Automne
themistoclea
Les pieds nus de Mara se posaient délicatement l'un après l'autre sur la mousse humide du sous-bois. Elle avançait en silence, impassible, le froissement de la soie sur sa peau répondant au léger vent qui murmurait dans les frondaisons. Ses cheveux noirs étaient savamment remontés en un chignon retenu par une épingle d'or. Dans ses mains frêles, elle portait avec révérence une petite boite ornée de pierres précieuses et de motifs sinueux compliqués. Son pas était lent mais assuré, la fraîcheur de l'air ne l'affectait pas. Cette année le froid était arrivé sur le pays soudainement. Un mauvais présage. L'automne était revenu et avec lui ses obligations millénaires.
Cela faisait douze ans maintenant que Mara empruntait ce chemin aux premières gelées de l'automne à la tête d'une procession, comme ses ancêtres avant elle. Sa robe blanche de grande prêtresse semblait une tache immaculée au milieu des arbres colorés par la saison. La forêt avait revêtu sa parure de fête, comme participant dans son immobilité colorée à la cérémonie qui se préparait. La multitude de nuances orangées, les ocres et les jaunes chatoyants enveloppaient dans un écrin flamboyant les marcheurs silencieux qu'entêtaient les odeurs d'humus et de champignons. Un tapis multicolore recouvrait en partie le sol, faisant écho aux immenses arbres à demi dépouillés. Les pluies récentes avaient gorgé d'eau les tempétueux torrents sauvages qui serpentaient le long des contreforts de la Montagne Bleue. Aujourd'hui pourtant le ciel était dégagé, comme purifié, et des rayons de soleil dardaient leur lumière timide à travers les branches à demi nues.
De la douzaine d'hommes et de femmes misérables qui la suivait, presque aucun ne connaissait son abécédaire et peu d'entre eux avaient un jour vraiment mangé à leur faim. C'était de vieux fermiers dont la terre ne suffisait plus à nourrir leur famille, des pêcheurs sans bateau, des filles de joie sans avenir. Tous étaient nus, le corps peint de rouge et les cheveux rasés. Chacun avait fait le choix d'accompagner Mara en ce jour et s'y était préparé depuis des mois. Aucune peur ne les habitait. Simplement une résignation, et la certitude sereine de savoir que leur famille, leurs voisins et leurs amis seraient à l'abri cet hiver.
Ils arrivèrent enfin devant une longue pierre plate, au pied de la montagne. Une immense grotte s'ouvrait derrière, dominant de sa présence la clairière sacrée. Partout ailleurs dans les bois les petits animaux finissaient d'arranger leurs nids et leurs cachettes pour l'hiver et récoltaient les derniers fruits secs, amandes, noisettes et noix. Mais pas ici. Ici, pas un bruit, pas un passage d'animal dans les hautes herbes. Le silence implacable. Même les arbres centenaires semblaient figés avec appréhension, comme dans l'attente d'un évènement irrévocable. Une odeur âcre, mélange de souffre et de charogne planait dans l'air. Les marcheurs s'arrêtèrent devant la pierre, en demi-cercle. Mara continua seule son avancée, allant se placer devant l'entrée de la grotte. A voix basse elle récita d'une voix assurée les mantras qu'elle avait appris dès son plus jeune âge. Concentrée, elle laissait ses mains fines dessiner instinctivement dans l'air les gestes ancestraux de l'Appel. Puis sa voix enfla en une litanie monotone qui devint gutturale, uniquement destinée à ce lieu et à ce moment précis de l'année.
Avec calme et sérénité, les élus s'agenouillèrent, récitant une dernière prière à Khafraël, déesse de la miséricorde et gardienne de l'au-delà. Mara sortit d'une bourse à sa ceinture de petites baies séchées. Toujours psalmodiant, elle passa devant chaque homme et chaque femme et déposa une baie sur leur langue tendue en les bénissant. Ce rituel accompli, ils s'allongèrent sur la pierre lisse de l'autel et, en croquant la baie, fermèrent les yeux définitivement sur un monde qu'ils abandonnaient de leur plein gré. Une fois qu'ils furent tous endormis, la jeune femme sortit le petit couteau d'os sculpté, la relique la plus sacrée de son ordre, de la boite ouvragée. Poussant un soupir de volupté, elle libéra ses longs cheveux, déchira sa robe et la jeta au sol. Son corps fin et musclé était tatoué du cou aux chevilles de magnifiques écailles multicolores. Son chant enfla et devint un cri lorsqu'elle trancha les gorges une par une, d'un mouvement sec et déterminé. Des fontaines de sang écarlate éclaboussèrent et réchauffèrent sa peau glacée, ses petites mains délicates et son visage détendu. Avec agilité, sans un tremblement, Mara se déplaça vers l'entrée de la grotte et s'agenouilla. D'un mouvement gracieux, elle s'entailla superficiellement le bras, ajoutant son fluide vital à celui qui la recouvrait déjà, dans une traditionnelle offrande ultime.
Devant elle dans l'obscurité, les ombres semblaient se mouvoir. L'odeur infecte se faisait plus forte et l'herbe de la clairière se mit à ondoyer lentement au rythme des pas puissants de la créature qui arrivait. Mara entendait nettement le crissement de ses griffes contre le roc de la grotte. Elle se tint parfaitement immobile lorsque la bête immense sortit de l'ombre. Les écailles luisantes de son énorme corps reptilien étaient acérées comme le tranchant d'une épée. Sa crête rouge semblait irradier. Des yeux cruels et brillants qui selon la légende pouvaient transpercer l'âme se posèrent sur Mara. La bête immonde s'approcha lourdement de la frêle prêtresse, et de sa gueule puant la charogne sortit un court souffle rauque et brulant. Puis elle se détourna, sa queue fourchue fouettant l'air au-dessus de la jeune femme et s'avança vers le festin offert. Les griffes puissantes de ses pattes déchiquetaient la chair, extirpant les meilleurs morceaux que ses dents redoutables mastiquaient avec un bruit répugnant.
Bien avant que ne vienne l'obscurité du soir, il ne resterait même plus un os dans la clairière tranquille devant la montagne. La vouivre ferait bombance, et s'endormirait profondément pour quelques mois, repue. Le peuple pourrait passer l'hiver à l'abri de ses attaques ravageuses, l'offrande automnale avait été accepté.
Mara se leva et rentra paisiblement au temple, le sourire aux lèvres, son corps nu et détendu rouge du sang des sacrifiés.