"AUCUN HUMAIN TU N'AIMERAS"

Gérard Dargenson

FRACTALE

L'Anubis est le premier établissement qu'on rencontre de l'autre côté de la frontière qui sépare la parallaxe féérique du reste du monde. Quelques divinités égyptiennes tentent de donner un air exotique à l'endroit : un œil d'Horus énigmatique orne la sublime porte qui sépare le monde profane du monde sacré. Dans l'entrée, une statuette à tête de chacal trône dans le vestibule. Les yeux s'habituent à la lumière crépusculaire ; on distingue des couples qui se murmurent à l'oreille des serments éternels. Des guetteuses surveillent le grand miroir qui longe le mur derrière le comptoir, attendant l'arrivée d'une proie. Seule au milieu de la salle, l'une d'entre elle allume une cigarette puis s'incline pour démêler sa chevelure d'une main. Les mèches dorées scintillent en cascades mouvantes quelques instants dans cet univers qui ne connaît pas le soleil. Un maquillage soigné et un rouge à lèvres dans les tons marron glacé confèrent un air bon chic bon genre à la belle. La salle rectangulaire est coupée en deux parties par des arcades mauresques ornées de croissants de lune doré. Edgar s'installe au comptoir pour évaluer la guetteuse blonde qui fume sa cigarette, et qui de temps en temps jette un œil dans sa direction. Non loin d'eux, un pianiste joue le troisième concerto de Rachmaninov.

Tout à coup, la guetteuse s'approche de lui, mais au dernier moment elle l'ignore superbement et passe juste derrière son dos, de l'autre côté du comptoir. Peu après, elle fait le même chemin en sens inverse et s'installe près de l'entrée de la piste de danse, appuyée contre un mur à quelques mètres en face de lui et se met à attendre.

Après avoir en vain essayé d'accrocher son regard, Edgar s'approche pour information, histoire de voir de plus près :

— Bonsoir, vous parlez français ?

— Bien sûr, même avec l'accent Belge ou Québécois si vous voulez. Ou même Suisse.

— Gardez votre accent standard, c'est plus authentique vous concernant. Tu es calée à combien ?

— Vingt-deux ans.

— Quel est ton matricule ?

— On m'appelle Fractale. Je m'appelle Fractale, Je suis comme je suis, Une éternelle vierge.

— Tu embrasses ?

— J'essaie d'éviter ! s'exclame la demoiselle cyborg, parfaite dans son rôle.

— Est-ce que tu es tendre ?

— Je ne sais pas, je crois, oui. On m'appelle Fractale. Je suis comme je suis, une éternelle vierge.

La créature a été conçue plus belle que jolie, du genre chic et classe. « Quatre-vingt pour cent garanti de part humaine », racontait la pub. C'est à voir, elle est superbe mais particulièrement froide et distante. Il s'accorde un sursis :

— Je vais dîner, puis je reviendrai… Peut-être.

— Comme vous voudrez monsieur. Je serai là de toute façon, je suis comme je suis, mais serai-je libre ?

 

Deux heures plus tard Edgar contemple le dos nu de Fractale, barré en diagonale par un cordon noir qui tient par devant comme un carquois, un petit sac posé sur sa hanche. Bien que de condition modeste, ce fin cordon surligne ostensiblement sa peau couleur de perle fine. La créature, en compagnie d'un jeune homme tente sa chance à une machine à sous près de l'entrée. Edgar esquisse en entrant un mouvement vers le couple et elle le repère du coin de l'œil.

Il trouve le temps long. Fractale se penche soudain sur le réceptacle à pièces pour récupérer ses gains et lance un coup d'œil en arrière. Il commençait à perdre patience et déteste ce genre de situation, mais ce coup d'œil fulgurant, presque inhumain, le cloue sur place. Quittant enfin la machine à sous, le couple se perd dans la foule. Fractale réapparait seule peu après, juste sous le croissant de lune doré d'une des voûtes mauresques. Elle regarde dans sa direction, il fait un signe de tête pour l'inviter à venir, mais elle s'esquive à nouveau. Il résiste à l'envie d'aller voir ce qu'elle peut bien fabriquer et enfin son attente est récompensée, la belle le rejoint et s'appuie au comptoir à ses côtés, tout en fumant la cigarette qu'elle est donc allée chercher. Sans mot dire, il passe la main dans son dos dénudé, ce qui la laisse parfaitement indifférente, n'étant manifestement pas du genre à se coller contre ses conquêtes en public.

Un peu trop programmée « crâneuse » pour une pute cyborg tout de même, pense Edgar. Il se décide :

 — Tu m'emmènes avec toi ?

— Où ? Là-haut ?

— Oui, dans une chambre.

— J'ai le droit de finir ma cigarette ?

— Bien sûr, mais les baisers parfumés à la nicotine ce n'est pas très agréable, dit Edgar comme si elle n'avait jamais précisé qu'elle n'embrassait pas. À voir tout de même, après tout, ces créatures sont conçues pour faire ce qu'on leur dit.

— C'est quoi votre parfum ? demande ladite créature.

— “Cravache” de Robert Piguet.

— “Cravache” ? Ça existe ? Ah, je ne connais pas. Mais c'est un peu bravache !

Elle aspire encore quelques bouffées plus rapprochées les unes des autres et finit par éteindre une cigarette partiellement consumée.

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