"Aucun humain tu n'aimeras"

Gérard Dargenson

L'intérimaire

A la fin du repas, la jolie serveuse les accompagne au vestiaire.

— Vous avez un très beau sourire mademoiselle, lui déclare Edgar.

Elle le regarde, des larmes brillent dans ses yeux, puis coulent le long de ses joues. Il prend une main de la servante et la porte contre une des pommettes, pour en recueillir les larmes et boit cet élixir dans le creux de sa paume. Un vrai sourire irradie fugacement le visage de la jeune femme.

En sortant de l'établissement, les deux amis en profitent pour admirer la perspective de la promenade arborée, qui donne sur les bâtiments baroques du casino et de l'opéra. Ce n'est qu'un spectacle virtuel, mais l'ambiance d'une ville d'eau ou de la Principauté de Monaco est parfaitement rendue, telle une cité féérique suspendue dans le temps. Un peu plus loin se dresse la tour du beffroi. Un des hommes qui dînait seul au restaurant discute avec le gardien de la porte, celui qui attendait sur le quai de la gare, qui ressemble d'ailleurs furieusement au contrôleur tu train :

 — L'horloge du beffroi indique toujours la même heure, fait remarquer l'homme.

— Évidemment, vous savez bien que le temps est suspendu dans notre parallaxe. La plupart des gens croient s'être unis charnellement pendant des heures mais quand ils regardent la pendule, ils voient bien que quelques minutes seulement se sont écoulées. C'est bien la preuve non ?

— Bien sûr, bien sûr. Mais alors qu'en est-il pour ceux qui s'aiment une nuit entière ?

— C'est un cas particulier. Le temps est alors idéalement suspendu, on dit que la nuit est blanche. Elle ne peut donc être comptée, car la nuit est obscure comme vous le savez.

— Mais pourquoi les pendules sont-elles arrêtées à cinq heures précises ?

— C'est l'heure à laquelle tous les établissements ouvrent leurs portes à la nuit qui s'avance. Terribles cinq heures du soir !

— “Terribles cinq heures du soir !” C'est un poème de Federico Garcia Lorca non ? Et la cuisse avec la corne désolée…”

— “Y un muslo con un asta desolada…”

— Aïe, quelles terribles cinq heures du soir ! Il était cinq heures à toutes les horloges ! Il était cinq heures à l'ombre du soir !”

— “¡Ay qué terribles cinco de la tarde! ¡Eran las cinco en todos los relojes! ¡ Eran las cinco en sombra de la tarde ! ”

— Vous êtes donc philosophe mais aussi poète, monsieur le gardien de la porte ; monsieur ?

— Gérard. Je m'appelle Gérard.

— Ce qui signifie ?

— Celles qui me possèdent ont quelqu'un de rare ! « J'ai rare ».

L'homme s'en va. Le portier se tourne vers Edgar :

— Et vous monsieur, comment vous nommez-vous ?

— Comme vous, mais dans le désordre : Edgar.

— Aide, et gare ! Quel programme ! Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez, une femme qui prononce votre nom avec autant de douceur que votre propre mère ?

— Je cherche toujours.

— Quand vous aurez trouvé, il ne vous restera plus qu'à chercher celle qui pourra être votre épouse. Mais saurez-vous la prendre ?

— Vous croyez ? Mais alors, Nikita, c'était « Nie qui tu as » ?

— Bonsoir monsieur. Et n'oubliez pas, pour suspendre l'écoulement du temps, il faut faire l'amour !

 

Une belle nuit d'été, Edgar avait allongé Ys sur le dos et avait emprisonné ses mains ; elle avait souri mais s'était laissée faire, comme un caprice que l'on consent à un enfant. Il s'était immobilisé. Ys, les yeux fermés, la bouche entrouverte, haletait doucement. Finalement, emporté par une irrésistible volupté, il avait donné quelques grands coups de reins, et c'était fini, bien trop tôt à son goût.Toujours en elle, il s'était reposé un instant mais tout à coup, l'envie de faire l'amour l'avait emporté à nouveau. Le miracle était advenu plusieurs fois de suite et à chaque fois, l'homme était embarqué dans une irrésistible houle. Le bas-ventre de la jeune femme s'emparait de lui et le happait d'une pulsion rageuse de désir comme on arracherait d'une brûlure soudaine, un râle à un mourant pour le ressusciter quelques instants encore. Emporté par les ondes d'Ys, il avait recommencé plusieurs fois à en chevaucher les vagues. Dès qu'il s'arrêtait un instant, la sublime garce s'emparait de lui et l'emportait à nouveau dans ses rouleaux incessants. Alors, il venait l'embrasser et elle l'accueillait d'un baiser fébrile dans une bouche fondante de plaisir. Son visage dont la peau s'évaporait sur la sculpture de l'os maxillaire soudainement désincarné, donnait à caresser un squelette voilé de soie.

Et ils s'aimaient ainsi depuis toujours et pour toujours.

 

Dans son existence ordinaire, Edgar exerçait des fonctions de dirigeant intérimaire, il effectuait sans cesse des remplacements, dans une boîte ou dans une autre. Il savait s'organiser une petite vie provinciale le temps d'une mission, quelques mois en général. Il louait un studio dans lequel il installait seulement un couchage, une machine à café, de quoi réchauffer quelques plats et des portants pour ses vêtements. Il se complaisait dans ce dénuement bienheureux. Avec ses fonctions nomades, il savait faire, on a les compétences qu'on peut.

Il savait commander, dire à des spécialistes qui connaissent leur art ce qu'ils doivent accomplir : c'est tout le paradoxe du bon à rien qui ne sait que faire travailler les autres et c'est un métier en soi. Une communauté de travail est un organisme palpitant de la vie des dizaines ou des centaines d'hommes et de femmes qui en forment le corps. Cette hydre respire, s'enthousiasme, souffre comme chacune des personnes qui la composent. Pour gérer ce nœud d'affect grouillant au-dessous de soi, il faut savoir paraître dénué de tout attendrissement et indifférent à toute quête de réconfort, tel finalement le chevalier sans peur et sans reproche, ou du moins donnant l'impression de l'être, car derrière son armure, le fameux Bayard devait bien de temps en temps, avoir une sacrée pétoche.

Il avait quitté le monde des époux ordinaires depuis longtemps et il avait beaucoup traîné dans les cafés miteux et les discothèques minables qu'on trouve dans les alentours des bourgs désolés dès la nuit venue. Il avait croisé des demoiselles jolies comme des princesses qui ont le feu dans la tête et traînent leur misère clinquante enrubannée dans les atours de la mode. Il avait beaucoup fréquenté des célibataires perpétuels. Postés toujours à la même place dans la même boîte, ils gouvernent la nuit comme des dieux lunaires avec un regard de chacal. Il avait aussi accompagné des hommes dans les bars américains où ils commandent assis sur des fauteuils en faux satin rouge du champagne et des entraîneuses en sortant cérémonieusement de leur poche des liasses de billets froissés.

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