que je lui avais injecté :

— Mais vous, fille de ferme, vous n'êtes qu'une petite ingrate égocentrique ! Pour peu que quelqu'un te tourne le dos, tu tapes du pied en capricieuse !

J'ignorai le nœud qui se formait au creux de mon ventre. Cet imbécile sans scrupules me donnait la nausée.

— Moi, dis-je en détachant soigneusement chaque syllabe, j'ai un cœur.

— J'ai fait une erreur, Maryline, une seule !

Au souvenir amer de cette soirée, ma gorge se noua. Le village en liesse n'avait même pas remarqué mon absence.

— J'ai attendu toute la nuit ! m'écriai-je, tirant sauvagement sur mes bras pour me libérer. J'étais seule dans ce pavillon qui grouillait de vermine ! Je n'aurais jamais dû te suivre !

— J'étais saoul !

— C'est tout ce que tu as à dire ? Tu es sorti pour aller chercher une couverture, et tu n'es jamais revenu !

— Eh bien, me voilà !

— Bats les pattes ! vociférai-je en remuant de plus belle. Je te déteste, Boissac ! Tu n'as même pas eu le courage de te représenter. Non ! Tu es parti à Lyon, comme un voleur !

Je me souvenais du rire pointu de Charlotte Sillant, sa cousine, qu'il avait envoyée en émissaire le lendemain. Le comble de l'humiliation.

Florent parut sidéré. Quelle situation pathétique ! Il était incapable de reconnaître ses torts. Maudits Boissac : sortis tout droit de la cuisse de Jupiter, ils étaient aussi « irréprochables » que tous les anges du ciel réunis. Oh ! ce que cette suffisance pouvait être agaçante !

La rage qui s'emparait de moi devenait incontrôlable : possédant chaque parcelle de mon corps, chaque cellule, chaque muscle, fourmillant jusqu'au bout des doigts ; j'enfonçais mes ongles dans mes paumes brûlantes pour la contenir. Hélas ! Le coup partit de lui-même et libéra toute ma frustration contenue depuis plusieurs années. Le claquement sec de la gifle alourdit soudain l'atmosphère.

Les doigts sur sa joue cuisante, Florent me dévisageait, interloqué.

J'aurais dû le faire plus tôt, sifflai-je hargneusement, en le toisant de mes yeux humides.

— Les femmes de Lyon ont plus d'élégance. Je n'ai aucun regret.

— Tu en es bien incapable, Boissac.

— Je t'ai connue plus docile…

Je levai de nouveau la main, excédée par son insolence ! Florent para le coup et saisit mes poignets au vol. Son regard s'étrécit subitement. Il me secoua, avant de me pousser dans un angle de la grange, là où les vieilleries entassées étoufferaient les cris. Quelque peu hébétée, je raillai :

— Petit garçon !

Florent contracta les mâchoires et fondit sur moi tel un rapace pour enserrer mon menton dans sa grande main.

Je roulai des yeux désespérés, poussée au comble de mon affolement par les battements brutaux de mon cœur. Les lèvres pâles, qui se trouvaient à quelques centimètres des miennes, remuaient doucement, mais aucun son ne les franchissait.

Nos souffles courts se confondaient. Je tremblais. De rage ou de désir, je n'aurais su le dire.

Florent se pencha plus encore et posa son front contre le mien. Le monde alentour avait soudain disparu. Ce n'était plus un jeu. Nous n'étions plus des enfants. A présent, tout dépendait du bon vouloir de ce jeune homme : un comportement déraisonné aurait engendré des conséquences catastrophiques. Il le savait. Je le savais aussi : pour une fille, cette existence aurait toujours été plus difficile à supporter. Dire que j'avais failli commettre l'irréparable autrefois, avec un garçon qui ne serait jamais pour moi !

Florent s'arracha à moi d'une férocité troublante. C'était à croire qu'il se faisait violence pour ne pas aller au bout de son acte. Il passa énergiquement la main sur son visage et me considéra de nouveau, terriblement confus.

Je tentais désespérément de retrouver une respiration régulière. Mon cœur me faisait souffrir, comprimé dans ma cage thoracique, il battait trop vite. Le sang, qui me montait à la tête, m'étourdissait.

— Je te déconseille de remettre les pieds ici, parvins-je à dire avant qu'il ne passe la porte.

Le jeune homme s'immobilisa aussitôt.

— Pourquoi ?

— Je ne suis pas certaine qu'Antonin Laudes apprécie que tu me tournes autour.

Florent osa un regard par-dessus son épaule. Le sourcil qu'il arquait, ôtait toute crédibilité à mes propos.

— Ce gamin ?

Comme je ne répondais pas, il me fit face.

— Vous vous êtes engagés ?

Haussant une épaule, je lâchai :

— Qu'est-ce que ça peut faire ?

Il retroussa un coin de sa bouche. Ce sourire avait quelque chose de carnassier, et le regard assombri par la convoitise mit tous mes sens en alerte. Je fis un pas de côté pour me rapprocher discrètement de la fourche contre le mur. Au cas où.

— Ça change tout, soupira Florent.

— Qu'est-ce que tu crois ? Le monde ne tourne pas autour de toi, Boissac.

— Alors, je me battrai ! déclara-t-il.

— Tu n'as rien à y gagner, sauf des ennuis !

— Antonin Laudes ne me fait pas peur ! dit-il en s'élançant vers moi.

J'eus seulement le temps d'attraper ma fourche et de la brandir.

— Un pas de plus et je te tue ! m'écriai-je.

Mes cheveux désordonnés autour de mon visage figé dans une terrible expression de haine me donnaient d'être une sauvageonne. Le manche glissait dans mes mains moites, je craignais de le lâcher prématurément.

— Allons, ma colombe, tu n'oserais pas ?! persifla Florent.

Il leva tout de même les bras.

— Tu n'es qu'un porc, Boissac, et les porcs finissent embrochés ! fis-je.

Il recula sous la menace.

— Je ne voulais pas…

— Sors d'ici, saligaud ! m'entendis-je hurler.

Le jeune homme resta ainsi hésitant. Il n'était pas certain que je le laisse partir sans l'égratigner un peu.

Il finit par baisser les bras. Il rajusta le col de sa chemise, déambula placidement vers la porte coulissante et attrapa sa casquette suspendue. Puis, il sortit sans un regard.

Je patientai quelques temps encore, tendue à l'extrême. S'il revenait, je me promettais de mettre ma menace à exécution !

Le vrombissement du moteur me délivra enfin et je tombai à genoux dans la poussière de la grange, laissant s'échapper de ma gorge sèche un long soupir. Rien n'avait changé : il était revenu me tourmenter. Cependant, je m'étais juré de ne jamais plus m'en laisser compter. Une fois avait suffi !

Une ombre se dessina sur le sol et Simon se précipita :

— Linette! 

Il enserra mon visage dans ses mains calleuses.

— Que s'est-il passé ? J'ai entendu du bruit !

Je relevai la tête et ébauchai un timide sourire, affirmant que ce n'était rien.

— C'est Boissac ? s'enquit mon cousin, blême d'angoisse.

— Tout va bien, Simon. Allez, pars devant. Je fermerai la grange.

Le jeune homme s'obstina un moment et finit par se détourner, résigné à m'abandonner à mon sort et mes souvenirs.

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