Au clair de la lune.

Lukas Lambert

Réécriture de la comptine éponyme.

Il paraît que ce n'est qu'une comptine et l'interprétation de cette comptine. On ne raconte plus trop cette histoire. On a décidé d'ignorer, de laisser l'innocence aux enfants et l'ignorance aux adultes. C'est un tort. Il faudrait leur dire, leur expliquer qu'il y a des chansons qui ne sont pas inoffensives. Que la nuit, Arlequin erre. Que l'histoire se répète et que vous en êtes dorénavant le spectateur.

...


Do, do, do, ré, mi, ré.

Au clair de la Lune.


Ce sont les premières notes. Annonciatrices du mal, commencement du malheur, elles engendrent la peur. Et bien d’autres choses pires encore. Des choses que vous ne pouvez même imaginer parce qu'elles dépassent l'entendement, parce qu'elles sont à contre-sens de la comptine candide. Vous devriez fuir, maintenant que vous les avez entendues. Vous devriez courir loin, très loin et vite, très vite. Avant qu'il ne soit trop tard. Je ne l'ai pas fait et souvent, je le regrette. Amèrement. Parce que maintenant, je sais.


Vous ne bougez pas ? Pauvre de vous.


Tenez, regardez-le. Là-bas. Il est déjà là. Au milieu de la rue, vagabondant. C'est le petit garçon avec le sourire jusqu'aux oreilles. Des losanges colorés recouvrent ses vêtements comme un motif à la joie, un tableau du bonheur. Il ment. Il y a des trous dans le tissu rapiécé. Il est pauvre. D'ailleurs, il porte les mêmes habits depuis des siècles. Le même costume que jamais il n'enlève. Collé à sa peau. Fusionné à son épiderme. Ses iris sont noirs, mangés par des pupilles dilatées. Il ne voit pas grand chose. Certains racontent qu'à force de vivre sans lumière, ses yeux ne s'adaptent plus.


Même le rayon de lune qui perce le ciel ne suffit pas à éclairer son chemin.


Il s'approche. Il marche de travers, il a perdu tout repère. Avant, le petit était capable d'avancer sur les mains pour amuser ses camarades. C'est fini. Il tient à peine debout. Il n'est pas trop tard, vous savez. Vous pouvez toujours fuir. Non ? Comme vous voulez.


Arlequin n'a plus de plume, Arlequin n'a plus de feu. Il n'a donc rien. Tout a disparu, tout s'est perdu et il est tout seul, dans le noir. Alors, il demande de l'aide, il se dirige vers Pierrot.


Do, do, do, ré, mi, ré.

Au clair de la Lune.


Encore la mélodie. Répétée. Arlequin écoute les gosses qui la scandent, dans les cours de récréations, avec un air joyeux. Lui, il se cache dans un coin, tout la journée, sans rien faire. Il attend de ne plus avoir ni plume, ni de feu. Pourquoi ne peut-il plus sortir ? Il est prisonnier de la nuit. Il erre et hante les esprits des adultes réveillés ou des enfants trop agaçants. Sans même le savoir.


La réalité, c'est qu'Arlequin en a marre d'entendre que les personnes ne connaissent que le premier couplet. Personne ne connaît le deuxième couplet. Et la fin. Et heureusement, d'ailleurs. C'est tellement horrible.


Ah. Le voilà Pierrot. Ici, à droite. Pierrot et son visage tout blanc, tordu par deux expressions. D'un côté, il pleure. De l'autre, il rit. Inhumain. Pierrot et son inutilité manifeste.


L'inévitable arrive. L'inévitable fait du bruit avec ses gros pas, il s'avance. Vous ne pouvez pas l'éviter. Vous ne l'éviterez pas. C'est trop tard. Trop tard !


Pierrot est déjà dans son lit parce que demain, il va à l'école, lui. Il faut donc qu'il dorme, pour être en forme, pour pouvoir bien répondre à toutes les questions de la maîtresse. Il ne peut pas aider Arlequin. Arlequin est son ami mais il aurait dû avoir une plume et du feu. Ou il aurait dû avoir d'autres amis. Gna. Gna. Gna. Vous entendez comme le discours est vain. Il justifie l'injustifiable.


"Lâche", crie Arlequin.


Oh oui, un lâche. Un affreux garçon qui aura des bonnes notes mais qu'est-ce qu'on s'en fout ?


Il n'empêche que Pierrot donne une adresse à Arlequin. Pour sauver une lâcheté qui ne sera jamais sauvée. C'est ce qu'ils appellent de la "bonne conscience". Bravo, c'est très bien.


C'est une aberration. Comme si ça allait changer quoique ce soit. Ça ne change rien. Rien ! Pierrot l'envoie dans la gueule du loup. De la louve, plutôt. Une fois Arlequin parti, Pierrot rit. C'est une rire méchant. Un rire qui prédit le pire. Qui résonne dans la nuit. Machiavélique. Qu'il se taise, qu'il se taise !


Do, do, do, ré, mi, ré.

Au clair de la Lune.


La voisine n'est pas une femme gentille. Rien que son expression promet des événements affreux. Son sourire en coin. Sa langue qu'elle passe sans cesse sur ses lèvres. Son strabisme divergeant qui fait que personne ne sait qui elle regarde ni où elle regarde. Un monstre en robe. Une criminelle !


Mais, Arlequin ne sait distinguer les expressions. Chaque nuit, il fait les frais de sa naïveté enfantine qu'il paie au prix fort.


Dans la chanson, il n'est pas explicitement dit qu'il entre chez la voisine. C'est encore un moyen pour détourner ce qui est de ce qui n'est pas. Des bêtises, tout ça. Il faut leur raconter, il faut leur dire. Je veux leur dire. Je peux ? Je dois. Mais c'est si dur. J'ai du mal. Ils ne veulent pas, ils ne veulent pas. Il le faut.


En réalité, Arlequin entre bel et bien chez la voisine.


On oublie souvent le sens des mots, des expressions. On croit tout savoir et on ne sait rien.


Vous connaissez l'autre sens de "battre le feu" ?


Je m'en doutais.


Ça veut dire "avoir des rapports sexuels".


Dites-moi, saviez-vous que les violeurs n'étaient pas exclusivement masculins ?


Voilà. Arlequin sort, hagard. Il saigne du nez. Ça fait « ploc-ploc » par terre. On dirait de la pluie mais ce n'est pas de la pluie. Arlequin titube jusqu'à s'évanouir dans l'obscurité. Il reviendra la nuit prochaine et encore, et encore.


Sur le seuil, la voisine est debout, appuyée contre la chambranle. Elle cache ses mains dans son dos. Elle vous regarde. Détournez le regard. Détournez-le ! Vous non plus, vous n'avez plus de plume, vous n'avez plus de feu. Moi non plus. Nous sommes pris au piège, comme Arlequin. Il va falloir subir ce récit. Toujours. Maintenant que nous savons. Nous savons !


N'est-ce pas abominable de lui faire subir les mêmes sévices, au garçon qui ne grandit plus ? Evidemment que oui. Tout ça, c'est à cause des humains : à force de répéter le couplet, l'histoire continue. Et encore, et encore.


La porte claque. La Lune sourit.

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