Après Pépi: La rue, le matelas, le chien (12)

laura-lanthrax

roman

Le bidon est presque vide. Je verse l'eau dans la gamelle. Je me débarbouille un peu. Je garde un reste pour le chien. Et je m'allonge sur le matelas, l'aube chancelante j'aime, la violence sèche du vide autour de moi j'aime, le petit matin, enroulée sous ma couverture, j'attends les passants, les services, j'aime entendre le bruit de la rue, je m'endors vite, le chien aboie et me réveille, je tends la main, j'obtiens gain de cause si je parle fort, j'évite les grossièretés, je les respecte un peu, l'après midi je sors la deuxième bouteille du sac à main, j'irai plus tard acheter des provisions, que dire de mes dents qui me font mal à nouveau, je n'ai plus la force de les arracher, les plumes s'envolent au gré du vent, les plumes du matelas dévoré par le chien, je rafistole tant bien que mal à la ficelle, j'ai encore de quoi m'allonger heureusement, les besoins c'est derrière la rue, dans l'impasse, comme les autres on attend son tour, on bouche son nez, on déguerpit à la moindre alerte, puis vient le soir, je m'en aperçois à peine, je m'écroule avant même que le réverbère éclaire ma parcelle, souvent un compagnon délicat me jette la couverture sur le dos pour ne pas avoir froid, mais mon sommeil ne dure pas, j'ai peur qu'on me vole le mobilier, le bidon, la gamelle, la pâté pour chien, les bouteilles, je dois ma survie à ce rien, le lendemain tout recommence, les cheveux qui s'ébouriffent, la peau et des contusions, la baballe du chien lancée sans force, la robe de chambre enlevée précipitamment, je suis quand même plus belle comme ça, je compte les effectifs, tout est bien là, rien de perdu, ou peut-être une dent en moins encore une fois, j'ai dû mordre et tirer trop fort, je récapitule: l'oubli de la sagesse, la vertu petit pieds, le dédale carnivore, je me rends bien compte de la chance qui est la mienne, si je regarde autour de moi ce n'est déjà plus comme hier, je fais profil bas, je profite du peu qu'il me reste, chaque matin je suis fière de me remettre au travail, même si ce plaisir ne dure pas lui aussi, le monde est ici, sur ce matelas avec le chien, et les bidons dessinent une frontière qui me va, j'avale de quoi reprendre des forces, et me voilà à nouveau dans ma couverture à attendre l'impossible.

Je ne renonce pas, je me réconforte, j'apprends le langage des signes et j'entourloupe mon prochain, j'ai la vue qui baisse peut-être mais ce n'est pas méchant, j'espère un sursis pourquoi pas, l'évidence va contre moi, la soudaine compréhension des circonstances m'oblige à reconnaitre que la solution au fond viendra d'une journée sans sommeil, où épuisée je ne pourrais plus faire barrage à la nuit, alors viendra aussi la conclusion, je disparaitrais sous les coups et le chien sera libre d'aller.

Quand j'y pense, je suis là de tout temps, à chavirer d'une rue l'autre, l'océan est immense qui me protège des imprévus, la vie est facile si l'on veut, les plaisirs se partagent au gré des rencontres,  les paroles s'invitent à ma table, j'en aurai eu des amis compréhensifs, et pourtant ils refont surface les souvenirs sur leurs grands échassiers, si je regarde fixement devant moi, je les revois encore me jeter là sous le pont, avec le matelas et le chien, sans ménagement, et partir en trombes, réveillant la poussière. Cela ne s'est peut-être pas passé comme ça, ça n'a pas d'importance, je raconte ce qui me passe par la tête, ça m'est égal, l'imaginaire a pris le dessus et la réalité est chassée pour de bon, il n'y a plus d'apitoiement, le présent a tout avalé.

La limo est venue me chercher le lendemain de l'entretien, j'étais prête, après une nuit passée à compter les billets, maintenant que j'avais une bouche à nourrir: le chien qui me suivait partout, dressé pour ça ?, il fallait bien songer à partir de toute façon, je montais consentante, soulagée presque, mon vœux serait bientôt exhaussé, j'allais enfin être rayée de la carte des vivants.

Il m'a semblé que le chauffeur attendait des instructions, à parcourir le périphérique dans un sens puis dans l'autre, les choses étaient-elles encore si imprécises?, puis nous avons quitté la ville pour des routes sinueuses, j'ai découvert des lieux arides et hostiles, c'était long, je restais assise mon front collé à la vitre teintée, je tentais de m'y retrouver, le chien dormait tranquillement, les cactus sont apparus peu après. Le chauffeur m'a ouvert la porte, nous étions en plein désert, il m'a montré du doigt l'autre limo, un peu plus loin, sur l'asphalte vaporeux on avait l'impression d'un mirage, la chaleur emportait tout, pourtant j'ai marché sans effort. Le plaisir que procure la vision du précipice reste une expérience unique de l'esprit. C'est une phrase que me répète le chauffeur sans conviction. Ils étaient là tous les deux, deux fantômes, lui en costume sombre, impassible et comme flottant dans l'air, et elle, étrangement maquillée, et titubante a son bras, un verre à la main, n'y tenant plus déjà, incapable de reprendre le dessus, s'asseyant à même le sol, se forçant à cligner des yeux, de sa place déchue, attendant que j'approche au plus près, je les avait imaginé m'accueillant dans la joie incontrôlée, submergés et frémissants, ils n'étaient plus qu'une ombre cartonnée à la peau brûlée et muette, sèche, découvrant comme dans un miroir, leur propre mort leur faisant face, Hache et Marion.

Quand la peur a disparu, quand la porte s'ouvre aux rêves infinis, la parole reprend la partie et l'audace du fond de sa nuit achève le combat des années perdues. Plus je les regarde plus je déteste l'idée d'une résurrection, plus je les imagine me rendre à mon état premier, plus les tremblements et la douleur disparaissent pour de bon, je suis solide sur mes jambes et je n'ai pas peur de ne pas baisser les yeux, je voie plus loin que les ressentiments, je m'apprête moi aussi à livrer une bataille qui sera la dernière, à vrai dire les forces me reviennent et l'appétit de se battre apparait comme au premier jour, j'aimerais prendre leurs petits becs d'oiseaux dans la paume de mes mains jusqu'à les broyer, mais les choses ont tournées autrement. 

Il m'a prise dans ses bras, il m'a embrassée, m'a appelée par son nom. Puis il s'est reculé, m'a contemplé à nouveau, m'a fait tourner sur moi-même. Il a succombé à son plaisir. Le chien est arrivé tout à coup se précipitant sur elle, rejoignant sa place sur les genoux, et mécaniquement, encore la caresse d'une main sur ses poils secs, un vieux chien, plus rien à désirer, sinon la mort grisâtre dans un coussin. Je n'ai rien dit, je suis montée dans la limo, assise entre les deux, lui sa bouche sur mon cou, elle, endormie, ivre, bavant sur mon épaule, le chien repoussé par terre. Car la sagesse m'impose de rester précise et de ne pas oublier les petits détails qui décident d'un destin, j'avoue mon incontrôlable envie d'arriver à la conclusion, ma vie sur le matelas, la rue, le chien, peut-être la confusion ira jusqu'à son comble, car ma mémoire navigue dans le trouble, l'effarement et l'incompréhension.

Je me déplace parfois au magasin quand les sacs sont vides, je me contente de pas grand-chose, une boite ou deux, les bidons, les bouteilles c'est lourd à porter, je me fais aider par l'entourage, ça discute, ça refait le monde, ça se cogne dessus, mais on revient toujours à notre point de départ, comme une attraction définitive, de toute façon, où aller ?

Quand nous sommes arrivés au château, après les présentations dans le désert, les déambulations sans fin, selon son désir de m'avoir serrée tout contre lui, sentir mon odeur, caresser mes cheveux et mon corps, longtemps, j'avais tout accepté, les consignes sont restées les mêmes, s'habiller et vivre comme Pépi, ne pas hésiter à en faire trop, les excès et les tabous ayant accompagnés sa vie entière. Puisque la fin était écrite et que cette fin me convenait. Les domestiques entraient et sortaient chuchotant si fort que la rumeur venait jusqu'à moi, la nouvelle Pépi est arrivée, la reine est morte vive la reine. Je chante et je monte sur les tables, j'assure mon petit spectacle, je mange trop, je bois avec déraison, je m'affiche avec les trainées à l'occasion, je m'allonge sur la carrosserie, voilà je me laisse faire, je ne réflêchis pas, je connais le  chemin, jusqu'au précipice, le viol, l'enfant avorté, les histoires de paquebot et d'Europe, les amours impardonnables, le chien jeté par-dessus bord, l'enfermement et la compagnie des blouses blanches, puis la mort tranquille, j'avance dans la bonne direction.  

Je n'ai plus la place pour une nouvelle acquisition, et je me contente de ce qui est à portée de mains, je caresse le chien mécaniquement moi aussi maintenant, je me régale avec rien, un bonbon de temps en temps, un rafraichissement les soirs d'été, une camisole de force pour les banquets arrosés, plus pour moi, pour l'entourage, la mauvaise graine, la plaie des trottoirs, la camionnette hurle et les emmène séance tenante, là où on dit qu'il fait bon vivre, j'y suis allé moi aussi, j'ai profité d'un bon lit et du repas frugal servi chaud pour une fois, mais je ne veux plus quitter mon havre désormais, là-bas je perds la notion du temps et de l'espace, alors je fais un peu attention, je transmets ce que j'ai appris, je leur fait la leçon, mais c'est probablement peine perdue, car au fond comme ce le fut pour moi, la répétition des échecs, l'expérience du brouillard, l'humiliation gratuite, ont l'attrait de l'existence, aussi médiocre soit-elle.

La Limo rode encore de temps en temps, on me lance des sacs à provisions comme une bouée de secours, le souvenir de ma période au château s'efface tant et plus, j'ai appris qu'il avait rendu l'âme, je ne connais pas les détails, une autre m'a remplacé après mon départ, il ne me désirait plus de toute façon, j'ai eu beau m'accrocher, il refusait de me voir, il m'ordonnait de ne plus paraitre aux repas, surtout de me taire, oui de ne plus jamais lui adresser la parole, de ne plus m'agenouiller devant lui pour poser délicatement ma tête sur son pantalon, sa rage était telle qu'à la fin on m'enfermait dans ma petite chambre, j'étais folle moi aussi, j'attendais qu'on rassemble mes affaires pour le dernier voyage à l'hôpital, là où tout comme Pépi je finirais bien par ouvrir la fenêtre, mais la vraie raison c'est Marion qui me la murmure au dernier jour, tu es devenue laide et paresseuse, tu ne fais plus l'affaire, tu le tues, tu le regardes il crève de t'abimer, tu respires il enfonce ses ongles dans sa peau, alors on jette mes affaires dans un sac, on me recouvre d'une couverture, je ne crie pas, j'étouffe pourtant, on refait le chemin dans l'autre sens, on tourne encore et encore sur le périphérique, et elle décide de l'endroit le plus approprié, un trottoir éclairé, sous le pont au cas où, il n'y a pas trop de monde, on ne m'en voudra pas de prendre la place, on s'arrête maintenant, on ouvre la porte et on me jette là, sous le regard des autres affairés, j'ai à peine le temps de me rendre compte qu'elle repart, la limo ne reviendra qu'occasionnellement, c'est elle Marion qui rode encore autour de moi comme pour se souvenir de sa vie passée, ou bien c'est pour le chien, un jour elle me le prendra, c'est bien normal c'est tout ce qu'il lui reste, elle appellera le chien et il montera dans la limo, aimanté par le bruit des glaçons d'un verre qu'elle agite involontairement de ses tremblements, il retrouvera les genoux anguleux pour frotter son vieux menton, la caresse rapide et précise, l'amour invisible, mais ça n'arrivera pas, je jetterais avant le chien sous les roues, elle se précipitera en criant, et je ne répondrais pas à son appel à l'aide.

Les jours d'été, on fait des roulades sur le matelas, on se tient les coudes enchainés et on chante à tue-tête nos airs favoris, des vieilles chansons qui repassent en boucle sur le vieux transistor à pile que j'ai gardé de mon séjour au château, jeté avec le matelas, les provisions et le chien. J'attends l'été toujours avec impatience, car comme je suis revenue  ils reviennent, oui les amis vagabonds sont de retour et ils font la fête avec moi, ils restent avec moi jusqu'au froid, ils me tiennent compagnie depuis que c'est arrivé, le chien sacrifié, jusqu'à la froide saison, où ils repartent au paradis, là où il fait décidément bon vivre, pour moi c'est terminé, j'attends qu'on me recouvre du gravât des pauvres, avec un peu de chance ils trouveront l'argent que j'ai laissé sous le matelas.

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