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'Aruhao
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'aruhao signifie "mer qui se brise de manière inhabituelle" en tahitien. Ce texte est inspiré de la légende tahitienne de la création des vagues. Je l'ai écrit lors de mon long séjour en Polynésie.
Herenui porta la main à sa gorge, ahuri de sentir l’air emplir ses poumons. A perte de vue s’étendaient des récifs coralliens aux couleurs chatoyantes, bordés de la lourde étreinte de la mer. Ses sens lui indiquaient qu’il était bien immergé, pourtant le jeune homme n’en ressentait pas les conséquences habituelles.
Il en conclut rapidement que cela ne pouvait être qu’un rêve, même s’il fût frappé par le réalisme de la rare faune marine trouvant son chemin jusqu’à lui.
«- Tu en as mis du temps, marcheur.»
S’il n’avait pas eu conscience d’être dans un songe, le Polynésien aurait sans doute détalé à toutes jambes – façon de parler bien sûr, vu qu’il était en train de nager. Une créature grisâtre, lestée d’une queue de requin argentée remontant jusqu’à ses hanches, dardait sur lui des prunelles résolument humaines.
Herenui eut un mouvement de recul lorsqu’elle fit mine d’approcher. Le monstre marin ne sembla pas le noter et continua sa tirade.
« - Je t’avais pourtant envoyé cette bouteille il y a bien trois lunes et je sais que tu ne viens pas de loin. Comment est-il possible de faire preuve d’autant de paresse alors que tes jours sont comptés, marcheur ? »
Elle fit grincer ses dents aiguisées avant de lui couler un regard désapprobateur. Le garçon ne s’en formalisa pas, plissant ses yeux noirs alors que les pensées se bousculaient dans sa tête. Des filaments de souvenirs, troubles comme s’il les voyait au travers d’un prisme, lui revenaient en mémoire. Une large bouteille de verre polit s’étant perdue dans ses filets de pêche. A l’intérieur, une carte grossièrement façonnée à l’aide de bois vermoulu et de coquillages. L’envie de la déchiffrer lui nouant l’estomac et lui intimant d’embarquer sur le rafiot de son père. Une crevasse noire, nichée au fond de la mer, l’attirant comme un aimant une fois arrivé au point indiqué… Alors que les images revenaient en rafale, la panique commença à s’instaurer en l’esprit d’Herenui. Était-il bien en train rêver ? Ou avait-il simplement perdu la raison ? Il se pinça le bras, grogna de douleur et recommença l’exercice en espérant se faisant pouvoir se réveiller dans son lit. Une vive douleur lui saisit soudainement la joue. Il releva les yeux pour constater que la femme venait de lui asséner une gifle phénoménale.
« - Nous n’avons pas de temps à perdre, idiot. La fin de l’ère des hommes est proche. Vous avez attiré la colère de mon peuple car, non contents d’avoir détruit la moitié du monde vous appartenant, vous avez presque détruit le nôtre. » Elle se tut et jeta un regard courroucé au sac de plastique vert aux allures de méduse fantomatique planant au-dessus de leurs têtes, comme pour appuyer ses propos.
Un afflux de sentiments contradictoires assaillit l’adolescent, qui avait plaqué la main sur sa joue violentée. De la colère, de l’étonnement, de la peur, de la curiosité… le tout caché sous une panique de plus en plus oppressante.
« - Rien… rien n’a de sens ! Tu n’existes pas ! Je ne peux pas respirer en dessous de… je suis en dessous de la mer enfin ! Je suis mort c’est ça ? »
L’hybride garda un visage de marbre en regardant le garçon s’égosiller. Son ton était cependant plus doux quand elle reprit la parole.
« - Si je répondais à tes questions maintenant, tu n’en serais que plus perdu, petit. Il va falloir me croire sur parole pour le moment. Ensuite, je t’expliquerai tout si tu le veux encore. Tiens, voilà qui te permettra de revenir. »
Elle lui fourra dans la main un collier de coquillages agrémenté d’une étoile de mer bleue, dure comme du bois.
« - Maintenant, va. Prends la pierre taboue et dépose là où monte la mer. Ainsi, elle reculera, comme jadis. »
« - Attends ! »
Le cri d’Herenui s’éteignit dès qu’il franchit ses lèvres. Le monde devint trouble. Herenui sentit une pression autour de ses épaules, et une force extraordinaire le ramener vers la surface. La première goulée d’air lui fit réaliser que ses poumons étaient en feu, et que son corps était transi de froid et de fatigue. Ses mains cognèrent le bois familier de l’embarcation de son père et il y hissa son corps chancelant au prix de ses dernières forces. Il s’écroula sur le plancher, reprenant à grand-peine sa respiration. Le bijou dans sa main le rappela à la réalité : il était devenu fou ! C’était bien la seule conclusion valable à cet épilogue ! Devait-il se rendre de ce pas à l’asile ? Plus effrayé par cette perspective que par les divagations de son esprit, il décida cependant de ne rien en faire.
Les jours, puis les mois, s’enchaînaient sans nouvelle hallucination. Ce temps ne s’écoula cependant pas dans la quiétude. La péninsule sur laquelle Herenui habitait avec sa famille était la proie de la montée inexorable de la mer, dévorant les terres cultivables sur son passage. Cette dernière était également trop fougueuse pour qu’y mettre les voiles soit envisageable. La famille de l’adolescent vivant de la pêche, cette situation était pour eux une catastrophe. Les fruits du verger parvenaient tout juste à étancher la faim des plus petits, alors inutile de compter là-dessus pour survivre sur le long terme. La mère d’Herenui priait sans cesse devant une effigie sculptée de la Vierge Marie, pour que les flots deviennent plus cléments. Ses prières furent vaines et au fond de lui le jeune homme ne savait que trop bien pourquoi. Nul Dieu n’était ici à l’œuvre. Se mentir à lui-même n’aiderait pas sa famille. S’il n’y avait même qu’une minuscule chance que la créature ait réellement existé, et lui ait dit la vérité, il devait la saisir.
Il savait d’ailleurs précisément où aller. S’armant de toute sa détermination et d’une paire de sandales, il entreprit de braver l’intempérie dès que la nuit fût tombée. Chemin faisant, il crut être emporté par les violentes bourrasques lui cinglant le corps. Le vent hurlait à ses oreilles, la pluie frigorifiait ses membres, mais pourtant il ne fit pas demi-tour. Au bout d’un temps lui semblant interminable, les contours du « marae » apparurent au milieu de la brume.
La structure rectangulaire ne payait pas de mine, au premier abord. Comparativement aux décors des lieux de cultes des autres religions, ce sanctuaire marquait de par son dénuement. Herenui approcha du sanctuaire d’un pas vif, le cœur battant à en déchirer ses tympans. Il n’y avait nulle trace humaine à l’horizon près de ce petit édifice à ciel ouvert dallé de pierres volcaniques. Une étrange solennité émanait du lieu, comme si les tourments du monde ne pouvaient franchir ses cloisons de pierres. Le garçon hésita un instant avant de saisir une roche aussi sombre qu’une nuit sans lune. Si les Dieux étaient bien vivants ici, il risquait sa vie en prenant une chose appartenant à l’endroit tabou.
Comme en écho à sa peur, le tonnerre gronda si fort qu’il manqua de le faire tomber à genoux. Les mâchoires serrées, l’adolescent prit la pierre. Dans tous les cas, cette histoire ne finirait pas bien pour lui, alors autant que sa mort soit utile aux siens.
Avant de partir, il s’inclina maladroitement vers l’autel, se sentit singulièrement stupide – il n’était pas à l’église bon sang – puis quitta le lieu de culte des anciens Dieux.
Avec les montagnes dans son dos et la mer et le ciel ombrageux en face, Herenui ne sentait guère plus vaillant qu’une brindille coincée entre deux murs. Il ouvrit le poing et laissa tomber la pierre devant les vagues. Elles la recouvrirent avec aisance, plongeant le Polynésien dans une détresse teintée d’embarras. Comment avait-il pu croire au ramassis de sottises que lui avait livré son cerveau ? Il s’abandonna au désespoir, se roulant en boule comme un enfant.
Ce fut le silence qui le tira de sa torpeur. Les yeux humides de larmes du garçon durent se plisser pour être en mesure de percevoir quelque-chose au milieu des rayons de soleil. Des rayons de soleil ! La tempête s’était calmée ! Alors qu’il levait le visage vers le ciel, une force écrasante sombra sur ses épaules. L’impression de grandeur infinie conférée par cette étreinte ne laissait nul doute quant à son origine.
Une bouffée de joie, pure comme il n’en avait jamais connu, lui réchauffa la poitrine. Sa famille était sauvée ! Adressant un remerciement au ciel, peu lui important qui se cachait derrière, il rentra d’un pas joyeux jusqu’à la demeure familiale. Le monde lui semblait plus coloré, plus grand.
La pêche fut bonne ce jour-là, et les réjouissances durèrent une bonne partie de la soirée. Le jeune homme était heureux, mais se sentait également à l’écart. Tout un monde invisible lui avait été ouvert, et se cantonner à vivre une existence paisible ne lui suffirait plus jamais, c’était une évidence. Ce soir-là, il ressortit pour la première fois le collier de coquillages donné par la créature marine. L’étoile de mer irradiait d’un éclat nouveau sous le regard de la lune. Il avait tant de questions à poser à l’inconnue : Pourquoi avait-elle trahi les siens en lui donnant la solution pour les arrêter ? Pourquoi l’avoir choisi lui pour cette mission ? Refermant le poing sur le bijou, il s’habilla et s’éclipsa rapidement. Bientôt, il se retrouva devant l’endroit où tout avait commencé. Prenant une dernière inspiration, il s’enfonça vers le monde caché sous les flots.