At the beginning
dravic
« Un fou,
c'est un homme qui croit
tout ce qui lui vient à l'esprit. »
Alain, Propos
essayiste et philosophe français
1868-1951
En remontant vers le chœur d'église, il remarqua que la jeune femme rousse était encore là. Elle était assise dans le milieu des rangs, sa tête baissée reposant dans sa main. Elle semblait perdue dans des réflexions qui marquaient son visage de profondes expressions de souffrances. Il jeta un œil sur sa montre : elle était là depuis au moins cinq heures. Il se décida à aller lui parler :
— Mademoiselle ?
Elle se redressa et posa ses yeux bruns sur lui. Elle était loin d'être belle même si elle n'était pas laide non plus, avec un long nez légèrement à la grecque, un visage carré et une petite bouche aux lèvres fines.
— Mon père ? C'est comme ça qu'on doit vous appeler, n'est-ce pas ?
— En effet.
— Excusez-moi, je ne suis pas coutumière des rites de la religion.
— Athée ?
— Si on veut...
— Je me suis permis car vous sembliez être dans la tourmente.
Elle haussa les épaules.
— Disons plutôt que je dois prendre une décision impliquant que d'autres se retrouveraient dans une tempête mais, si je le fais, ma famille aura la vie sauve.
Il se fit la remarque qu'elle aurait peut-être dû pousser la porte d'un poste de police au lieu de celle d'une église. Néanmoins, il enchaîna pour en savoir davantage :
— Un choix qui implique des vies n'est pas des plus faciles.
— Vous ne croyez pas si bien dire. Dois-je penser que le plus grand bien me donne tous les droits ?
— Je crois qu'à partir du moment où l'on fait les choses en pensant à autrui, fit-il après une courte réflexion, alors, il n'y a pas vraiment de problème.
Elle éclata de rire :
— Ça se défend bien sûr mais il n'est pas évident de donner un avis quand sa connaissance des faits est partielle.
Ses yeux se perdirent à nouveau dans le vague avant de revenir sur lui :
— Je vais vous conter une petite histoire. Ensuite, je m'engage à prendre pour argent comptant vos conseils.
Elle inspira profondément en s'installant pleinement sur le banc de bois.
— Il était une fois trois grands Empires. Deux d'entre eux étaient gouvernés par des... gens de bien mais qui l'avaient oublié. Quand au troisième, sa souveraineté était tenue par un homme pétri d'une ambition sans bornes. Jusque là, rien de très exceptionnel. Maintenant, si je vous dis que ces Empires ne se trouvaient pas sur Terre mais...ailleurs.
— Je vous dirais que l'on entre dans quelque chose de bien plus intéressant, jugea-t-il en souriant avec indulgence devant les dires de cette pauvre âme.
— Trois Empires pour un seul Univers, je ne vous fais pas un dessin, c'était la vraie merde. Ils s'étaient répandus sur toutes les planètes habitables du grand Espace, environ quatre-vingt dix sur des centaines de milliards d'astres. Ils ont pollué toutes les créatures vivantes ressemblant à la vôtre...heu, je veux dire avec une intelligence équivalente, un impact identique sur l'environnement, bref, ce que les humains apprécient de faire habituellement.
Le prêtre haussa les sourcils. Il faisait donc face à une schizophrène : seuls ces malades-là pouvaient élaborer leur folie de cette façon.
— Une fois leurs Espèces bien réparties, ils ne cessèrent de se faire la guerre pour davantage de planètes. Les communications devinrent sporadiques, les colonies n'avaient plus de contacts avec leur Mère Patrie. Certaines régressèrent inexorablement. À ce point précis, je voudrais faire une parenthèse.
— Allez-y, je vous en prie, fit l'homme de foi en s'installant mieux.
Heureusement qu'il n'avait rien de prévu car il pressentait de la longueur dans ce récit. Mais il n'était pas dérangé par le fait d'écouter les pauvres hères, c'était une partie de sa mission après tout.
— Régresser voulait dire se détacher de leurs origines, de leurs géniteurs, qui étaient quand même de grands tarés pour aimer se foutre sur la gueule à ce point-là ! Donc, n'était-il pas une bonne chose de ''régresser'' dans ces conditions ?
— Certes. Mais n'avez-vous pas dit que deux de ces Empires étaient gouvernés par des gens de bien ?
— Ah, je vois que vous m'écoutez tout de même un peu, ricana-t-elle. Fermons cette parenthèse. Ces fameuses deux nations se rendirent compte de la perte de repères de leurs colonies. Pour elles, qui mettaient le savoir au-dessus de tout, cette conséquence des conflits était un crime. Alors ils proposèrent au troisième de faire un pacte : ils signaient un armistice et s'engageaient au désarmement, tous les trois à la fois. Ils pourraient ainsi prendre le temps de remettre de l'ordre chez eux.
— Laissez-moi deviner : le troisième a accepté, les a laissé abandonner leurs armes et a attaqué avec les siennes ?
— Ah non, vous avez tout faux ! Un Empire n'est pas stupide au point d'abandonner ses armes sans contrepartie. Mais je vous pardonne, vous ne pouviez pas savoir, j'ai omis volontairement quelques détails à propos de ce peuple. Leur roi a bien voulu remplir le contrat, cela prit des années mais les trois Empires se débarrassèrent enfin de leur armement. Et j'ouvre ici une nouvelle parenthèse pour vous expliquer qui était cette ethnie. Déjà, ce royaume... D'ailleurs, dans votre langue, c'est ainsi qu'il s'appelle, le Royaume Perdu.
— Perdu ?
— Oui, plutôt étrange. Il s'agissait sûrement d'un surnom donné par les peuples ennemis mais il a traversé les millénaires et, finalement, est resté. Donc ce royaume n'était pas la somme d'une évolution, il était le résultat d'une conquête acharnée par une famille de dingues. Oui, dingues, car le père de cette jolie fratrie, qui avait conquis toutes les planètes qu'il avait pu, avait décidé qu'il devrait rester le seul et unique maître et que ses enfants étaient une menace à sa suprématie. Il commença à les assassiner. Son fils le plus jeune y mis un terme d'une façon que je vous laisserais imaginer. Il était à l'époque à peine adolescent et laissa probablement son âme dans la mare de sang de l'éventration de son père.
Il se suggéra qu'il y avait de l'espoir puisqu'elle parlait d'âme !
— Quoiqu'il en soit, il décréta que les planètes conquises par son géniteur étaient désormais les siennes, il en donna une partie à ses deux frères qu'il adorait. À trois, ils devinrent le Royaume Perdu, régnant sur des peuples qui n'étaient pas issus d'eux mais avaient été soumis. Vous me direz : pourquoi donc se soumettre à ce point ? Après tout, le patriarche mort, ils auraient pu profiter de la confusion. Et bien, la planète dont était issue cette famille avait un secret, bien enfoui au plus profond de leurs gènes. Tout comme les humains s'imaginent l'être, ils étaient issus d'un couple, métisse, dont les descendants héritèrent de caractéristiques génétiques dominantes qui, au fil des siècles, devinrent communes à toute leur planète d'origine.
— Comme la couleur de peau chez les africains.
— Ou les yeux bridés chez les asiatiques. Une mutation ponctuelle devenant la normalité.
— Et les autres Empires n'étaient pas au courant ?
— Ce qui causa leur perte. Jusqu'à ce moment-là, cette nation n'avait pas vu l'intérêt de se servir de cette capacité dans un conflit armé. Ils ne la voyaient pas comme une arme puisqu'elle faisait partie d'eux.
— Je suis très curieux de la connaître, fit le prêtre avec un regard faussement complice.
— Ils étaient très proches de la Nature.
— Pardon ?
Il s'était au moins attendu à des pouvoirs à la manière des supers-héros, comme la télékinésie, la force illimitée et là, il se sentait presque trahi.
— Cette race avait une telle proximité avec la Nature qu'il pouvait l'asservir pour en faire ce qu'ils voulaient, continua-t-elle. Il suffisait qu'il se mettent sur la même longueur d'onde qu'Elle et ils pouvaient faire pleuvoir, faire trembler la terre, enflammer les objets et mouvoir les arbres. Cela leur conférait une puissance avec laquelle personne ne pouvait rivaliser, ils étaient comme des dieux... Ils étaient les Dieux.
—...Capables de vaincre sans armes.
— De trois Empires n'en resta qu'un seul sur lequel régna, désormais sans partage, un seul homme à peine âgé de quarante ans. Oh bien sûr, ce n'était pas grave, toute civilisation a forcément une fin, rien ne dure éternellement. Mais le fait d'avoir à ce point tiré sur les puissances de la Nature l'avait déséquilibrée, l'avait mise en danger. Il faut savoir qu'il existe trois grands mouvements d'Énergies Intelligentes : la Nature, l'Évolution et l'Équilibre. Si on tire sur la troisième, on flingue les deux autres. Et vice versa, la Nature créa toutes choses dans l'Univers que l'Évolution bonifia sur des milliards d'années lumière grâce à des courants d'énergies Équilibrées. Quelque soit la façon dont on tourne le problème, si l'une tombe, les deux autres sombrent.
— Encore ce chiffre de trois.
— Le chiffre parfait ! La Nature décida de prendre les devant et de ne pas attendre d'être trop affaiblie : la meilleure défense a toujours été et restera l'attaque, où que l'on vive, qui que l'on soit. En accord avec ses deux partenaires de Création, elle engendra en un instant une créature semblable aux Dieux responsables de cette situation, avec des dons proches des leurs, excepté qu'ils étaient infiniment plus grands. Cette chose devait équilibrer les pouvoirs en présence, elle devait avoir une vraie légitimité. La Nature, l'Évolution et l'Équilibre s'agenouillèrent devant Elle pour lui conférer la toute puissance. Digne d'être leur enfant, elle avait toute leur confiance.
Un début de compréhension s'alluma dans l'esprit de l'homme d'église :
— Et cette créature, c'était vous ?
Elle tourna la tête en lui souriant calmement.
— C'était une autre personne, à une autre époque, vieille de milliers d'années, sur une autre planète. Alors je ne sais pas si l'on peut prétendre que nous étions ''une''. En tout cas, cette chose et moi possédions la même âme. Une autre moi en somme, dans une autre vie précédant celle-là et complètement différente mais avec la même puissance.
« En voilà une allumée emplie d'arrogance jusqu'au bout de ses vilains cheveux roux », songea-t-il.
— Ce qui est amusant, c'est qu'avant-hier, tout ce que je viens de vous raconter n'était pour moi que des divagations traînant dans ma tête. Je pensais n'avoir qu'une imagination débordante.
Il approuva mentalement ce profond réalisme au milieu de cette douce folie. Cela posait la question de ce qui avait fait basculer cette simple d'esprit.
— Sans ce problème avec les membres de ma famille, on ne m'aurait avertie de rien. Aujourd'hui, si je veux qu'ils survivent, je dois passer un accord avec ce que vous qualifieriez de ''diable'' et reprendre ma place dans l'Univers. Je récupérerais le commandement de mon armée et sauverais qui je veux. Mes doutes concernent les conséquences pour les Terriens : une intervention vous bouleversera, vous changera à jamais. Toutes vos croyances et la répartition des puissances seront dévastées pour être remplacées par un fonctionnement qui ne souffrira aucune opposition d'une planète insignifiante.
Elle se leva brusquement et vint s'agenouiller devant lui, il ne voyait plus que le sommet de son crane. Plusieurs fidèles en prière jetèrent des regards suspicieux.
— Maintenant que vous faites partie des Terriens dans la confidence, que dois-je faire ? Dois-je être égoïste et donner la priorité aux miens ou dois-je me dire que le plus grand nombre prime. Je suis tout à la fois la Nature, l'Évolution et l'Équilibre. Pour eux, se mettre à genou devant moi impliquait bien des conséquences. Par le passé, j'ai déjà eu à faire le choix entre ma famille et ma mission. À l'époque, j'ai choisi celle qui me semblait la moins horrible et des gens, des milliards de gens, ont souffert de ma décision. Aujourd'hui, je suis face au même dilemme, la destruction ou l'alliance. Tout me pousse à choisir la pire des solutions si je veux sauver les miens mais, en ai-je le droit ? Est-ce qu'être de la race des Dieux me confère la prérogative d'imposer mon monde à une civilisation qui n'a rien demandé ? M'a-t-on arrogé le pouvoir de détruire ce que je n'ai pas créé ?
— Une nouvelle fois, vous devez choisir de sauver, même une personne, car qui peut prétendre prendre soin de milliers d'Êtres quand il n'est pas capable d'aider un seul d'entre eux...
— Et qui sauve une vie en sauve des milliers. Oui, j'ai déjà entendu ça quelque part. C'est très humain cette théorie. À deux ou trois exceptions près, vous êtes les seuls à penser ainsi, tous les autres estiment que l'énergie libérée par la mort reviendra car elle ne meurt jamais. Elle habitera un autre corps, tôt ou tard. On n'est jamais vraiment mort.
— Oui, mais vous l'avez dit vous-même : seront-ils réellement les mêmes personnes ? Ne seront-ils pas des ''autres'' dans d'autres vies ? Tout comme vous.
Elle resta à genoux sur le sol glacé. Il pensait avoir marqué des points en la citant. Le moment où il pourrait vaquer à ses occupations se rapprochait. Elle se releva brusquement.
— Je vous remercie d'avoir bien voulu éclairer ma lanterne, mon Père.
— Je vous en prie, le plaisir a été pour moi.
Ils marchèrent jusqu'à la porte de l'église et elle commença à s'engouffrer dans le sas d'entrée.
— J'espère vraiment que vous n'aurez pas à vous demander lequel était finalement le plus fou, dit-elle une fraction de seconde avant de sortir.
Il fronça les sourcils face à cette phrase bizarre, lancée avant que la porte ne se referme sur elle dans un grincement.
*
Il avait une furieuse envie de taper du pied sur le sol tant ce qu'il voyait l'agaçait. Personne n'avait rempli les étalages à bougies et ils étaient désespérément vides tandis que l'église se remplissait de fidèles et de touristes. Il entra dans la sacristi et vit que les autres prêtres étaient réunis devant la télévision. Il s'approcha pour connaître la raison les empêchant d'accomplir leur charge.
— Que se passe-t-il ?
Ils s'écartèrent : sur l'écran, il reconnut l'hémicycle de l'ONU avec tous ses représentants.
— Une armée vient de s'introduire en pleine réunion et a demandé une totale reddition de tous les pays du monde. Tous ceux qui s'opposeront à eux, seront massacrés.
Il observa la troupe de soldats, vêtus d'uniformes blancs et noirs, ils tenaient en respect les militaires de l'établissement. Au milieu d'eux se tenait une femme arborant un masque blanc sur lequel étaient dessinées des larmes de sang. Il reconnut les cheveux roux.
— Incroyable ! C'est la folle du mois dernier dont je vous ai parlé, celle qui se prenait pour une créature mythique surpuissante.
Face à elle se dressait le Secrétaire Général de l'ONU. Apparemment, il avait clairement envoyé paître l'importune. Elle leva le bras jusqu'à son visage.
— Maîtriser les Pouvoirs de la Nature, c'est dompter la vie elle-même, expliqua-t-elle en tournant sa main d'un mouvement brusque.
Le corps de l'homme se transforma en une infâme bouillie de sang, comme si chacune des particules de son corps s'étaient désassemblées et s'effondraient. Elle marcha jusqu'au siège central et s'installa. Elle regarda les caméras franchement, son masque projetant des éclats froids.
— En ce jour, je déclare que la Terre appartient désormais au Royaume Perdu.
FIN
17 septembre 2013-16 octobre 2013,
http://dravic.wix.com/artiste