Après les morts

sylvenn

Noires Heures - Essais

A l'heure où je vous parle, je suis déjà mort. Quatre fois.
La première fois, c'était à la naissance. Je suis mort-né. C'était la deuxième fausse couche pour ma mère. Vous imaginez le drame que ça a pu être pour mes parents…
Une fois quand j'avais 23 ans dans un parcours de golf côtier à Sydney, en escaladant une paroi rocheuse que j'avais descendue aisément quelques minutes auparavant simplement pour admirer la Mer de Tasman, mais qui me bloquait le chemin du retour. Je suis tombé de huit mètres de haut environ, crâne brisé sur le coup.
Une autre fois, je suis tombé gravement malade en Thaïlande, sans doute à cause d'un moustique qui m'avait piqué pendant que j'étais au Nord du pays, vers Mae Hon Song. Terrassé par la malaria, je ne m'en suis pas sorti.
La dernière fois que je suis mort, c'était il y a à peine trois semaines. J'étais avec une amie et je me suis mis à traverser la voie de tram sans regarder attentivement. Fauché sur le coup.

Oui, je vous affirme que je suis mort quatre fois. Au moins quatre fois, pour peu que j'aie oublié d'autres morts qui m'auraient moins marqué. Et pourtant je suis là, et je vous parle sereinement, en pleine santé, depuis mon ordinateur à Cenon, à côté de Bordeaux.
Comment ? Pourquoi ? Je vais vous l'expliquer. Je vais du même coup vous expliquer ce qu'il y a après la fameuse Mort. Mais ne vous inquiétez pas, ce sera court ! Pas question d'en faire un roman ; une nouvelle suffira !
***
C'en est presque drôle de voir comment chacun, dans sa vie, craint la Mort. Qui n'a pas mené des millions de débats acharnés sur ce qu'il y a après la Mort ? Qui ne s'est jamais demandé ce qui pourrait bien advenir de lui, dans un moment d'égarement et de questionnement existentiel ? Qui n'a jamais eu la moindre tentation d'adopter telle ou telle religion, simplement pour Croire ? Pour se rassurer ? Même le dernier des Athées a forcément déjà eu cette réflexion.
Et bien pourtant mes amis, nous sommes tous, déjà, morts. Sans doute plusieurs fois.
Alors comment serait-ce possible ? Serait-ce dans le plus grand mystère ? Non.

Quand je suis mort-né, les larmes de mes parents étaient bien réelles. Et la rupture de leur couple qui s'en est suivie, l'a été également.
A Sydney, des golfeurs ont retrouvé mon cadavre fracassé contre les rochers balayés par l'écume, mon sang aspiré par les flots de la mer Tasmane. Leur choc a été bien réel. Et l'information a été diffusée dans la presse australienne pendant plusieurs jours.
De même en Thaïlande, ma désormais ex-copine Estelle m'a vu mourir sous ses yeux au Bangkok hôpital dans la région de Trat. Le traumatisme a été si lourd pour elle qu'elle n'a pas pu le supporter. Mais nous ne nous sommes pas retrouvés ensemble au Paradis, avec de petites ailes scintillantes clouées sur les épaules…
Enfin après l'impact du tram contre ma boîte crânienne, mon corps inerte est resté plus d'une semaine dans le coma. Jusqu'à ce que mon organisme ne cesse de lutter.
Au moment où je vous parle pourtant, je suis un grand rescapé. En fait non, même pas. Je suis juste un individu lambda.
Je suis né sans complication, avec l'Amour d'une mère dont tout enfant aurait besoin.
J'ai eu des émotions fortes, certaines fois où j'ai risqué ma vie, comme tout le monde, mais je m'en suis sorti et ces expériences sont restées de vagues bons souvenirs.
Il m'est arrivé d'avoir été malade, parfois assez gravement, et j'en suis ressorti plus mature, comprenant par empirisme à quoi cela pouvait bien servir d'être prudent.
Et puis… j'ai évité de peu certains coups de pure malchance, certains coups du Destin ; j'ai frôlé la Mort, sur un détail, sur une milliseconde d'inattention.
Mais ma vie a continué, et moi, à peine reconnaissant de m'en être sorti jusqu'à présent.
***
Au moment où je vous parle pourtant, il existe plein d'autres réalités dans lesquelles je suis Mort. Oui je sais, je sais ! Dans combien de films on a déjà vu ça, cette bonne vieille théorie des multiples réalités, des scénarii qui se développent dans des dimensions parallèles, tout ça tout ça…
Ecoutez, moi je n'y connais rien ! C'est peut-être vrai, peut-être pas. Peutêtre que chaque seconde qui passe produit une infinité de dimensions parallèles. Peut-être pas.
Simplement je sais une chose : le phénomène de la Mort divise bien notre scénario de vie en deux : l'un où nous sommes encore, et l'autre où nous ne sommes plus. Si je n'avais pas la flemme d'écrire un putain de roman, je vous expliquerais comment j'ai vu dans un miroir magique toutes les existences parallèles où je me retrouvais mort et où la société avait poursuivi son chemin sans moi… Mais vu que c'est une NOUVELLE, tu vas me croire sur parole OK ? Non ? Alors tu arrêtes de lire et tu t'en vas, je m'en fous. Moi je continue d'écrire.

J'affirme ça. Lorsque nous mourrons, notre âme se sectionne en deux parties. Une partie va disparaître en même temps que notre vie, et chacun portera notre deuil comme il se doit, interpellant le Ciel – qui n'a rien à voir là-dedans et qui aimerait qu'on le laisse tranquille – en lui demandant pourquoi une telle fatalité, blah, blah, blah.
Et l'autre partie ? L'autre partie de notre âme crée une seconde réalité. Une réalité dans laquelle nous ne sommes pas morts. Nous avons héroïquement – ou pas – évité le danger, et la vie suit son cours comme si de rien n'était.
Alors, personne ne nous regrette. Nous-même ne remercions pas la vie pour nous avoir gardé encore un peu. Alors que je gravissais les derniers centimètres de cette paroi rocheuse à Sydney, j'ai à peine eu le temps de me remercier moi-même, égoïste que je suis, sur mes fantastiques capacités de concentration et de sang-froid. Je ne savais pas qu'à part ça, j'étais mort et que les crabes se délectaient en ce moment-même de ma dépouille encore chaude.

Regardez autour de vous. Regardez les gens que vous aimez, et ceux que vous haïssez. Tous sont sans doute déjà morts. Et vous vivez sans doute, dans d'autres scénarii, une vie où ils ont disparu. Et vous les pleurez – ou vous vous en réjouissez si vous êtes la dernière des ordures.
« Mais pourquoi alors suis-je dans cette vie-là, cette vie où telle personne est vivante alors que telle autre est morte ? » me diras-tu, imbécile que tu es. Et bien parce que tu es à la fois ici, et ailleurs ! Mais ça, ça te dépasse hein ? Tu te dis que tu le saurais quand même, si tu vivais une autre vie au même instant, en parallèle ! Bah non, tu le sais pas. Comment pourrais-tu le savoir, tu es devin intertranscendental ? Non.
Alors pourquoi moi je le sais ? Pourquoi j'affirme tout ça avec cette insupportable prétention ?
Dans un premier temps, parce que j'ai envie d'écrire donc je fais un peu ce que je veux.
Et dans un second temps… parce que tous, un jour ou l'autre, nous mourrons. Mais nous mourrons définitivement, dans tous les scénarii possibles. Notre
existence cesse. Partout. Pour expliquer cela, je citerai le célèbre philosophe Firenze, centaure de la Forêt Interdite dans Harry Potter :
« Au moment-même où [le sol] touche [la boîte crânienne] on n'a plus qu'une demie vie. Une vie maudite ».
Pour les puristes oui j'ai un peu déformé sa phrase. Mais comme je l'affirmais plus haut, notre âme se séparer en deux à l'instant-même de la Mort. Mais combien de fois peut-elle ainsi se diviser ? Pas à l'infini en tout cas.
De la même manière que notre patrimoine génétique définit combien de fois nos cheveux repousseront avant que nous ne soyons chauve, il définit le nombre de fois que notre âme supportera la scission. Bref, il décide de combien de vies, combien de chances nous disposerons, jusqu'à disparaître définitivement.
Et ce n'est pas le même nombre pour chacun d'entre nous. La vie est injuste, et l'égalité des chances reste une invention purement humaine et idéaliste.
Toujours est-il qu'à chaque mort, dans les semaines, les mois qui viendront, nous nous sentirons sensiblement plus faibles. Plus usés. Plus vieux. Jusqu'à ce que le compte soit épuisé. Alors nous partons une bonne fois pour toutes.
***
Voilà ce que c'est que la Mort. Ou plutôt, voilà ce que sont LES Morts. Je ne peux pas vous dire ce qu'il y a après la Dernière d'entre elles, je ne suis pas Dieu. Enfin je ne crois pas. Enfin, je suis persuadé d'être Divin quand même, mais pas Dieu, faut pas déconner… Si tant est qu'il existe déjà… Bref je m'égare !
Je sais bien que tu fais plus que douter de mes propos, toi qui est parvenu à lire ces lignes insipides jusqu'ici – merci à toi en tout cas.
C'est vrai que si tu cherches la Vérité, peut-être ne la trouveras-tu pas ici. Mais après tout, tu ne la trouveras pas plus ailleurs, si ? Alors pourquoi ne pas croire en quelque chose de positif ?
Ce que cette histoire raconte, au final, c'est que tu es là, vivant, malgré toutes tes morts passées. Ce que qu'elle raconte, c'est que les êtres chers que tu as pu perdre, vivent sans doute encore dans un autre scénario de leur vie. Et ils vivent avec toi, à tes côtés.
Rien que pour ces deux raisons, tu pourrais être reconnaissant. Reconnaissant envers ta vie, qui subsiste malgré toutes tes conneries. Et reconnaissant envers celle de tes proches, parce que dans d'autres réalités ils sont peut-être déjà morts et que tu les pleures.
Bon. Pour ceux qui ne sont toujours pas convaincus, la prochaine fois je vous parlerai de l'histoire du miroir magique.

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