Attention Privé !

Dominique Chailan

Jérôme Toutain, détective suranné, enquête à la façon de Philip Marlowe dont il est fan. Amour et romantisme côtoient crimes et passions...

 

Lorsque Jérôme Toutain entra dans l'appartement, l'odeur de la mort y régnait déjà en maître. Depuis le coup de fil d'Annie, il avait tout de même fini par s'inquiéter. C'est pourquoi il s'était décidé à y aller.

Il saisit son portable :

- Commissaire Lagrue ? Amenez tout votre attirail et commandez un 190 en sapin... oui, au 3 rue des acacias... le 310... Rengainez votre mauvaise humeur et rappliquez !

              Quand le commissaire arriva, Jérôme s'était déjà servi un whisky et fumait une cigarette dans un fauteuil dévoré par les mites.

- Alors Toutain, qu'est-ce que c'est que ce cirque ? Comment se fait-il que je vous trouve toujours là où je ne vous attends pas. Qui c'est cette fois ?

- Yo ! Commissaire, un peu de respect, regardez bien ce blaze, c'est un candidat aux élections... enfin pour vous, pas pour moi.

- Fabry ? s'étonna Lagrue en jetant un vague coup d'œil au cadavre. Comment diable avez-vous su ?

- Je ne livre jamais mes sources...

- Vous auriez dû rester dans la police, Toutain. En privé, vous êtes pitoyable !

Des voix montent vers eux tandis que Jérôme Toutain se lève nonchalamment, écrasant sa cigarette au sol sous l'œil navré du commissaire.

- Et oui commissaire, je suis libre aujourd'hui. Je vous laisse. Les photographes, les journalistes, très peu pour moi.

Tandis que Jérôme descendait l'escalier de service, la presse arrivait par l'ascenseur déglingué de l'immeuble, les caméras et autres I-Phone au bout d'une perche.

              Il alluma une blonde qu'il laissa fumer entre ses doigts, et tout en marchant, réfléchit.

"Voyons, se dit-il, si Annie a vu Fabry avec Samia une heure avant que les hommes d'Arcioni montent, c'est que cette petite-là a profité de son corps encore chaud... Voyons... Elle crèche tout près, cette mignonne."

              Jérôme avait son idée.

              Arrivé sur place, la porte était déverrouillée. « Parfait, se dit-il »

- Salut poupée ! Il attrapa la chemise et le pantalon qui traînaient par terre et les balança à la tête du type qui était dans le lit.

- Tire-toi en vitesse, lança Jérôme.

              Lorsque l'inconnu fut sorti, Samia mit un déshabillé et se versa un porto.

- Joli petit intérieur ! Commenta Jérôme en émettant un sifflement tandis que son regard se promenait sur l'appartement. Sers-moi un verre !

              Il saisit un briquet en forme de dragon et alluma une cigarette.

- Qu'est-ce que tu veux poulet ?

- Privé mignonne, privé.

Samia s'esclaffa.

- Pour moi, c'est du kif.

Jérôme l'ignora.

- Fabry, ça te dit quelque chose ?

- Bien sûr, un gros client, il était là il y a trois heures.

- Fais une croix dessus beauté.

- Si t'es là, c'est qu'il doit être…

- Oui, mort, trépassé, six pieds sous terre.

- De mort naturelle ? Comme c'est triste, je l'aimais bien au fond...

- Assez de salades, où est-il allé après t'avoir quittée et à quelle heure ?

- Tout doux, coco.

              Samia sortit une cigarette d'un étui en or qu'elle alluma avec un briquet de même valeur. A tous ses doigts brillaient des bagues sur lesquelles reposaient des pierres sans doute précieuses. Samia était du genre à porter de l'or sonnant et trébuchant.

- Ecoute mignonne, mon temps est précieux. T'accouche !

- Elle est belle cette expression dans la bouche d'un homme ! Combien tu me payes ? demanda Samia en croisant ses longues jambes.

- Je paie une pute pour me la faire, pas pour causer.

- Quelle vulgarité, Jérôme. En effet, tu aurais mieux fait de rester dans la police. Honneur et je ne sais pas trop quel tralala, c'est plus distingué.

              Samia éclata d'un rire aigu. Ses yeux noirs brillaient. Elle décroisa les jambes et Jérôme eut soudain une bouffée de chaleur. "Cette môme là, toute brillante, j'm'l'enfilerais bien, là, tout de suite, sur la peau d'ours au pied du lit."

              Jérôme reprit son souffle et évita de regarder Samia dans les yeux.

- Alors chéri, on perd contenance.

              Et tandis que les yeux de Samia lançaient des éclairs, son rire cristallin perça les oreilles de Jérôme.

              Ce dernier céda à cette envie qu'il retenait. Il se leva et accrocha la belle par le bras droit qu'il tordit dans son dos.

- Je ne répéterai pas la question.

- OK OK, pas la peine de t'énerver. Fabry était un régulier depuis deux ans. C'est lui qui m'a offert cet'appart et des tas de choses qui sont dedans, lâche-moi, tu me fais mal !

- La suite cocotte.

- C'est tout !

- Il parlait affaires ?

- Ecoute beau brun, il était tout l'inverse de toi, il venait pour baiser pas pour causer.

- A d'autres, son ex le gonflait. Il cherchait plus que se réfugier dans tes bras.

- Oui oui, on causait parfois, mais business, jamais, j't'jure ! Lâche-moi !

              Jérôme la jeta sur la peau d'ours, jugea de l'effet du dépareillé de son entrejambe et sortit, satisfait de lui-même. "Beau p'tit lot, se dit-il, à l'occasion..."

              Tout ça était encore à résoudre. C'était bien pour faire plaisir à Karine qu'il s'était lancé dans tout ça. Fabry était sans doute impliqué dans une traite de blanches et était hyper protégé par un homme de main. Ce qui ennuyait Jérôme, c'est qu'il ne voyait pas quelqu'un correspondre à ce profil dans son entourage. Et il faudrait un jour dire tout ça à sa fille, Karine Fabry…

                            En route, il pesta et changea de route pour gagner en rapidité. Ces vacanciers prenaient toute la place sur la rocade. C'était insupportable !

                            Quand il arriva chez Karine, il contempla les oeuvres de la police. Elle et son frère se tenaient enlacés. Jérôme sentit son estomac se nouer et beaucoup d'émotion le submerger que, comme à son habitude, il refoula. La jeune femme, vêtue d'un tailleur en soie sauvage du dernier chic, leva les yeux au cliquetis du briquet de Toutain quand il alluma une énième cigarette.

- Oh Jérôme ! Comment est-ce que ça a pu arriver ?

              Elle se blottit contre lui. "Bonté divine, qu'elle est donc jolie avec ses grands yeux bleus embués et son parfum à 10 000 !" (à suivre)

- Et ta mère, Karine ?

- Nous essayons de la joindre depuis vingt minutes, dit Eric en se levant, vous voulez boire quelque chose, Monsieur Toutain ?

- Oui, un whisky sans glace s'il vous plaît.

              Autant Karine était un beau brin de fille, intelligente, racée, autant son frère avait un air sournois que Jérôme détestait.

              Madame Fabry fut enfin jointe, déclara n'avoir rien à voir avec les histoires tordues de son ex et qu'elle voulait avoir la paix.

              "Belle mentalité", pensa Jérôme, et il songeait surtout à ce qu'il adviendrait de Karine. Il l'avait connue un soir de rafle alors qu'il était encore flic. Elle avait été prise avec des petits voyous après une dénonciation. Suite à des coups de fil hauts placés, tous ces jeunes gens s'en étaient sortis sans dommage. Son père était son « protecteur » si on pouvait dire. Karine était de ces jeunes filles riches désœuvrées facilement manipulables.

              Jérôme repensa à toute cette histoire, songeur, puis s'arrêta devant une vitrine et alluma une cigarette. A la lueur de l'allumette, il crut voir le reflet d'une tête qui ne lui était pas inconnue. "Joe-les-doigts-d'acier, se dit-il, qui aurait intérêt à me filer ?". Après de nombreuses ruses, il décrocha son suiveur. Il monta les escaliers qui menaient à son bureau quatre à quatre, s'arrêta quelques secondes pour admirer les lettres d'or qui ornaient sa porte, « JÉRÔME TOUTAIN, DÉTECTIVE PRIVÉ ». Il en avait rêvé toute sa jeunesse et ça y était, il l'était… Il fit jouer la serrure et entra.

- Salut Beauté, les nouvelles sont bonnes ?

Annie, son assistante, était derrière son bureau, rangé de façon impeccable. C'est même à ça qu'on le reconnaissait.

- Déjà ? Répondit-elle, Blonde ou brune ?

- Tu sais bien Nini qu'j'préfère les blondes.

- Bon passons sur ton humour passablement démodé, le téléphone a sonné deux fois depuis 5 heures. Un record ! Eh, est-ce que tu m'écoutes ?

              Jérôme pensait à la belle Samia. Elle en savait plus qu'elle ne l'avouait. Il faudrait s'occuper d'elle.

- Oui chérie, je t'écoute.

- Lagrue a du nouveau. Il a demandé à ce que tu ailles le voir et que sa dette serait acquittée. Il a bien insisté sur ce dernier point. Quelle dette Jérôme ? Tu ne m'en as jamais parlé. Tu lui dois de l'argent ? Demande-moi, j'ai de petites économies…

- De l'histoire ancienne...

              Jérôme saisit son blouson qu'il avait balancé sur une chaise en arrivant et sortit, ayant pris à peine le temps de se poser. Arrivé au commissariat, il y trouva une grande effervescence. On venait de trouver le présumé assassin de Fabry. Jérôme se renseigna et apprit qu'il s'agissait de Joe-les-doigts-d'acier. Et en plus, il avait été retrouvé mort ! La seule preuve de son acte était une lettre nichée dans son veston. Jérôme se demanda s'il devait attirer l'attention sur le fait que le bonhomme était illettré. Son estomac lui proposait des réponses contradictoires. Comme Lagrue semblait l'avoir oublié, il s'éclipsa.

              Une idée lui trottait bien dans la tête et cette idée s'appelait Eric Fabry.

              Jérôme laissa donc Lagrue à ses hypothèses en se disant qu'il serait bien temps d'en parler avec lui et d'un coup de Mustang, arriva chez Eric Fabry, sonna chez le jeune homme qui, visiblement, avait des revenus assez considérables, au vu de la maison où il vivait. Piscine, jardinier, marbre dans l'allée, caméras de surveillance et portail sécurisé.

              Arrivé devant la porte d'entrée au bout d'une longue allée, Jérôme perplexe, se retrouva par terre. Le temps de comprendre que c'était un garde du corps massif qui l'avait pris pour un cambrioleur, il se releva et lui flanqua son poing dans la figure. Le colosse s'esquiva juste quand Eric Fabry arriva. Jérôme fit son possible pour le ranimer, peu fier d'avoir mis KO un homme plus faible physiquement que lui. Par inadvertance, il va sans dire…

              Le détective sortit de là un peu défraîchi et quelque peu désorienté. Après des soins prodigués par une gouvernante, (Ça existait encore ces oiseaux-là ?) le jeunot avait à peine lâché quelques mots confus aux questions de Jérôme. Pour lui, Eric Fabry était un jeune parvenu, lâche et qui jouait les idiots, ce qui est trop peu pour être à la tête de l'empire que son père contrôlait. Et ça c'était l'avis de Fabry père, politicien en vue, de surcroît.

              Encore un peu à côté de ses pompes, Jérôme courut voir la bonne Annie qui le soigna en le sermonnant. Parfois ça faisait du bien. Il s'avoua qu'elle était parfois bien plus qu'une assistante…

              Elle attendit d'avoir mis un pansement sur son nez écorché pour lui parler de Karine. Jérôme ne fit qu'un bond en réalisant ce qu'Annie lui disait et se précipita comme un fou dans les escaliers.

              La jeune femme venait d'échapper à un attentat. Elle avait demandé au groom de l'hôtel où elle était descendue d'aller chercher sa voiture. Groom et voiture avaient explosé ensemble.

              Jérôme alla la consoler. Karine et lui, c'était une longue histoire, même après leur première rencontre, pleine de rebondissements. Il resta même avec elle toute la nuit, "par prudence", se dit-il. Est-ce le danger qui les força à dormir dans le même lit ? Karine se sentait anxieuse. Bon sang ! pensa Jérôme, avec tout son pognon ! Anxieuse ? Qu'est-ce que je devrais dire ?

              Le lendemain devait avoir lieu la lecture du testament de Fabry. Jérôme y accompagna Karine. Il se mit à comprendre certaines choses lorsque Samia, l'escort girl du Palais des Plaisirs, se présenta à la porte du notaire. Jérôme fut invité à attendre dans le couloir.

              À l'air de Samia lorsqu'elle sortit, Jérôme en conclut que Fabry était bien plus qu'un gros client fidèle. "Même avec son air d'ancienne majorette, sapée comme une bourg', pensa Jérôme, sa jolie tête bouillonne bien assez pour commanditer une espèce de meurtre ou autre et faire éclater en morceaux la Jag' de Karine. Peut-être ai-je raison de croire qu'elle en sait plus avec son air de pute des grands chemins."

              Karine et Eric étaient seuls héritiers, Samia n'avait que quelques broutilles. Toutefois, Karine avait certains avantages sur des sociétés non négligeables.

              Ce soir-là, Jérôme traîna dans des quartiers où Samia aurait bien pu tapiner avant de vivre au Palais des Plaisirs. Il ne trouva aucune fille la connaissant, de nom ou de visage. Ce fait intrigua fortement Jérôme qui téléphona à Annie et la réveilla pour lui demander "un max de tuyaux sur cette beauté mi-ange mi-démon des quartiers chics". Annie avait la tête embrumée et assez claire pour lui répondre : "Vas te faire foutre". Jérôme connaissait son humeur au réveil, n'étant pas à son bout d'essai, il composa le numéro une deuxième fois.

              Puis poussé par une intuition, il fila tout droit chez la belle Samia. Chance, elle était là. Il lui fit le coup du charme pour qu'elle ôte la chaîne de la porte. Lorsqu'elle ouvrit, il envisagea de terminer sa soirée dans ce somptueux appartement. Tentures lourdes aux fenêtres, doux parfum de musc et d'encens dans l'air. Une corbeille offrait de succulents fruits et les cartons d'un traiteur chic trainaient sur le plan de cuisine.

              Samia avait un peignoir blanc en soie sous lequel des dessous rouges – certainement aussi en soie - se dessinaient, extrêmement provocants.

              Jérôme hésita quelques instants, à peine. Les yeux noirs de la belle, cernés de khôl, avaient trop l'air de se foutre de lui.

- Bonsoir beauté, tu dormais ?

- Je suis du soir, as-tu oublié ?

- C'est étonnant, j'ai été voir tes anciennes collègues et aucun souvenir ne leur revient d'une Samia.

- Bien sûr, mon gros loup, je suis canadienne et peut-être pensais-tu que la France était mon terrain de jeu ?

"Un point pour elle, pensa Jérôme, elle est bien plus futée qu'elle veut bien l'avouer"

              Jérôme chercha vainement ce qu'il pourrait bien faire de sa soirée. "Décidément, je n'ai rien de prévu" et il regarda Samia avec des yeux gourmands. Il l'écarta de sa liste de suspect sans toutefois la rayer complétement. Il s'autorisa une soirée de liberté. Comme Samia, il était du soir. « Un point commun, se dit-il ».

              Elle s'était assise sur le lit et éteignait sa cigarette. Ses deux longues jambes se refermèrent sur Jérôme et le firent basculer sur elle. Son parfum mêlant la violette et le patchouli monta en lui. Peau contre peau et le bruissement discret de la soie à son oreille, ils s'emmêlèrent sensuellement. Tout cela l'étourdit un peu et toute conversation devint superflue. "Elle a vraiment beaucoup de savoir-faire !", se dit Jérôme en connaisseur avant de s'abandonner à son phantasme : consommer sans payer.

              Peu de temps après le lever du soleil, une première cigarette à la main, étendu dans la soie luxueuse du lit de Samia, Jérôme savoura cette nuit délassante et relaxante dans cette affaire corsée qui le mettait parfois mal à l'aise. C'est bien une chambre de nana, se dit-il en jetant un œil circulaire sur le papier peint fleuri de petites roses et sur la quantité phénoménale de bibelots. Il était plein de préjugés, le savait et n'en faisait pas une priorité. Entendant parler dans la pièce voisine, il enfila son jean en vitesse et prêta l'oreille, torse nu, l'oreille collée à la porte. Jérôme reconnut sans peine la voix de l'interlocuteur de Samia, Eric Fabry.

- Qu'est-ce que tu fais ici ? J'avais pourtant été claire sur ce point. Pas chez moi, s'insurgeait Samia.

"Le père et maintenant le fils, comme c'est intéressant, pensa Jérôme, elle a un appétit d'ogre cette petite !"

- Je crois que le privé, hum… Toutain, a un peu cuisinée ma sœur et il a des soupçons.

- Et tu as peur qu'on découvre tes petites magouilles, sale petite larve ? Sors d'ici ! Le privé, je m'en charge.

              Puis Jérôme entendit Samia claquer la porte, furieuse.

"Donc, elle se charge de moi, se dit-il, je ne sais pas ce que ça veut dire et je n'ai pas envie de le savoir maintenant." Il ouvrit la fenêtre et se retrouva dans le genre de situation qu'il préférait d'ordinaire éviter : six étages au-dessus du vide. Il suivit la corniche jusqu'à la fenêtre voisine qui, heureusement, était ouverte. Quelqu'un dans la salle de bain cria :

- C'est toi Henri ?

              Jérôme se précipita vers la porte d'entrée sans un trait d'humour qui lui manquait à cet instant puis il ouvrit et referma doucement la porte d'entrée avant qu'une matrone surmontée d'une tête de loup en guise de coiffure ne surgisse de la salle de bain.

              Il finit de lacer ses baskets tranquillement – l'expérience, sans doute – avant de s'élancer dans les escaliers. Il arriva essoufflé à son bureau où Annie, tranquille, épluchait le journal, une tasse de thé à la main, et les pieds sur le bureau.

- Où es-tu encore allé te fourrer ? demanda-t-elle, levant à peine un instant les yeux, en ayant vu suffisamment pour évaluer la situation.

- Je pense avoir bientôt la solution de toute cette histoire. Tu t'es rencardé sur que je t'ai demandée ?

- Parlons- en, me réveiller en pleine nuit pour ça... gromela-t-elle.

              Jérôme, déjà plongé dans le dossier qui était posé sur le bureau, n'entendait que sourdement ce qu'elle disait. Ensuite, il passa plusieurs coups de fil. Annie le regarda faire et tenta de comprendre. Finalement il appela le commissaire Lagrue :

- Allez donc apporter des croissants au jeune Fabry, je crois qu'il trempe dans la sauce où son père mijotait... Mais allez-y, bon sang, avec tout votre arsenal, gyro, panier à crevettes... Euh oui, à salade… Oui, j'ai un petit creux, je pense. Je ne vais pas vous faire un dessin tout de même… J'arrive avec les preuves.

              Jérôme s'énervait tout seul avec son téléphone.

- Toujours aussi buté, ce Lagrue, s'il espère avoir une promotion comme ça, il y a du boulot, marmonna-t-il.

- Il a des circonstances atténuantes, répliqua Annie. Est-ce que tu entends comment tu t'adresses à lui ? J'ai l'impression d'entendre un vieux couple !

              Il se versa un verre de whisky, s'installa dans son fauteuil, étendit ses jambes et posa ses pieds sur son bureau.

- Ouais, ouais, peut-être. T'as du feu, Nini ?

- Jérôme, je n'aime pas les mystères, dit Annie en lui lançant une boite de suédoises. Dis-m'en plus. Nous sommes associés, je te rappelle.

- OK, fais-nous monter du café, de l'expresso de chez Marcel et des croissants aussi.

- J'y vais moi-même, ça me permettra de faire quelque chose. Je ne comprends pas que tu restes là, assis, à ne rien faire. Et tu ne perds rien pour attendre !

- C'est ça, c'est ça, vas-y... et Jérôme se renversa sur son fauteuil, inhalant la fumée de sa cigarette qu'il recrachait en de minces volutes vers le plafond taché.

              Lorsqu'Annie remonta avec les cafés, Jérôme était toujours dans la même position, avec en plus un sourire qui tenait plutôt du rictus.

- Pas de nouvelle ? demanda-t-elle alors qu'elle avait encore le bouton de la porte dans la main.

- Mais si ma petite Nini, grâce à nous, les activités quelques peu douteuses de notre futur député ont été mises à jour. Ses collaborateurs commencent à tomber les uns après les autres. Lagrue a déjà coincé les plus proches dont son fils. Il fait en ce moment même des perquisitions, perquisitions qui s'avèrent très fructueuses.

- Mais encore ? Annie s'impatientait et trépignait, visiblement agacée par l'attitude décontractée de Jérôme. Vous lui avez dit que vous y alliez avec des preuves.

- Oui, oui, enchaîna Jérôme d'un ton las. Tu te souviens d'Arcioni qu'on a soupçonné au début parce que ses hommes collaient au signalement des suspects qui ont buté Fabry ?

- Oui je me souviens... Annie prit un air songeur. C'est soi-disant le patron de toutes les boites de la région.

- Et bien, ce n'était qu'une façade. Ce n'était que l'homme de main de... Fabry.

- De Fabry ? Mais alors comment se fait-il ?...

- Tout simplement parce que Fabry s'est fait doubler par son plus proche collaborateur, celui qui se chargeait de trouver les filles et les monnayer.

- Des filles pour quoi ? J'avoue, Jérôme, être un peu perdue.

              Jérôme fit une pause, alluma une cigarette et se versa un deuxième whisky qu'il but d'un trait.

- Et dis-moi, demanda Annie d'un air soupçonneux, pourquoi as-tu voulu des renseignements sur Samia ?

- Parce que c'est une pute de bastringue. Une actrice quoi !

- Ah bon, elle est fortiche alors ! s'exclama Annie.

- Plus vraie que nature. Son seul client était Fabry. Quant à Fabry fils, ce devait être son ami de cœur, quoique là, c'est peut-être aussi de la frime. Jouer à la poule de luxe, comme couverture, c'est original et bien trouvé.

- Ah j'ai compris, C'est Samia le bras droit de Fabry. Et comme elle a voulu tout contrôler, elle a pris le fils comme amant pour avoir un atout dans son jeu au cas où. Visiblement, elle dirigeait personnellement Arcioni et sa bande et aurait bien fait main basse sur l'héritage. Elle n'avait pas compté sur le fait que Fabry adorait sa fille, et c'est pour ça qu'elle a voulu la tuer !, s'exclama Annie, le visage illuminé.

- Alleluia ! Tu es un génie, ma chère collaboratrice ! C'est texto le scénario original. Je vais faire un tour. Lagrue m'a appelé pour me dire qu'il avait toutes les preuves qu'il voulait et que ma présence n'était pas souhaitée…

              Il se leva nonchalamment comme quelqu'un de satisfait et de reposé.

- Tu vas retrouver Karine ? demanda Annie qui tamponnait un dossier « CLASSÉ ».

- Elle et moi nous nous connaissons depuis longtemps.

- Encore une histoire que tu dois me raconter, lui suggéra Annie avec un clin d'œil.

              Dans la rue Jérôme aspira une bouffée d'air frais. Tout en marchant, il pensait à la frimousse de Karine tout contre lui, baignée de larmes. Lorsqu'il lui demanderait de l'épouser, elle aurait son petit air surpris.

              Alors, il la prendrait dans ses bras et ils scelleraient leur serment d'un long baiser. Ça, c'est une fin qui arrive peu souvent au héros. Jérôme était tout sauf un « poor lonesome cowboy »…

Peut-être que le héros vous semble avoir une morale douteuse ? « Nobody's perfect » (in Gentlemen prefer blondes de Billy Wilder)

             

 

             

 

 

 

 

 

 

 

 

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