Aux ruines
eska
Rien. Plus rien. Enfin, presque rien. C'est vaste, rien. On l'associe souvent au vide, à l'absence, mais rien, ici, c'est trop. C'est ce que la paix à laissé éparpillé en partant sous le couvert du fracas. Les restes d'hier abandonnés aux rats. On y trouve des souvenirs en lambeaux. Ce lambris blanc ou coururent longtemps mes mains d'enfant. Ce pan de vieille porte en chêne qui s'ouvrait pour accueillir mon fils de retour de la pêche. L'odeur iodée mêlée à la vase qui colle encore à ses bottes. Oh, et la bibliothèque où maman rangeait ses livres favoris entre ses plantes chéries.
Et ce tronc de hêtre centenaire sur lequel je suis assis. Toutes ces choses autrefois bien rangées, placées là où on les y attendait. Comme si la matière avait toujours du se trouver ici, ainsi. Je les contemple maintenant pêle-mêle, brisées dans le vacarme des machines.
Autour de moi des hommes en casque et gilet oranges s'affairent comme si tout ça n'avait jamais existé, les pelles déblaient, les chefs délèguent.
Je ne sais plus quand ni comment, mais c'est tombé comme une sentence. Il s'est agi de décrets, de juges ayant statué, de projets de long terme. Des histoires de délais, de protestations vaines. Quoi, qui, dans quel sens, j'ai du mal à m'en souvenir. Il ne m'en reste qu'un rêve amer, pantomime de costards cravates aussi diserts qu'avares.
Maintenant, on parle de gisements, de nécessité impérieuse. Ou parfois de l'eau potable devenue inflammable.
Moi, dans ce tas de débris, je ne suis personne. Un détail, une nuisance. Je suis ce qu'il à fallu balayer avant de pouvoir avancer, relégué au passé avant même d'être considéré. Du haut de cette colline qui abritait encore hier mon refuge, j'embrasse le paysage du regard. Les forêts y sont de grands aplats de verts vifs et frémissants. Aux petites silhouettes colorées qui s'y égaillent, on devine la présence d'enfants découvrant leur patrimoine. Ailleurs de promeneurs, s'en délectant. Sur les routes, quelques voitures serpentent paresseusement le long des coteaux crayeux où se reflète l'aurore. Tout autour la vie continue, indifférente, faite d'un million de points minuscules aux trajectoires inconnues. Et moi, tout aussi ridicule et bien trop conscient de l'être, à les regarder du haut de mon grand rien. Ma vie effondrée.
Une voiture se gare dans l'allée. Mon fils. Il regarde longuement les débris de ce qui fut notre maison depuis quatre générations. S'appesantit sur les grumes d'arbres à qui l'on parlait comme aux nôtres. Puis, sans un mot, vient m'enlacer et s'asseoir à mes côtés. Le silence s'étire, puis il ose, enfin.
« Ca va ?
-A ton avis ? C'était la dernière selon eux. Tout le quartier est déjà démoli. Il ne restait que la notre.
-Je sais, c'est…
-Un champ de ruines. Ca devrait te parler, non ? C'est pas ton boulot de les étudier ?
-Très drôle Papa… Mes ruines ont généralement plusieurs siècles tu sais.
-On aura même pas ce luxe la…
-Comment ça ?
-D'être découverts un jour, par des curieux à lunettes qui s'émerveilleront sur la timbale de Lucille qu'on aurait laissé là par mégarde.
-Allez, arrête de te morfondre, tout le monde t'attend.
-Mais à quoi ça sert ! A quoi ça sert de trimer, d'en chier depuis qu'on à l'âge d'y penser si c'est pour tout perdre d'un coup de stylo !
-Tu sais, ces ruines dont tu parles, elles racontent une histoire. C'est ça qui nous intéresse. Comment, pourquoi. Ce qu'on cherche, ce sont des souvenirs oubliés. Des récits disparus qu'on reconstitue pièce par pièce. Toi, tu es encore la pour les raconter… Et t'en souvenir.
-Ils me l'ont arrachée, cette histoire la.
-Je sais… mais ne les laisse pas la salir plus. Elle change de décor, c'est tout. On y va ?
-On y va.
Sur le chantier que nous quittons, les costards cravates consomment leur victoire sans joie ni plaisir. Ce n'est finalement, que leur travail. Quand la porte de notre nouveau foyer s'ouvre au passage de mon fils, des odeurs familières reviennent et des éclats de rire saturent l'espace. C'est vaste, rien, si vaste, qu'on finit toujours par y retrouver quelque chose.