APRES PEPI: Un nouveau Départ, une certaine Idée de la Joie (10)

laura-lanthrax

roman

Je voudrais d'abord parler de moi. On n'apprendra rien ici sur Pépi. Je suis convoquée un lundi matin dans le bureau de Hearst, j'ai répondu à son annonce, il n'a pas hésité à mettre son nom en gras, je n'ai pas pu résisté longtemps, vu ma situation désespérée du moment, cette rupture d'avec Cecil, une terrifiante erreur peut être, un nouveau départ me soutient Barbara, tu n'as plus à y penser, réveille-toi une bonne fois pour toute petite tête, ne retourne pas à cette vie passée et sans joie, il te faut l'admettre tant et plus, de l'aventure, une carrière s'ouvre à toi et tu laisserais passer encore ta chance, crois-moi il n'y a pas à réfléchir, je te montre le chemin, je t'accompagne chez ce Hearst de malheur, prends tes affaires, on y va.

Cette bienveillance affichée, ce sourire de la dernière chance, s'avèrent finalement le piège de toute débutante. Ce que je ne pouvais imaginer quelques minutes auparavant se révèle au grand jamais lorsque nous arrivons elle et moi devant la file d'attente, des centaines de filles qui se ressemblent sont là aussi pour le rendez-vous, comment ai-je pu me convaincre à nouveau de l'impossible, il n'y a plus qu'à rejoindre l'allée, comme toujours elle m'enlace et s'emporte, oui comme si c'était la première fois, j'essaye de la raisonner, mais son excitation déborde, tu vas l'avoir ce rôle, regarde bien autour de toi, elles respirent la bêtise et la suffisance, tu dois pourtant t'y faire, qui mieux que toi pour l'accabler de ses charmes, le rendre fou jusqu'à la capitulation, souviens toi de Cécil et de ses stupides manches relevées, quel acharnement au travail, rappelle-toi encore les nervures de ses mains, le bleu pâle prêt à éclater, il t'enlace : tu le repousses, il revient à la charge prêt à déplacer les montagnes : tu ne cèdes pas, il te cajole: tu lui craches au visage. Je dois la faire taire aussitôt et me contenir pour ne pas l'étrangler, toutes ces années à l'entendre répéter que je suis la fille du moment, tu sais tout le monde parlera encore de toi dans cent ans, la photo sur le cœur, les femmes comme les hommes à t'embrasser, je dois couper mes ongles très courts pour ne pas lui arracher la peau, je lui demande de partir, de me laisser seule dans la file d'attente, je peux très bien me débrouiller, m'en sortir par mes propres moyens, regarde-moi bien dans les yeux, je ne veux plus de cet acharnement à m'aider, déguerpis une bonne fois pour toute, les choses iront mieux sans toi.

Le message de l'annonce est succinct. Hearst convoque ce lundi les filles blondes et mutines de la ville, pour un nouveau spectacle encore tenu secret, une représentation chic et choc est-il précisé, qui n'attend qu'un talent, vous mademoiselle, la gloire est pour vous, vous ne laisseriez quand même pas passé cette chance. Je ne dois pas m'attendre à grand-chose, ma carrière ne décolle pas, je suis encore une inconnue et mon âge maintenant dépourvu de tout attrait, on me reconnait un certain talent pourtant, je m'en accommode, je voudrais pouvoir écrire une page d'histoire moi aussi, ne serait-ce qu'un petit rôle marquant mais décisif, une rupture à l'échelle de la modernité, la fille qui tu sais, dirait Barbara, pose son regard sur nous et plus jamais il n'est question que le monde soit le même qu'avant, comment réussit-elle ça, quel mystérieux phénomène a permis qu'à cet instant-là nous la regardions comme éblouis par tant de beauté, quelles éprouvantes aventures a-t-elle vécu, quels trépidants amours a-t-elle partagé, on veut tout savoir, qu'après cela elle disparaisse à jamais, c'est un soulagement, car jamais elle ne pourra prétendre à atteindre la même intensité.

Cecil m'a toujours dit ne pas sourire, d'être rebelle aux avances, de faire en sorte que ce soit moi qui choisisse. Je n'ai plus cette volonté ou j'ose l'avouer je n'ai plus le moindre choix de ce genre, j'avance les bras tendus, j'arrive avant l'heure, je dis bonjour et merci, je souris aux blagues déplacées, je laisse les mains me frôler, je suis comme les autres après tout, mais ce petit arrangement avec la bêtise et la suffisance n'a pas encore porté ses fruits, j'attends mon heure et je l'attends disciplinée et têtue. Cecil m'a recommandé à nombres d'amis de ses amis, croyant en moi comme à une pépite écarlate, la vérité me crie autre chose, passe ton chemin, tu n'es plus la perle rare, regarde toi, tu n'es plus la rivière d'argent intarissable que l'on pourrait exploiter, je n'ai plus d'éclat aujourd'hui, les vices et les embuscades à mon passage ont disparu depuis longtemps. C'est je crois une des raisons pour lesquelles Cecil m'a abandonné, car Barbara ne le sait pas, mais cette séparation je ne l'ai pas voulue, j'ai vu à ses grimaces l'indéfinissable passage du temps, mes habits ne me cachent plus, ils mettent en valeur la femme terrassée que je suis, une entêtée peut-être, mais une fille qu'on abandonne au coin de la rue.

On nous fait entrer une par une ou deux par deux, il suffit d'insister. Ce qui me frappe d'abord, ce sont les cadres sur les murs, tout est de travers, décousus pourrait-on dire. Il fait si chaud à l'intérieur que sans attendre on ouvre son manteau, on enlève son écharpe, on laisse tomber l'attitude de réserve qu'il faut bien avouer on a tenté de préserver tout au long de cette marche infinie, les caméras sur nous évidemment, dans la longue file des filles, à attendre son tour dehors, chacune réfléchissant au numéro répété des heures chez soi pour l'occasion, et pourtant rien de tout cela nous sera demandé, juste enlever nos habits, je veux dire la manière dont on les enlève, c'est pourquoi il fait si chaud, on veut voir l'interrogation sur le visage des filles, celles qui résistent tant bien que mal pour garder leurs vêtements, et puis les autres, les plus nombreuses, les putes dirait Barbara, qui se décident en un rien de temps, elles sont là pour ça après tout, qui n'hésitent pas, les voilà nues à faire à nouveau des longueurs, en talons aiguilles satinés elles se cabrent se caressent, un doigt sur les lèvres se retournent avec un large sourire, de l'autre côté je l'imagine découvrant ce spectacle écoeurant, cherchant sa petite pépite, la longue file des filles dehors se tarissant peu à peu, mais aucune qui ne le satisfait, aucune capable de la remplacer cette Pépi qui vient de disparaitre, et la colère ne retombe pas, il interrompt le défilé brusquement, je suis la dernière dans la pièce et je n'ai pas encore bougé, ne sachant quel dessein se trame dans l'antichambre, j'ai juste enlevé mon manteau et mon écharpe, je m'apprête à fixer la caméra avec ce regard bleu trempé qui est le mien, j'ai à peine le temps d'esquisser un baiser que j'entends la panique au dehors, la longue file des filles maintenant tarie qu'on évacue, je suis coincée à l'intérieur, personne pour venir me secourir, j'appelle pourtant à l'aide, je tente d'ouvrir les portes mais rien à faire, elles restent closes, alors je frappe plus fort, je crie et je hurle, je panique tant et plus, je ravage tout sur mon passage, j'ai appris la peur quand j'étais enfant, mais là c'est plus que la peur, on dirait comme la raison hantée, des sons sans échos, du sang sur les corps des absents qui réapparaissent, je me bat encore un peu puis j'abandonne, je me recroqueville sur le sol, je respire le moins possible, je m'évanouis quand le silence à fait place à toute l'agitation.

Cecil m'a toujours conseillé de ne pas me dénuder pour le premier venu, pour une audition s'entend, j'ai respecté scrupuleusement ce conseil, même si, alors que l'annonce évitait soigneusement de mentionner ce détail, il m'était demandé de retirer mes vêtements dès la porte fermée, la caméra comme d'habitude sur moi pour juger de ma réaction, en général je feignais de ne pas comprendre, puis, si on insistait, je prenais mes jambes à mon coup et m'échappais du piège tendu avec dans ma mémoire les vestiges d'un présent déjà vu, personne pour me rattraper, la suivante entrait sans frapper, et moi j'ouvrais la bouche en courant pour ne pas suffoquer, mais c'était remplir mes poumons de l'air vicieux des lieux, bien obligée, et je disparaissais à jamais.

On me relève, on me dit que la comédie à assez durer, on m'ordonne de boire de ce sirop opaque pour me calmer, j'ouvre les yeux mais je ne vois décidément rien, on me dit que l'enregistrement est parfait, qu'il a beaucoup plu à Mr Hearst, qu'il est prêt à me recevoir dans les jours qui viennent, que le rôle est pour moi, il faudra certes opérer quelques menus changements, mais enfin cela devrait  pouvoir se corriger rapidement ses petits défauts apparents, les voix sont multiples et j'ai encore du mal à réaliser où je suis, j'envisage de m'évanouir à nouveau sauf qu'on me bouscule, on me gifle presque, je dois me rendre à l'évidence, je ne suis pas morte et je dois faire face aux esprits.

J'aperçois devant moi un bataillon de femmes laides avec des foulards multicolores et des lunettes d'écaille, un ravissant collier autour de leur cou, elles parlent mais je n'entends pas, je reste les yeux écarquillés, j'essaye de comprendre, je fais des efforts, les têtes se rapprochent et aboient comme des loups, on m'arrache mes vêtements pour que je sois plus présentable, on me maquille, on place devant moi des images de Pépi, je la découvre pour la première fois, je cherche dans ma tête où j'ai bien pu rencontrer cette fille, je cherche longtemps quand l'évidence sur moi s'abat comme la foudre, c'est vrai que je lui ressemble, je vois ce qu'il a vu, je me découvre un air certain à la Pépi, si j'ai été choisie ce n'est donc pas par hasard, ce n'est pas en raison de ma capacité à jouer hystériquement l'angoisse d'être cloitrée sans issue, je devrais maintenant m'enfuir à nouveau, certaine des complications à venir, mais je n'ai plus la force de lutter, je n'ai pas d'autre choix que d'accepter d'être là une autre pour un autre, je ne pense plus à rien, et l'orgueil prend le dessus, après tout c'est peut-être le rôle de ma vie.

Après la pluie, Cecil et moi avions l'habitude de sortir au grand air respirer les volutes de fumée dans le parc qui jouxtait notre demeure, et la joie de toucher les gouttes sur les feuilles, de mouiller nos visages, dans le même temps d'enfoncer nos pas dans la tourbe fraiche, tout cela décuplait notre plaisir au retour, et des larmes d'amour coulait de nos corps enlacés. La vie avait pour nous les couleurs du printemps et des giboulées, mais c'est le passé maintenant, le souvenir des mains nervurées de Cecil qui tremblaient s'évapore pour toujours.

Je suis prête, on m'accorde un instant, puis on me dit de bien fixer la glace, de tourner la tête à droite, à gauche, de me lever et de me retourner, de lui envoyer un baiser, car il est là, derrière le miroir teinté, il cherche en moi la perfection et le repos de son âme tourmentée, je m'exécute, j'en rajoute un peu, je plie un bras, j'essuie une goutte de sueur au creux de l'aisselle sans me cacher, on m'a parlé de sa vulgarité, alors mes gestes respectent cette vulgarité, j'aimerais tant prendre le contrôle, dicter mes volontés, lui apprendre le véritable pouvoir, et qui le détient, moi son esclave apaisé.

Barbara dit toujours, regarde bien les gens en face, ne baisse jamais les yeux et tais toi, tu t'en sortiras toujours comme ça, je ne souffre plus ses conseils avisés, j'essaye tant bien que mal de les laisser s'échapper alors qu'ils sont si ancrés en moi, après toutes ces années à écouter Barbara me dicter le blanc et le noir, cette journée aura été décisive, je prends mon destin en main, c'est comme flotter au-delà du sol, les yeux écarquillés par tant de beauté, plus jamais je ne m'embarrasserais de savoir si je fais le bien ou le mal, je garderais la fatalité comme savoir-vivre, j'irai tête baissée et la parole décousue, guidée par l'instant, absolument certaine de ma perfection.

On éteint les lumières, on me sourit pour de bon, c'est dans la poche ma fille, tu t'es drôlement bien débrouillée, pour une débutante s'entend, je ris de bon cœur car elles savent comme moi que je ne suis pas une débutante, on m'apporte mes affaires, on me laisse enfin tranquille, on m'embrasse pour finir, et les portes s'ouvrent vers la liberté, j'ouvre grands mes poumons pour ne pas suffoquer, mais le voilà encore cet air de pourriture si caractéristique, je le reconnaitrais n'importe où, je respire bien obligé, alors ici aussi c'est pareil, la poudre va s'enflammer et l'étincelle surgir, le charbon recouvrira tout, et moi petite flaque j'attendrais les secours, en sachant qu'il est trop tard, et oui tout sera englouti.

Ils sont là tous les deux, j'aperçois d'abord Cécil et derrière en haut de la pente dans la fumée d'une cigarette Barbara, ils ont la mine contrariée des mauvaises nuits, ils sont silencieux et regarde vers moi mais restent sans bouger à attendre que je m'approche, comme si ils n'étaient pas surs que ce soit moi, ais-je donc changé à ce point, ils sont immobiles et leurs yeux vides, est-ce possible que ce soit encore des fantômes, j'aimerais tant pouvoir m'asseoir à une table, boire et discuter sans retenue avec ce Hearst de malheur, le contrat bien en vue, signé par les deux parties il y a de cela quelques minutes à peine, mais encore un peu de patience ma fille, j'imagine quelques jours tout au plus, pour le moment il faut me concentrer et en finir avec ce passé oppressant, je baisse la tête ostensiblement, je prends une autre direction, mais ils ne bougent toujours pas, ils me laissent partir, ne paraissent pas étonnés, je retiens mes larmes, j'imagine cette vie nouvelle sans eux, c'est pour bientôt, cela va être merveilleux, la joie d'être une autre, d'accomplir mon destin, de brûler au contact de ma bonne étoile.

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