Aveugle, sourd et muet :

Dominique Capo

fragment de vie quotidienne

Pour une fois, je vais un peu parler de ma situation actuelle. En effet, je peux avouer celle-ci me rends profondément triste, mélancolique. Elle me blesse parfois, et provoque de lourds sentiments d'abandon, de désespoir, de solitude, et de chagrin.

 

Mes larmes ne s'échappent de mon cœur, de mon âme, de mon esprit, et de mon corps – par l'intermédiaire de mes yeux – que très rarement. Je n'y parviens pas, je ne sais pas pourquoi. Cela fait des années, pour ne pas dire des décennies, que je suis ainsi. Certes, lorsque je souffre moralement, que je suis déchiré, humilié, etc., mon visage change. Les personnes autour de moi se rendent presque immédiatement compte qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Mes traits sont empreints d'une douleur et d'amertume que je ne peux réprimer. Comme le dis ma mère en de telles occasions : « Tu fais une tête d'enterrement ».

 

Ce qui est vrai, car la seule manière qui est la mienne pour montrer que je suis triste, désemparé, blessé, etc. Au pire, pour les rares fois où les larmes parviennent à se déverser de mon visage, c'est parce que l'accumulation de ces peines, de ces difficultés, de ces épreuves, de ces déchirures, ne les retiens plus. Mais, alors, il s'agit de flots ininterrompus qui peuvent durer des dizaines de minutes, voire davantage. Ce qui a le don de déplaire, de choquer, ou d'irriter la plupart des gens de mon entourage proche, qui ne tolèrent aucune faiblesse de cet ordre ; aucun « apitoiement sur soi-même », et surtout si ce genre d'événements à le malheur de se produire en public. Ce qui, hélas, advient de temps en temps. Dans ce cas-là, j'ai beau avoir la quarantaine passée, mes proches me remontent les bretelles manu militari. Ils me jugent et me condamnent pour ce comportement sur lequel, pourtant, je n'ai aucun contrôle. Cela les énerve, et me font tous les reproches possibles et imaginables. Et, alors que j'aurai besoin d'être soutenu, écouté, épaulé, d'avoir de la tendresse et de l'affection de leur part, ils me malmènent, me brusquent, et me vouent aux gémonies.  

 

Ce genre de « faiblesse » n'a aucune place dans mon environnement proche ; il n'est pas toléré, accepté, ou compris. C'est une gêne, un problème, plus qu'autre chose.

 

Ce fonctionnement, de la part de mes proches, existe, d'aussi loin que remontent mes souvenirs. C'est-à-dire, depuis mon enfance et mon adolescence. Et notamment mon adolescence puisque c'est à cette époque, et du fait de toutes les épreuves que j'y ai subi – regard des autres face à mon handicap, face à ma différence dans mes choix de vie, dans mes passions, dans mes centres d'intérêts, dans ma façon d'être, se sont définitivement affirmés. Mes difficultés avec les jeunes femmes que j'ai aimé – et qui m'ont repoussé ou négligé à cause de de mon handicap et de ma tâche de naissance - y ont d'ailleurs énormément contribué. Les moqueries, les rejets, les humiliations, de la part de mes camarades presque au quotidien, aussi.

 

Bref, la seule issue qui a été la mienne a été de tout renfermer en moi. Et ce n'est que depuis que j'écris, que j'ai appris à extérioriser ce que je ressens. C'est la seule échappatoire, puisque mon milieu familial, exaspéré et fatigué de mes blessures émotionnelles à répétition, démuni face à leur ampleur, et irrité par ma sensibilité exacerbée, ne les accepte plus depuis longtemps. Comme le dit ma mère : « tu nous fatigue avec tes histoires. ».

 

Si je parle de cet aspect spécifique de ma personnalité, c'est parce qu'il y a un fossé énorme qui sépare ce que je vis au quotidien avec mon entourage proche, et ce que je vis ici, au travers des textes que je publie, des recherches historiques, théologiques, philosophiques, etc. que je mène. Il y a un gouffre entre la vision de moi qu'ont mes proches, et ce que mes lecteurs et lectrices, ici ou ailleurs, perçoivent de moi.

 

Le meilleur exemple que je puisse donner est celui qui a eu lieu hier soir – c'est en outre pour cette raison que j'ai choisi d'écrire cet article éminemment personnel aujourd'hui : hier soir, donc, alors que mes proches et moi terminions de diner, la sonnette de la porte d'entrée de la maison a retenti. C'était ma sœur et son compagnon qui venaient passer un moment en notre compagnie. En effet, ils revenaient tout juste de vacances ; un séjour d'une semaine avec leurs enfants dans notre maison familiale de Franche-Comté. A l'origine, cette dernière est la demeure de mes grands-parents et de leurs prédécesseurs du côté maternel de ma famille. Aujourd'hui, seule ma grand-mère en est la légataire. Cependant, comme cela fait plusieurs années – elle a 90 ans et vit désormais entièrement avec ma mère – nul n'y habite. Ce n'est que lors de vacances que les uns et les autres y séjournent momentanément. En ce qui me concerne, je n'y suis plus retourné depuis 2007 et la mort de mon grand-père maternel. N'ayant pas de voiture, n'ayant pas de place pour moi dans celle de ma mère lorsqu'elle et ma grand-mère y vont du fait des deux chiens qui les accompagnent, ainsi que des montagnes de bric-à-brac qui font le voyage avec elles à chaque fois -, je n'ai pu m'y rendre depuis.

 

Et je dois avouer que, parfois, cela me manque, parce qu'il s'agit de mes plus profondes et de mes plus précieuses racines. C'est dans le cimetière de ce village qu'est enterré mon petit frère Aymeric, décédé dans un accident de voiture à l'âge de 18 ans le 25 Juillet 1998. J'en suis d'autant plus triste que je suis le seul de la famille à ne pouvoir y aller à cause des moyens de locomotion restreints qui sont à ma disposition ; et que nul ne désire me faire une place dans son véhicule à une occasion où cela serait possible pour moi.

Vous savez, si ma mère lisait ce texte, elle serait extrêmement mécontente. D'un, elle dirait que je n'ai pas à étaler « nos histoires » ainsi devant tout le monde. Deux, elle dirait que je suis encore à me lamenter, et à m'apitoyer sur mon « pauvre » sort, « pauvre » malheureux que je suis. Je reprends là ses termes.

 

Or, bien que je pense que ce ne soit pas utile de le souligner, il ne me parait pas avoir employé les mots « lamenter, malheureux, apitoyer, etc. ». Je sais pertinemment que je ne suis pas le plus à plaindre, loin de là. J'ai une famille, ce qui n'est pas le cas de tout le monde ; c'est une grande chance, et j'en suis bien conscient. Mon handicap me permet de vivre à peu près normalement ; je suis intelligent, cultivé, j'ai des passions, etc. Bref, tout ce que vous savez de moi au travers de mes textes. Donc, j'insiste bien : je ne fais que dévoiler un fragment de mon existence. Et seulement un fragment. Il est tout aussi important, vital, essentiel, intéressant, fascinant, sujet de débats et de commentaires, que tous les autres que je dévoile. Et lorsque je rédige ces mots, je ne le considère qu'ainsi ; ni plus ni moins !

 

Ceci dit, pour en revenir à ce que je souhaitais souligner plus haut, lorsque ma sœur et son conjoint son arrivé, tout s'est arrêté. Ils ont commencé à décrire leur séjour en Franche-Comté à ma mère et à ma grand-mère. Tout d'un coup, je ne sais pourquoi, mais comme elle le fait comme elle est au club hippique de ma sœur, ma mère à élevé la voix. Instinctivement, automatiquement. Le quatuor a longuement disserté sur les affaires entourant notre maison du Doubs – ma mère et ma grand-mère y ont séjourné au mois de Juillet, avant de venir me chercher à mon appartement pour m'emmener dans la Sarthe.

 

Et, je me suis senti oublié, abandonné presque. Comme si je n'existais plus. Comme si je n'avais plus d'importance. Elles partageaient avec le compagnon de ma sœur leurs souvenirs récents de leur séjour là-bas. Elles parlaient d'événements, de personnes, avec lesquelles je n'avais rien à voir. Elles parlaient aussi des activités du club hippique, des enfants de ma sœur, des préoccupations à leurs importantes, mais où je n'avais aucune implication. A ma décharge, j'avoue que ne mets jamais les pieds chez ma sœur. Je vois mes neveux lorsqu'ils viennent voir ma mère et ma grand-mère à leur domicile. Il faut dire que le club hippique-propriété de ma sœur, se situe à un kilomètre environ de chez ma mère. J'avoue que je suis fautif. On me l'a d'ailleurs assez reproché.

 

Je nuancerai néanmoins en expliquant que je ne me sens pas la force de rendre visite à ma sœur, à son compagnon et à mes neveux. Et si c'est le cas, c'est pour la même raison que pour leur visite d'hier soir. La difficulté, le désespoir, la tristesse, la mélancolie, la souffrance intérieure, qui m'étreignent à ce moment-là, font que je me renferme immédiatement en moi-même. Je me replie au plus profond de mon âme, de mon esprit. Je m'évade vers d'autres horizons en imagination. Non pas parce que je ne suis pas heureux et satisfait de la compagnie de mes proches. Mais parce que je sais qu'en ce genre de circonstances, je ne ferais pas partie intégrante de la conversation qui s'anime autour de moi. Ils disserteront sur tous les thèmes qui les touchent, qui leur importent. Mais, je n'ai aucun place dans les propos qui se tiennent devant moi. Lorsque, miraculeusement, et très exceptionnellement, je parviens à prendre la parole sur un sujet sur lequel je me « sens » autorisé à intervenir, cela ne dure jamais très longtemps. Comme il ne s'agit pas de leurs thèmes habituels, on me laisse disserter une ou deux minutes, avant de reprendre ceux qui leur sont communs.

 

C'est-à-dire, les voyages que ma grand-mère a effectué dans sa jeunesse, et dont les refrains nous ont rebattus les oreilles un millier de fois ; sa jeunesse, du temps où elle travaillait avec mon grand-père en tant qu'expatriés au Sénégal ; qui était alors encore une colonie française. Ou bien, du travail au club équestre de ma sœur – et éventuellement de ma mère qui l'aide épisodiquement. Car ma mère est, elle aussi, une grande passionnée d'équitation. Elle en a longtemps fait jeune, puis ensuite en tant que monitrice après la naissance de ses enfants. C'est d'ailleurs ma mère qui a fait connaitre ce sport à ma sœur lorsqu'elle était âgée de cinq ou six ans. Elle y a immédiatement adhéré ; un peu comme Obélix tombant dans la marmite de potion magique. Une véritable passion ; rien d'autre n'a ensuite existé pour ma sœur. Mais en ce qui me concerne, très vite, cela n'a pas été « mon truc ». Au contraire, plus, à l'âge de cinq à dix ans environs, elle a insisté pour me faire pratiquer ce sport – en disant au passage que celui-ci était très bénéfique pour le handicap que j'avais – plus j'y ai été hermétique. J'en suis devenu totalement réfractaire. Et, réfractaire finalement à toute forme de sport. Dès que l'on m'obligeait – que l'on m'oblige – à y participer, mon visage s'allonge, les larmes intérieures que je ne peux plus déverser de mes yeux, s'emmagasine en moi, le désespoir, la tristesse, la souffrance, s'emparent de moi et ne me lâchent plus.  

 

Evidemment, hier soir, ce phénomène que je ne peux contrôler ou modifier – il est tellement profondément ancré en moi pour les raisons que je viens de décrire ci-dessus – qu'il s'est, une fois de plus manifesté. Je me suis senti exclu, abandonné, solitaire, dans mon coin ; à devoir, patiemment, imperturbablement, docilement, attendre, que ce calvaire se termine. En ces occasions, nul ne se préoccupe de ma présence – ou presque. Evidemment aussi, nul ne s'intéresse à ce que j'écris, à ce que je pense sur tel ou tel sujet. Nul ne sait à qui j'ai parlé – sur Facebook ou ailleurs ; les conversations diverses et variées que j'y ai eu, les débats auxquels j'ai participé. Le burkini ces derniers jours. Les commentaires sur mes textes, la poursuite de la rédaction de mon livre. Bref, tout ce qui fait mon quotidien, qui me passionne, qui me fascine, et qui fait partie intégrante de ma personnalité. Seule compte que je me soumette à leurs conversations sans rechigner, sans me plaindre, en faisant semblant d'être heureux de jouer les potiches alors que je suis, à ce moment-là, en extrême souffrance. Et en acceptant, qui plus est, les remontrances et la culpabilisation infligée parce que cette situation ne me convient.

 

Ce qui ne veut pas dire que je n'aime pas les miens ; que je ne les apprécie pas, chacun, pour les personnes qu'elles sont ; pour leurs spécificités, leurs passions, leurs centres d'intérêts, leurs caractères. Elles ne s'en rendent pas comptent peut-être, mais elles sont tout pour moi. Je les aime plus que tout au monde. Je serai capable de sacrifier ce que j'ai de plus cher, ma vie, ma santé, pour eux. Et je l'ai déjà démontré à plusieurs reprises dans des moments particulièrement éprouvant de notre existence commune ; dont j'ai relaté quelques épisodes ici et ailleurs. Néanmoins, les reproches qu'ils me font, et dont je viens de citer l'exemple le plus récent, l'emporte toujours sur ce qui pourrait les rendre fiers de moi, heureux d'avoir réussi, ou de réussir, dans les projets qui sont les miens. Heureux et fiers de se rendre compte que tant de gens, de divers milieux, de diverses origines territoriales, sociales, culturelles, etc. apprécient mes articles, mes récits, mes traités, mes pensées philosophiques, mes poèmes, etc.

 

Mais non, même pas. En tout cas ce n'est pas affirmé. Ou seulement ma mère, de temps en temps, en cachette, lorsqu'il n'y a personne d'autre qu'elle et moi. En public, tout le monde s'extasie sur la réussite du club équestre de ma sœur, des efforts qu'elle a dû déployer pour aboutir à ce résultat, la fierté parce qu'il s'agit de travaux manuels qui correspondent davantage à la façon dont la grande majorité des membres de notre famille perçoit le monde, l'argent que cela génère – et encore, c'est relatif. Alors que moi, je passe mes journées devant mon ordinateur. Ce que je fais ne se vois pas, n'est pas palpable, n'est pas financièrement teinté de noblesse. Ce n'est pas respectable ou honorable parce que ce n'est pas un métier, une activité professionnelle « dans les normes ».

 

Dès lors, en famille, je suis contraint, à chaque fois, de me renfermer en moi-même, de me replier dans mon imaginaire, de fuir ceux que j'aime et qui m'aiment, qui ne me voient pas tel que je suis réellement. Je suis obligé, au bout de quelques minutes de conversation qui m'épuisent physiquement, qui m'endorment parce que je ressens au fond de moi que je n'y ai pas ma place, de me réfugier dans une pièce, de retourner à mon ordinateur où, sur Facebook et ailleurs, les personnes que je côtoie me voient tel que je suis, et m'apprécient pour ce que je leur offre, pour ce que je partage avec eux et avec elles. Parce que ces personnes me touchent, m'émeuvent, m'acceptent, et comprennent l'ampleur de mon investissement dans le travail auquel je m'adonne quasi-quotidiennement. Sans relâche, sans répit, sans repos. Et pour lequel ceux et celles qui sont du même sang que moi sont aveugles, muets, et sourds…                 

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