"AUCUN HUMAIN TU N'AIMERAS"

Gérard Dargenson

La Casino de la roulette russe

Alghier passe de l'autre côté de la porte. On dit qu'à chaque voyage les mêmes clients sont installés aux mêmes places comme s'ils n'en bougeaient jamais. Quelques habitués qui fréquentent les tables répètent sans répit leurs rites de joueurs superstitieux. Un homme en compagnie d'une femme dont le décolleté s'orne d'un collier de perles joue aux dés, en attendant quelque ingénu endimanché à plumer. Et l'homme, nommé Delatour, sort régulièrement un triple six.

Une jolie blonde aux cheveux sagement attachés en catogan, dont le regard est insaisissable, fixe le tapis vert. Quand elle gagne, elle baisse ses yeux avec un drôle de sourire au moment où le croupier pousse vers elle la pile de jetons qui lui revient. Elle est vêtue avec une élégance sobre d'un polo blanc et d'une jupe vert sombre, légèrement fendue. On joue beaucoup, vraiment beaucoup. C'est étrange de voir miser tant d'argent dans ce modeste casino ferroviaire, plutôt du genre Luxeuil-les-Bains blottie au pied des Vosges ou Gérardmer perdue dans les jonquilles. Des drôles de types mettent des piles et des piles de jetons sur le tapis. Ils parlent russe haut et fort, et ont pour certains des physiques de gorille. La demoiselle aux yeux émeraude comme la couleur de sa jupe sombre, s'est laissée entraîner à miser bien plus qu'elle ne possède et d'emprunts en arrangements, elle finit par se trouver fort dépourvue. Des piles impressionnantes de jetons décorent pourtant le tapis vert. Elle regarde fixement tout cela, les mains vides et nul ne veut plus rien lui avancer. Un silence impressionnant règne autour de la table, les croupiers observent sans bouger. Tous les regards se concentrent sur la joueuse, qui déclare soudain :

— J'ai encore quelque chose à miser.

— C'est-à-dire ? demande le croupier en chef.

— Je me mets en jeu.

Alghier décide de retourner à sa place. Le Transsibérien fend la nuit. Une gerbe continue d'étincelles jaillit des caténaires, striant l'obscurité d'un long trait de feu. Il se souvient avoir fait l'amour avec la jeune femme de rêve du wagon-bar. La dernière nuit, leur union devenait de plus en plus intense. Ils avaient baissé la lumière plus que de coutume, elle était dans son ombre. Et dans ce peu de lumière, vraiment comme une myriade de feux follets, tout à coup s'étaient mis à danser les bleuets scintillants de ses yeux. Un peu de lumière du jour traversait encore la fenêtre de leur chambre, il distinguait son beau visage, la bouche ouverte et les yeux remplis d'étonnement. Et tout à coup, dans le silence stupéfait de la chambre, elle avait déclaré, droit dans les yeux : «Я люблю тебе, I love you, I love you ! » « Mais alors, elle m'aimait donc ? »

Nickel Chrome, le contrôleur qui passe par là toujours tanguotant dans les couloirs, l'interpelle :

— Si Anubis pesait votre cœur, il ne serait guère plus lourd qu'une plume. Vous n'êtes pas, comme nous les Russes, doué pour les sentiments et la spiritualité ! Il n'y a pas de billet de retour en amour, monsieur. Vous voyagerez toujours seul maintenant. Que vous reste-t-il à chercher ?

— Une femme qui saura me révéler mon nom, en le prononçant aussi tendrement qu'une mère à son enfant.

— Vous me l'avez déjà dit !

— Je suis prêt à payer très cher pour cela.

— Vous allez vous épuiser à cette sainte tâche, elles sont nombreuses les gitones et les gredines ! Mais si vous y tenez vraiment, je vous conseille de descendre à la prochaine parallaxe, gare 2046. Vous trouverez ce que vous voulez.

Peu après, le train s'arrête dans un grand crissement des freins. Alghier descend sur le quai, un homme en uniforme se présente :

— Bienvenue ! Je suis Portier de nuit. Je garde l'entrée du Bunker Palace hôtel, avenue Enki Bilal. Nous nous y retrouverons peut-être. Entrez, entrez dans notre parallaxe, cher monsieur. Vous trouverez ici les plus belles filles Cyborg de la planète et même des autres mondes, vous trouverez les meilleures, « made in Ukrania », appellation d'origine contrôlée et au tarif le plus avantageux ! Vous pouvez même tenter d'en gagner une pour vous tout seul au casino !

— Des filles cyborg ? Ce ne sont pas des vraies femmes ?

— Quatre-vingt pour cent de part d'humain garantie ! Et parfaitement dociles, prêtes à assouvir tous vos fantasmes !

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