Aube décalée
Yeza Ahem
La nuit avait été peuplée d'esprits et d'images distordues, mêlées les unes aux autres. Mes frères avaient dû, tout comme moi, abuser des vapeurs et fumées de la veille ; lorsque le sommeil s'était éloigné un instant de moi, dans la nuit, je les avais entendus gémir et se retourner sous les peaux d'ours qui les couvraient presque entièrement. Pourtant, la tempête qui régnait à l'extérieur de la tente et qui nous avait forcé à ne pas sortir pendant près de 2 jours semblait s'être calmée. Nous allions enfin pouvoir retourner chasser, récupérer nos chevaux et espérer retourner près de nos squaws avant la prochaine lune. Il était temps. Le moral de mes frères et de moi-même s'était assombri. Certains me reprochaient de les avoir trop éloignés du terrain de chasse de la tribu, d'être allé au-delà de la limite posée par les Anciens. D'autres, ceux dont les enfants avaient les yeux creusés par la faim, me soutenaient. Mais quel que soit le parti dominant, c'était la discorde qui s'installait et nous menaçait. Il était donc temps de rassembler nos nombreuses prises, et de rentrer auprès des nôtres.
Je fus le premier à discerner un halo lumineux derrière la peau tendue du tipi. Impatient de pouvoir constater les dégâts de la tempête, et de voir si j'apercevais nos chevaux, je sortis discrètement. J'étais ébloui par le soleil du matin qui ravivait mes absences de souvenirs dues aux fumigations de la veille. Une lancinante douleur à l'arrière de chacun de mes yeux, me forçait à les tenir fermés pendant quelques trop longues secondes. Alors que j'étais rendu aveugle, un bruit tel le roulement d'un orage, mais régulier, me surprit. Il semblait se renouveler tel le ressac de la mer que m'avait décrit un cousin qui avait voyagé au loin et n'était revenu que deux fois de ses trois grands périples. Tout à coup, un cri strident d'un animal inconnu me fit reculer. Je trébuchais sur une branche et tombait à la renverse quand mes yeux se résolurent à s'ouvrir.
Je ne comprenais pas ce que je voyais. J'étais sur une prairie, devant moi une rivière, mais de l'autre côté... une montagne domestiquée et façonnée par une puissance inconnue. Et puis des animaux brillants qui courraient à vive allure. C'était eux qui grognaient et criaient. Mon cœur cognait si vite que je n'entendais presque plus que ses battements, rassurants bien qu'incontrôlés. Dès que mes membres purent à nouveau se mouvoir, je rampais à reculons vers notre tente et mes frères. A mi-distance, je me cognais contre les jambes de Petit soleil, tétanisé tout comme je l'avais été. J'attrapais son bras et le forçais à baisser la tête pour que mon visage lui permit de se raccrocher à une réalité tangible. Ensemble, nous rentrâmes dans le tipi. Qu'allions-nous faire ? Après la stupeur, les prières, l'attente, les hypothèses sur ce qui nous entourait et le lieu où les Esprits nous avaient transportés, nous décidâmes d'affronter la puissance de nos visions. Revêtus de notre tenue de chasse, nous arborions nos peintures de guerre les plus farouches lorsque nous tentâmes notre première sortie conquérante dans ce lieu étrange et façonné comme nulle part ailleurs. Ni nos cris, ni nos flèches, ni nos lances ne semblaient entamer le voile d'étrangeté qui masquait le monde plausible. Alors, nous décidâmes de chercher nos chevaux, si toutefois ils nous avaient suivi dans cet ailleurs. Mais nous éloigner de notre tente, c'était risquer de ne plus revenir à notre point d'ancrage, dans notre réalité... et puis, partout où se posaient nos yeux, l'étrangeté nous assaillait... Certains commençaient à rebrousser chemin quand Aigle Moqueur désigna la trace des chevaux. Bientôt, ils étaient tous retrouvés, au pied d'une montagne domestiquée qui franchissait la rivière et conduisait à l'autre rive, vers des montagnes sculptées encore plus hautes. Le soleil était encore bas et nous nous croyions les dernières âmes sur cette partie de la terre quand Bison peureux nous fit signe qu'un homme venait de sortir d'un troglodyte. Cette contrée était donc habitée par une tribu qui nous était inconnue. Certains émirent l'idée qu'il s'agissait des Esprits et qu'ils allaient nous châtier pour avoir pénétré dans leurs terres. Nous décidâmes de mourir en guerriers, l'arc à la main, sur le dos de nos chevaux.
A la limite entre terreur et perte de conscience, chacun récupéra son cheval et l'équipa. Avant de monter dessus, nous nous sommes embrassés et avons juré de succomber ensemble, à jamais frères dans la vie et la mort. Puis, nous avons enfourché nos chevaux et sommes partis au galop, en criant, cherchant à rejoindre l'endroit où s'était tenu l'Homme-esprit. Nos oreilles sifflaient tant le sang nous montait à la tête, nos yeux se couvraient peu à peu de tâches rouges, mais nous continuions, toujours plus vite, rencontrant quelques créatures qui semblaient tout aussi médusées par notre présence inconvenante dans leur territoire. Et le galop nous entraînait de plus en plus loin vers l'inconnu, et nous devenions aveugles et sourds, entrant peu à peu dans un coton vide de sensations, vide de connaissances et bientôt vide d'émotions.
Tous, nous reprîmes notre première gorgée d'air en même temps. Les chevaux étaient en train de paître malgré notre présence sur leur dos. Nous n'entendions que La brise dans les arbres, quelques oiseaux et un cours d'eau proche. Notre tipi était 30 pieds derrière nous. Abusés et perdus, nous sommes descendus de cheval, avons fait une prière et un sacrifice aux Esprits de la nature et particulièrement à ceux de la montagne. Puis, nous avons plié le campement et sommes rentrés directement vers notre terre, auprès de notre tribu. Certains disaient que nous étions revenus plus sages et craintifs des Esprits, mais aussi plus solidaires entre nous. A ceux-là nous disions qu'il est des voyages dont on ne revient pas sans laisser un peu de soi derrière.
Il est une vieille histoire qui circule à Toulouse. Des hommes auraient cru voir, un dimanche matin, à l'aube, un groupe de Sioux débouler au galop en ville...
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