back to the silence

blondie

Ils se sont aimés à tous les temps

Ils ont aimé s’aimer au passé à présent

Ils auraient aimé s’aimer au futur

Ils aimeraient s’aimer sans fêlure...

C’est une histoire qui n’aurait pas de fin. L’histoire de deux affamés. Un homme et une femme. Cette histoire ne vit que parce qu’il y a cet homme et cette femme. Sans cet homme et cette femme pas d’histoire. L’histoire commence à cet homme et à cette femme. Une histoire d’amour. Un amour entre cet homme et cette femme. Un amour en cette femme et cet homme. Au début les mots n’existent pas. Ils avancent dans la vie comme on traverse une rue enfant, seul, pour la première fois. Insouciants. Ils ne cherchent pas à se comprendre au début. Ni à se connaître. Leurs corps se sont reconnus cela suffit. Ils aiment se confondre, se coller, se mélanger l’un à l’autre. Ils aiment l’amour, faire l’amour. Partout, n’importe quand du moment qu’ils se sentent, qu’il plonge son sexe en elle et que jouissance s’en suive. Jamais de jouissance en solitaire. Never. Toujours ensemble, commune. Quand lui le décide. Seulement quand lui le décide. Ses envies à elle sont les siennes à lui. Anytime. Et cela suffit. Entre eux, pas de mots. La parole est bannie. Des fois, elle voudrait parler, dire des mots alors lui la bâillonne. Avec des foulards, ses mains, son sexe. De sa bouche à elle n’entrent et ne sortent que ses volontés à lui. Après l’amour, le silence. Doux, moite, une promesse d’encore. Ou alors il dort. Ou alors ils se rhabillent et sortent dîner près de chez lui. Toujours l’amour chez lui, jamais ailleurs. Le désir monte avant mais il se consume sur place. Pas de Take away entre eux. Non, eux c’est ici et maintenant. Ou alors jamais. Quand ils vont au restaurant, ils ne disent rien. Ils observent les autres, surtout elle. Lui observe les fantômes dans sa tête. Il est obsédé par ses fantômes. Elle ne le sait pas, pas encore. Elle pense que c’est un rêveur, un poète. Ou alors elle ne pense pas. Elle est, cela suffit. Après le repas ils remontent chez lui, en ascenseur ou à pieds cela dépend. Ils refont l’amour. Encore et encore. Et puis il s’endort, épuisé. Non pas de l’amour mais des fantômes dans sa tête. Ses fantômes qui lui cachent la vue. Qui le séparent du monde. Elle croit qu’il rêve. Elle imagine des scénarios infinis qui commenceraient tous par : elle et lui. Mais elle sent bien que quelque chose bloque. Qu’une barrière transparente les sépare. Elle voit bien qu’elle est transparente pour lui. Alors en silence elle se rhabille et rentre chez elle. Toujours il la rappelle. Toujours il veut la voir mais ne la regarde pas. Il se cherche en elle. Il cherche des réponses à ses questions. De la matière pour ses fantômes. Elle, elle prend ce qu’il  a, ce qu’il est. Elle accepte le présent qu’elle ne comprend pas, qu’elle ne cherche même pas à comprendre. Il l’appelle et elle se sent vivante, vibrante. Elle traverse Paris de jour comme de nuit, Paris sous les étoiles, Paris sous la pluie. Elle va là où il lui a donné rendez-vous. Un quai de Seine, un restaurant, chez lui. Elle se fait belle de peur de ne pas lui plaire. Elle ne sait pas qu’il la trouve belle, elle ne sait rien de ce qu’il pense. Est-ce son regard à lui posé sur elle ou son regard à elle posé sur lui qui la rend belle ? Qu’est-ce qu’il veut après tout ?

Un jour, elle lui demande ce qu’il y a, pourquoi ce silence tout le temps entre eux, en lui. Ca vient d’un coup, comme ça. Elle est curieuse, elle veut tout savoir de lui maintenant, tout de suite. Elle veut qu’il se raconte encore et encore. Elle veut l’imaginer bébé, enfant, adolescent. Elle veut connaître sa vie avant leur rencontre. Elle veut savoir à quoi il ressemblait, ce qu’il aimait et n’aime plus. Si il a des frères et sœurs, si il préfère le thé au café, si il a toujours eu cette forme d’yeux, si il préfère prendre des douches ou des bains moussants, si il aime le goût du matin ou celui de la nuit, si il fait des rêves, et si oui, quels sont-ils, si il préfère le rouge au vert, si il a toujours voulu être acteur, si ses parents l’ont aimé, si il a des amis et si oui que font-ils dans la vie, si elle pourra un jour les rencontrer, si il a déjà dit je t’aime à une fille ou à un garçon parce qu’après tout ça fait déjà quelques mois qu’ils se retrouvent chaque jour mais elle ne sait rien de lui et il ne sait rien d’elle. Elle a envie de savoir si il aime lire, et quel est son plat préféré, si il est déjà allé sur la Tour Effeil ou au sommet du Kilimandjaro, si il a déjà fumé dans sa vie et si le goût du tabac ne le gène pas, si il aime porter des costumes, si l’été il compte les étoiles et l’hiver les gouttes de pluie, si il a déjà eu un accident de ski ou si il a déjà plonger au milieu des requins, si il aime marcher et rire et boire et jouer et danser et chanter et rire encore, si il veut bien d’elle encore quelques instants juste pour le plaisir, si il est d’accord de lui tenir la main dans la rue, si il l’a fait exprès le jour où ils se sont rencontrés d’avoir deux casques de scooter avec lui, si il aime les animaux et si oui les chats en particulier, si il a envie de faire du cerf-volant en se levant le matin, ou si il préfère la planche à voile ou aucun des deux, si il joue d’un instrument de musique et si oui lequel car elle l’imagine bien faire de la guitare ou de l’harmonica, ça dépend des jours. Elle voudrait savoir si il a déjà remarqué le grain de beauté qu’elle a sur le sein gauche puisqu’il le lui tète tous les jours depuis plusieurs semaines et si non, cela n’a pas d’importance, il est là, avec elle, en elle, et cela suffit. Elle veut tout savoir, connaître ces instants où ils n’existaient pas. Elle croit que c’est ça connaître quelqu’un. Elle sait que c’est une connaissance approximative mais celui suffit, cela lui suffit. Elle a envie qu’il se dévoile, qu’il fasse tomber le voile. Tant pis si les fantômes apparaissent, tant pis si ils lui donnent le tournis, elle veut le dé-couvrir. Là, maintenant, tout de suite. Elle en veut davantage. Elle veut connaître ses rêves et ses désillusions et comment il fait pour être aussi beau. Lui, il se prête au jeu, de toutes façons elle ou quelqu’un d’autre, cela lui est égal. Il a fallu que ce soit elle alors c’est à elle qu’il racontera, qu’il se racontera. Une fois que la porte des maux est ouverte, les mots jaillissent, éclaboussent le lit. Des heures, des jours, des semaines de paroles étouffées et voici qu’avec elle la parole renaît. Il ne peut plus s’arrêter. Il parle, parle, parle. Tout est décousu, sans ordre chronologique, sans début, sans fin. Elle écoute chaque mot, chaque phrase, chaque respiration. Elle le laisse se vider de 33 ans de vie. L’âge du Christ lui dira-t-il entre deux souvenirs, entre deux brûlures, entre deux blessures. Fuck le Christ et de ses 33 ans. Pour elle, il n’y a que lui. Elle guette chaque moment où il reprendra la parole. Sur le scooter, sur les quais de Seine, sur la tour Effeil où il n’avait jamais mis les pieds, partout où ils vont, elle guette la parole. Après des jours, des semaines, des mois de silence, il ne peut plus s’arrêter, à en avoir la nausée, le nez qui gratte, la gorge qui pique. Alors pour compenser, il va se mettre à manger. Elle, elle est l’ouïe. Elle, elle est le goût. Elle, elle est le toucher. Elle est là, avec lui, pour lui, près de lui, une présence tantôt présente tantôt absente. Tout dépend de lui, de ses envies à lui. Son envie à elle, écouter ses envies à lui. Tout ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut. Elle est son self service. Et cela suffit. Elle absorbe sa vie à lui, son passé à lui, ses peurs à lui. Elle se sent assez forte pour les porter tous les deux. Pour faire valser ses peurs, pour chasser ses pensées les plus douloureuses. Pour leur insuffler la vie, le souffle de vie. Elle croit en leur amour mais elle n’est pas croyante. Jésus et ses 33 ans, bowl shit ! Mais elle ne relève pas quand il fait référence à ses 2000 ans de société judoé-chrétienne. Elle le laisse dire, le laisse parler, s’exprimer. Elle comprend bien qu’elle est la seule à l’écouter ainsi, vraiment, simplement. Elle l’écoute pendant des heures, des jours, des semaines. Elle ne fait plus que ça, l’écouter. Même quand ils font l’amour, elle l’écoute. Elle est à son écoute.

Un jour il parle de cette fille qui lui a brisé le cœur, cette autre, celle avant elle. Elle ne pose pas de questions, jamais. Elle le laisse venir à elle. Alors il parle, il lui raconte l’autre, ses yeux, ses cheveux, sa peau. La nostalgie, le manque, le désir. Elle n’existe pas pour lui. Pas comme une amante comme l’autre, non, elle est comme une amie, une copine avec qui on baise et puis c’est tout. A l’instant de cet aveu, de cet aveu vécu comme un rejet d’elle à lui, comme un regret de lui à elle, elle se lève et part. Le quitte. Il ne sait pas encore qu’elle le quitte mais il la laisse quand même partir. Il pense encore à l’autre. Il est absorbé par l’autre. Au point de ne pas la voir partir. De ne pas la retenir. Elle ne part pas, elle s’enfuie. Let’s go ! L’aveu de l’existence de l’autre lui a fendu l’âme. Elle claque la porte sans dire au revoir. Il ne la retient pas. Il ne sait pas retenir les autres de toutes façons. Elle se promet de ne plus le voir, ne plus revenir. Elle est en colère. Elle s’en veut d’être restée si longtemps auprès de lui, lui qui ne la connaît pas, qui ne cherche pas à la connaître, lui qui profite de sa présence à elle, de son écoute à elle, de son amour à elle, pour parler de l’autre. Pour se vider de l’autre. Cela suffit. Elle n’en peut plus, n’en veut plus. Elle n’est pas l’autre et il n’est pas prêt de la voir elle. Il a besoin de se noyer dans ses souvenirs avec l’autre. Il ne l’emmènera pas dans sa noyade. Ca non. Out of question ! Elle est née pour vivre pas pour que lui la tue, non. Elle veut vivre. Elle n’est pas l’autre, ne le sera jamais. Tant pis. Tant pis pour elle. Tant pis pour lui. Sur le chemin qui la ramène chez elle, elle pleure. Elle pleure de dégoût. Elle ne sait plus si c’est lui qui la dégoûte ou si elle se dégoûte toute seule. La colère l’envahit. Elle s’en veut tellement d’avoir cru qu’ils pourraient s’aimer. Elle s’en veut d’avoir cru pouvoir le sauver. Elle s’en veut de ne pas être l’autre. Elle lui en veut tellement de ne pas avoir fait un geste pour la retenir, pour la comprendre, pour l’écouter.

La rupture est douloureuse. Elle l’aime. Elle aimerait qu’il l’aime. Elle aurait aimé qu’ils s’aiment. Tant pis. Trop de fantômes dans sa tête à lui. Trop de gaieté dans sa tête à elle. Pas de place pour sa tristesse à lui. Pas de place pour le partage dans son cœur à lui.

Pendant 10 jours elle va tenter de l’oublier. Jamais il ne l’appellera durant ces 10 jours, silence radio. Alors elle va fumer, fumer, fumer mais son amour ne se consumera pas. Faut bien se rendre à l’évidence, elle l’aime, elle a envie de lui alors pour ce faire, elle accepte de n’être pas la bonne, de n’être pas l’autre. Elle accepte d’être de passage dans sa vie, le temps que lui le décidera. Si ces sont les miettes qui lui sont réservées avec les lèchera de bon cœur. Il a déclenché quelque chose dans son cœur à elle, quelque chose de si puissant qu’elle est prête à tout. Elle va lui écrire un mail, un soir, une nuit d’insomnie, un mail pour lui crier son amour, un mail pour lui hurler sa colère, un mail pour le réveiller de cette torpeur qu’elle avait prise pour de la poésie. What the fuck ? Le mail restera sans réponse. Il ne l’appellera pas non plus. Il aura disparu.

Alors, au bout de 10 jours elle va errer en bas de son immeuble. Il lui manque tant, lui qui n’a pas répondu au mail, lui qui ne donne pas signe de vie. Après des mois passés à se donner du plaisir, il se terre dans un brouillard d’aigreur, de rancune, de vengeance. Mais voilà, c’est plus fort qu’elle, elle a besoin de se sentir proche de lui, de voir son scooter, ses fenêtres, d’imaginer qu’il rentre ou qu’il sort, de sentir son odeur dans la cage d’escalier, d’inventer des empreintes sur son paillasson. Elle a besoin de ces miettes pour vivre. Elle est en pleine addiction et ne le sait pas. 10 jours, the Hell. Et c’est au bout de 10 jours, 10, pas un de plus ni de moins, 10 jours d’absence, de silence, de vide. 10 jours où elle a hésité, réfléchis, pesé le pour les contre, où elle s’est convaincu de ne plus le revoir, où elle a chassé son image de son esprit, ses mains de son corps, son souffle de sa peau, son odeur de son sexe, 10 jours d’acharnement à oublier, effacer, anéantir le souvenir. 10 jours vains.

Elle se retourne une dernière fois avant de partir de son immeuble, de sa rue, de sa vie. Une dernière fois après 10 jours, elle se retourne. L’unique fois où elle s’est retournée de sa vie. Elle se retourne dans un geste machinal, mécanique, un geste sans intention, sans espoir, juste un dernier regard à son immeuble, à ses fenêtres, à sa rue, juste un dernier regard sur ces heures, ses jours, ses semaines passés avec lui, en lui. Elle se retourne une dernière fois et elle le voit. Elle ne réalise pas qu’elle le voit et que pour la première fois il la voit. Au bout de 10 jours de silence et d’absence, ils se regardent et ils se voient. Elle est saisie, paralysée, elle ne s’attendait pas à le voir et n’attendait que ça. Et voici qu’il est là, vivant, souriant, s’avançant vers elle naturellement, comme si ces 10 jours n’avaient pas existé, comme si ces 10 jours étaient le fruit de son imagination à elle. 10 jours balayés en un geste, en un regard. L’autre à cet instant précis, avec ses yeux, son odeur, sa peau, n’existe pas, n’existe plus. Il laisse tomber ses provisions à même le bitume pour la prendre dans ses bras. Il la prend dans ses bras et elle se laisse prendre sans ses bras. Elle le laisse la serrer même si il la serre un peu fort, elle le laisse s’accrocher à elle, ou c’est elle qui s’accroche à lui, elle ne sait pas. Elle sent son corps sur son corps, sa chaleur l’envahir, ses bras à lui, ses bras d’homme en devenir, elle les sent la tenir, la retenir. Elle est heureuse. Pleinement heureuse. Elle reste collée contre lui, elle aimerait que cet instant dure toujours. Toujours elle et lui collés serrés, se maintenant l’un l’autre, l’un contre l’autre, l’un respirant l’autre. C’est dans cet instant, juste dans cet instant au pied de son immeuble à lui, dans ses bras à lui, qu’elle sent ses larmes à lui couler dans son cou à elle. Il pleure, en silence. Il est de ceux qui n’ont pas appris à pleurer. Si son cœur n’était pas aussi aiguisé, elle n’aurait pas senti ses larmes silencieuses. Mais elle le connaît. Elle l’a reconnu dès le premier regard. Celui qui pleure en silence. Elle veut se reculer, lécher ses larmes, lui dire qu’avec elle, il peut, il a le droit d’être heureux mais il la maintient contre lui, statique dans ce chaos des sentiments. Ils restent plusieurs minutes, peut-être une heure sur le trottoir, collés l’un à l’autre, lui pleurant, elle simplement là. Ses bras s’ankylosent. Sur la pointe des pieds elle ressent des crampes. Mais elle ne dit rien, elle est celle qui écoute les larmes coulées.

Ensuite ils ne savent plus. Sans doute montent-ils chez lui, sûrement font-ils l’amour, fatalement vont-ils dormir. C’est au creux de la nuit, de leur première nuit d’aveu muet, entre le drap et les étoiles, qu’elle va lui dire : « Je veux un enfant de toi ». Sa réaction à lui sera un rire baigné de larmes. Ni oui ni non. A partir de ce moment planera entre eux cet enfant qui ne verra jamais le jour. Ils referont l’amour encore et encore cette nuit-là et toutes celles qui suivront. De plus en plus violemment. Il lui infligera des punitions quotidiennes et elle les acceptera. Elle lui offrira son corps pour palier à ce manque d’amour. Oui, il a manqué d’amour, toute sa vie, il a manqué d’amour. Et là, à 33 ans, face à celle qui l’aime, il se venge de ce manque. Il peut faire d’elle ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut, elle n’oppose aucune résistance. Et dans cet abandon, dans ce plaisir à sens unique elle sera heureuse. Elle pensera à cet enfant qui ne naîtra pas. Et elle l’aimera de toutes ses forces car cet enfant sera vivant en elle pour toujours. Plus tard, quand lui aura compris qu’un amour ça se nourrit d’eau et de soleil, oui seulement plus tard, quand il sera vraiment prêt à l’aimer, ils s’amuseront à lui trouver un prénom à cet enfant qui ne verra jamais le jour. Toujours ce sera un garçon, jamais une fille. Un garçon tampon pour son passé à lui. Et puis un jour viendra où il lui dira : « Je t’aime ». Elle en aura le vertige. Non pas que ce soit la première fois que quelqu’un lui dit je t’aime, non, mais son « je t’aime » à lui résonnera si fort en elle qu’elle en titubera. Bien sûr qu’elle sait au fond d’elle qui l’aime. Bien sûr que leur connexion est si forte qu’il n’a qu’à la regarder pour qu’elle sache qu’il l’aime. Mais l’entendre de sa voix à lui, avec ce timbre de voix qu’elle chérit tant, oui, cela lui fait un bien fou. Elle se sent enfin légitime dans ses bras.

C’est le temps de l’amour au grand jour. Bien qu’il soit pudique, il ne peut s’empêcher de l’emmener partout où il va. Il veut maintenant la présenter à sa famille, à ses amis, à tous ceux qu’ils croisent. Il veut que le monde entier sache qu’ils s’aiment. Alors ils sortent, ils rencontrent des gens, la vie sociale prend forme. Et elle, dans ces moments, se sent fière. Oui, elle est fière d’être celle qu’il aime. Et ils sont beaux à voir tous les deux. Parfois, on leur trouve des ressemblances et cela leur plaît. Ils appartiennent au même clan, à la même famille. Il leur faut un toit, un toit commun. Alors ils s’installent ensemble. Jamais complètement mais ensemble quand même. Il garde des affaires dans son appartement mais habite chez elle comme si c’était chez lui. Et elle aime le voir quand elle rentre. Et elle aime l’entendre lui dire « See you later » quand il s’en va. Et ils aiment avoir leurs habitudes chez le restaurant japonais près de chez eux. Mais voilà que petit à petit, ils ne voient plus les autres. Le monde autour d’eux se dissipe au point de ne le faire exister que dans leurs souvenirs. Pour le présent, il n’y a qu’eux et cet enfant qui ne verra jamais le jour. Il se remet à parler tout le temps, à manger beaucoup. Il est celui qui parle. Il parle, parle, parle. Non stop. Des flots de mots échouent sur ses lèvres. Elle apprend sa vie, son passé surtout. Elle découvre ce père qu’il a dont il n’avait jamais parlé. Ce père dont il ne peut se défaire et qui lui a brisé le cœur. Ce père absent parfois, violent souvent. Un père au cœur sec. Le poids du père qui l’écrase, qui l’étouffe, qui l’empêche de devenir homme à son tour. Il dit qu’il veut partir, que la proximité géographiquement avec ce père qu’il ne voit plus, l’oppresse. Mais il ne part pas. Il reste enfermé dans ce passé, dans cette blessure du non-père. Il passe de la haine au dégoût. Il lui fait l’amour si violemment qu’elle serre les dents pour ne pas hurler. Puis il la caresse comme pour se racheter d’une faute. Il parle et il mange. Les mots sortent de sa bouche et la nourriture vient combler ses peines. Il prend du poids, très vite, beaucoup. Elle le trouve toujours aussi beau. Elle le lui dit. Il ne l’écoute pas. Il est enlisé dans son passé et se noie dans le présent. Il ressemble à une statue, mort-vivant. Il ne travaille pas, n’a pas d’envie. Il se complait dans sa douleur jour après jour, nuit après jour, nuit après nuit. Il dort de plus en plus. Il est épuisé, assommé. Ils ne font plus l’amour. Elle a mis fin à ce carnage. Elle ne veut plus qu’il violente leurs corps. Elle veut du beau. De la tendresse. De la douceur. Il la laisse faire. Alors il laisse ses mains à elle caresser son corps à lui. Il est à sa merci. Elle le soigne, le cajole. Elle s’occupe de lui comme on s’occuperait d’un enfant convalescent. Elle pense qu’à forces de caresses ses peines vont s’estomper. Illusion. Le temps d’un souffle et ça repart de plus belle. Il veut se venger du père, le tuer. Il met en place stratagème sur stratagème pour tuer le père. Ca devient une obsession chronique. Cela dépend du jour, de la nuit, de la météo, whatever. Il se dit qu’il pourra enfin vivre une fois son père mort. Il s’accroche à cette idée pour ne pas sombrer. Il y pense si fort que petit à petit son père va disparaître de sa vie. Le chemin est long. Dans des élans de lucidité, il la regarde comme si il ne l’avait jamais vu, comme si il ne comprenait pas ce qu’elle fait là, près de lui. Si belle. Il veut l’aimer mais n’y arrive pas. Elle l’aime et cela suffit. Le temps qui passe emporte ses rires à lui, son désir d’elle. Il se remet à penser à l’autre. A celle avant elle. Il veut la revoir, encore une fois, une dernière fois. Alors il claque la porte et s’en va. Pendant 10 jours ils ne se verront pas, ne se parleront pas. Ni elle ni lui ne fera un mouvement vers l’autre. Elle l’attendra et ne l’attendra plus. Elle en souffrira puis refusera d’en souffrir. Elle rêvera de le revoir et passera ses nuits sans dormir. Elle décidera de faire sa vie sans lui, de changer d’air, de faire une croix sur leur histoire. Elle se convaincra de tout et son contraire. Et voilà qu’il reviendra. Il lui dira qu’il a revu l’autre mais qu’il ne l’aime plus. Qu’elle l’a déçu pour de bon. Il la prendra dans ses bras, elle se laissera prendre dans son lit. Encore et encore. So what ? Le voici de retour, n’est-ce pas le plus important ? Les jours qui suivront, il remarquera que son sourire commence à se faner alors il lui demandera pardon. Il lui fera la promesse d’aller mieux, de se soigner dira-t-il. Il lui dira qu’il l’aime, qu’une fois guéri ils le feront cet enfant. Un enfant avec sa bouche à lui et son sourire à elle. Un enfant avec ses yeux à lui et son regard à elle. Un enfant avec son nez à elle et ses mains à lui. So cute. Elle voudra y croire, elle ne sait pas vivre autrement que dans l’espoir. Alors elle attendra. Elle attendra l’arrivée du soleil dans le ciel de leur amour. Elle le laissera partir des jours et des nuits sans être inquiète, elle le laissera revenir sans demander aucune explication, sans chercher à savoir ni où ni avec qui il était ni ce qu’il a fait tout ce temps, sans même penser à lui. Elle le laissera vivre sa vie et quand il voudra lui parler, elle saura l’écouter. Elle saura être patiente. Et en attendant, elle réapprendra à s’occuper d’elle.

Et le voici, ce soleil éclatant, plein, rond. Le voici pointer le bout de son nez sans crier gars. Le voici réchauffer leur amour. L’horizon est vide mais il est là, elle le sait, il le sait, ils le savent. Il arrive en même temps que le printemps ce si beau soleil. Leurs corps chantent. Les élans bourgeonnent. Les attentions fleurissent. Le souhait de tuer le père est enterré. Il ne pense plus ni à ses désillusions ni à sa colère. Seul préside la Joie. C’est le temps de l’amour à deux. Un amour flamboyant qui nécessite de l’espace, beaucoup d’espace.

Cet amour-là est né au bord de la mer. Cela faisait des mois qu’ils s’étaient rencontrés, apprivoisés. Des mois, des années, peut-être même des vies. Ils pouvaient enfin vivre. Vivre à deux, vivre heureux. Il a parcouru son corps à elle à chaque heure du jour et de la nuit. Lui qui avait été si fatigué de vivre maintenant le voici qui l’empêche elle de dormir. Il veut tout savoir, ne pas perdre une miette de son vécu à elle. Il veut la revoir enfant avec ses deux couettes nue sur une plage de Corse, connaître chaque histoire de chaque cicatrice sur son corps, dans son âme. Savoir quelle est sa chanson préférée pour la lui interpréter. Il veut qu’elle lui raconte la première fois qu’elle a fait du baby-sitting, si elle s’est déjà teint les cheveux, si elle aime le skate board, si elle préfère les films de la Nouvelle Vague aux films Coréens, si elle a déjà mangé de l’espadon, si elle déjà sauté d’une falaise, si elle a peur du noir, si elle a déjà voulu un enfant avec un autre homme, si elle travaillait bien à l’école et qu’elle était sa matière préféré, si elle aime les expositions ou si elle préfère la Star Academy, si elle aime faire de l’apnée dans sa baignoire, si elle a déjà eu la varicelle, si elle aime se déguiser et pourquoi elle ne se maquille jamais bien qu’il la trouve superbe au réveil, si elle veut bien changer de dentifrice parce que celui qu’elle a ne lui donne pas une bonne haleine le matin, si elle préfère les croissants aux pains au chocolat, si elle a déjà eu une apparition et si oui, qui, si elle s’est déjà retrouvé coincé dans un ascenseur et si elle serait heureuse de partager encore sa vie. Il veut tout savoir. Il l’apprend à chaque seconde. Il l’observe, guette la moindre humeur, goûte son odeur. Elle se prend au jeu. Elle se dé-voile intimement, secrètement. Il a besoin d’elle, il le dit et cela se voit. Il est amoureux. Et cela suffit. Leurs journées se déroulent ainsi, au gré de leurs envies. Ils se partagent l’un l’autre, s’offrent l’un à l’autre. Parfois elle s’amuse à se déguiser en une autre. Deux enfants. Ils ressemblent à deux enfants dans des corps d’adultes. Quand ils ne sont pas au lit, ils se baignent, se lavent. Il met du shampoing dans ses cheveux, elle le savonne, il la sèche et elle lui met de la crème. Ou alors ils lisent, sa tête à elle posée sur son torse à lui, sa tête à lui posée sur son ventre à elle. Quand il écoute la radio, elle se met à danser pieds nus dans le jardin. Alors il la regarde, une larme de bonheur à peine visible courre le long de sa joue. C’est la première fois qu’il ne se cache pas, qu’il n’a pas peur de ses sentiments, qu’il ose être qui il est. Il trouve cela si simple que parfois il s’accroche à elle de peur que tout s’arrête alors elle rit, elle rit, elle rit. Et de ce rire jaillit l’évidence. Non, il ne rêve pas, ils sont bien tous les deux au bord de la mer, heureux. Quand il parle trop, elle colle sa bouche contre la sienne pour que les mots se taisent et que le silence soit roi. Quand elle devient mélancolique, il joue de la guitare pour la ramener à la vie, au présent. Seule la nuit, quand ils trouvent enfin le sommeil, amène avec elle leurs démons. Seule la nuit a le pouvoir de les distancer l’un de l’autre. Dans ses rêves à lui revient le père. Dans ses rêves à elle naît la peur. La peur que tout ne soit qu’illusion. La peur de ne pas être assez forte face à ses démons à lui. Ils n’en parlent pas, jamais. Ils mettent de côté la nuit comme on met de côté des factures impayées. Plus tard, ils s’en occuperont plus tard, quand ils n’auront plus le choix, quand il faudra bien accepter les écorchures de la vie. Mais pour l’instant c’est le matin. Leurs corps se cherchent dans le jour qui se lève.

Il se met à regarder la télévision, à n’importe quelle heure du jour où de la nuit. Elle s’allonge à ses côtés, la tête sur son torse. Elle s’endort, se réveille, s’ennuie. Elle veut du mouvement, tout le temps. La voilà partie, promeneuse solitaire, le jour, la nuit. Un soir, elle ramène d’une balade un souvenir. Il est là, d’une main distraite il lâche la télécommande et la caresse. Cette caresse est comme un coup de poing. God damned. Elle n’est pas sa chienne. Elle veut qu’il l’aime, qu’il lâche cette foutue télé et qu’il la fasse danser. Demain peut-être, ce soir, il est fatigué. Elle sent bien que le ciel au-dessus de leur histoire s’assombrit. Elle ne veut pas. Elle ne veut pas de nouveaux nuages gris. Elle le lui dit. Il ne répond rien. L’espace qui les sépare dans le lit est un océan. Sa tendresse à elle veut faire le voyage. Sa tendresse à lui est restée à quai. Peut-être demain prendra-t-elle le large pour la rejoindre. Il ne comprend rien à ses maux à elle. Espace, océan, tendresse. Tout devient confus. Ils font leurs bagages. Retour à Paris. La capitale, les grandes rues, la foule.

L’équilibre entre eux est incertain. Il recommence à faire des cauchemars, à les vivre. Elle recommence à pleurer. Elle l’aime à en crever quitte à en mourir, quitte à ce que celle qu’elle est en crève pour donner naissance à une autre. Il lui dit qu’il va partir, seul. Elle prend ça comme un rejet. Elle ne peut pas le sauver et elle le sait.

Il part un mois loin d’elle, loin de tout, dans un endroit inconnu avec des inconnus, sans téléphone ni papier ni stylo pour lui écrire, pour la rassurer. Il a besoin de ça pour vivre enfin. Etre privé de tout. Pain, eau, téléphone. Il la prive elle de lui. Est-il privé d’elle ?

Tous les jours elle lui écrit des lettres qu’il ne lira jamais. Des cris qu’il n’entendra pas. Elle décrit sa vie sans lui. Elle veut qu’il rentre, qu’il la prenne dans ses bras, la réconforte. Peut-être que là où il est il pense à elle. Elle n’y pense pas. Elle se sent seule, vulnérable. Il est seul, vulnérable. Le soir elle parle aux étoiles, c’est son côté romanesque. Elle l’imagine regardant le ciel et recevoir ses mots, son sourire. De son côté, il fait le vide pour mieux se remplir. Se laver de l’intérieur pour mieux la recevoir. Il balaye le sol de sa vie pour enfin poser ses valises dans son propre corps. Chaque jour, il apprend à accepter, à pardonner, à laisser aller.

Elle va à des fêtes, les hommes la trouvent belle. Elle sent bien le désir en eux pour elle. Elle en joue en ignorant. Elle ne pense plus à lui dans ces moments-là, elle ne pense même plus tout court. Ce n’est que quand le jeu devient sérieux qu’elle s’en va en haussant les épaules. Seule, elle culpabilise. Elle l’appelle sur son répondeur pour entendre sa voix, pour lui demander pardon de ne pas avoir confiance et d’aller là où elle connaît. La séduction. Elle voudrait qu’il rentre la protéger d’elle-même. Il ne rentre pas, pas encore. Un mois c’est long quand on a besoin d’amour. Alors la tristesse lui tient compagnie. Elle la préfère à tous ces éventuels types qui pourraient prendre sa place à lui dans leur lit. Mais la tristesse est rapide à venir et non à partir. Elle s’en rendra compte après, quand lui sera revenu mais que la tristesse restera. Ils feront ménage à trois pendant quelques temps. Et puis elle le quittera pour de bon, le laissant avec la tristesse. Il voudra la revoir lui dire qu’il l’aime, qu’enfin la page est tournée comme on dit. Elle refusera puis acceptera et alors recommencera une nouvelle histoire. Elle ne sait plus quoi faire.

Cette nouvelle histoire débute en mars. Deux semaines après qu’il soit rentré. Ils se retrouvent autour d’un café noir comme la mort. Il la regarde et la trouve belle. Elle le regarde et le trouve beau. La tristesse a disparu. Seul l’espoir s’installe sur la banquette du bistro. Il veut se marier, avoir des enfants. Il lui annonce ça si facilement qu’elle hurle. Elle hurle après le temps, après son impatience. Elle dit une phrase qu’elle a souvent dit jusqu’ici, une phrase qu’elle hait « too late». Il dit qu’il comprend, qu’il attendra le bon moment pour elle. Il attendra qu’elle soit prête. Elle est en colère, une vraie furie. Tous ces mots qu’elle a rêvé d’entendre à une période et qui n’ont jamais été prononcés maintenant il les prononce. Elle trouve que la vie est injuste. Une enfant gâtée voilà ce qu’elle est. L’attente fut trop longue. L’attente a altéré son désir. L’attente lui a donnée l’envie de ne plus attendre. D’un bond elle se lève et s’en va. Adieu. Cette fois-ci c’est la dernière fois qu’ils se voient. Il reste dans le café pendant un certain temps, le temps que les gens qui sortent du bureau viennent boire leurs bières avant de rentrer. Le temps que les gens qui sortent dîner payent l’addition avant d’aller se coucher. Le temps que les gens qui travaillent dans le bistro rangent les tables et les chaises. Il est 2h du matin et le rideau tombe sur le café noir.

Le premier petit déjeuner seule est une cérémonie pour elle.

Le premier petit déjeuner seul est macabre pour lui.

La première nuit avec un autre est une résurrection pour elle.

La première nuit avec une autre est comme toutes les autres nuits pour lui.

La première saison loin de lui est une nouvelle saison pour elle.

La première saison pour lui est hivernale pour lui.

La première année sans lui est une bouffée d’oxygène pour elle.

La première année sans elle est une remise en question permanente pour lui.

Elle avance dans les rues de Paris le cœur léger. A la voir marcher ainsi on dirait qu’elle flotte presque. Comme une rescapée, elle traverse la vie avec insouciance.

Il erre dans son pyjama la plupart du temps. A le voir ainsi, il ressemble à un petit vieux. Il ne répond plus au téléphone, c’est à peine si il sort de chez lui. Il est hébété. Il ne sait plus rien. Même le souvenir du père ne lui effleure plus jamais l’esprit. Il pense à elle sans vraiment y penser. Les yeux rivés sur son parquet il remarque un bout de son sourire à elle abandonner négligemment entre deux lattes. C’est tout. C’est tout ce qui reste d’elle.

Il ne cherche pas à la voir, à lui parler, à lui écrire encore moins. Il n’a jamais aimé écrire. Il préfère dessiner des formes difformes sur des nappes de restaurant.

Elle ne pense plus à lui, ne veut plus penser à lui. Alors elle se perd dans les bras d’autres hommes. Ces nouvelles odeurs, ces nouveaux corps, chaque jour encore un peu plus, qui se posent sur elle, qui déposent en elle leur virilité, chacun de ses hommes estompe peu à peu le souvenir de lui. Jusqu’au jour où un de ces hommes restent une nuit puis deux puis trois. Il revient la voir le soir en général ce nouvel homme. Il est grand et fort et dans ses bras elle se sent en sécurité. Et contre son cœur elle sent que l’amour peut naître à nouveau. Alors elle se laisse bercer par ces bras neufs, par cette odeur inconnue, par cette sécurité si longtemps rêvée. Paisible, elle est devenue paisible. Et dans ce calme ambiant, elle ne pense plus à lui, elle ne fait plus l’effort de ne plus penser à lui. Il a disparu de sa disquette interne. Et elle ne se rend même pas compte qu’il a disparu de sa disquette interne. Et elle se laisse bercer par cette histoire naissante avec l’autre.

Pour lui aussi vient le moment de la rencontre avec une autre. Il la croise au coin d’une rue et là voilà dans son lit. Ils font l’amour comme il aurait aimé lui faire l’amour à elle. Il se dit : « celle-là, cette nouvelle femme, je lui donnerai ce que je ne lui ai pas donné à elle, à celle qui était là avant ». Et il jouit. Et il hurle en jouissant. L’autre jouit à son tour en hurlant. Il la regarde sans la reconnaître. Un instant il hésite à lui demander de partir mais elle dort si paisiblement, si subitement après ce hurlement qu’il ne dit rien. Il se lève et va à la fenêtre. Un nouveau meuble est entré dans le décor de sa vie. Il la laisse prendre ses aises, s’installer comme on dit. Chaque jour elle amène un petit bout d’elle, toujours un peu plus. Il la regarde faire. Il commence à la trouver belle, à le lui dire. Les soirs où elle n’est pas là, il ressent comme un manque. Il n’y pense pas mais progressivement, il va se lier à elle, à sa présence, à son absence. Elle ne cherche pas à effacer l’autre, elle sait d’avance qu’elle n’y arrivera pas. Alors elle décide de prendre sa place, sa place à elle et non la place de cette autre. Elle est si enthousiaste, si pleine d’amour, qu’elle fait disparaître l’autre, petit à petit, comme une image qui deviendrait floue avant le noir total.

De son côté à elle, tout va très bien. Elle ne pleure plus depuis longtemps. Avec cet autre, elle apprend à être aimée simplement, à accepter la limpidité d’une relation. Elle n’est plus dans des excès d’euphorie ou de peine, elle vit tranquillement, au rythme de leurs deux cœurs, de leurs deux corps. Pourtant jamais elle ne retourne avec l’autre dans la maison où elle a vécu avec lui. Jamais. Parfois elle s’y rend seule ou en compagnie d’amies mais jamais avec lui. Elle ne met pas de mots dessus mais c’est comme si elle le trahissait si elle y allait avec un autre. Alors elle n’y va presque plus.

La première fois qu’elle a remit les pieds là-bas, elle a cru sentir un fantôme lui bondir sur le ventre. Elle a fait celle qui ne se rendait compte de rien mais cette nuit là fut une terrible nuit, une nuit d’insomnies, de cauchemars. Le regret la guettait mais elle s’est mise la tête sous les draps et lui a échappé de justesse. Non, elle ne vivra jamais dans le regret autant mourir maintenant. Et tant pis si une part d’elle est morte avec lui, et tant pis si une part d’elle est paralysée à jamais, plutôt être handicapée d’amour que de mourir. Cette nuit-là fut une longue nuit, une nuit qui dura des jours. Mais l’autre a débarqué à l’improviste, l’a arrachée à ce cauchemar pour l’emmener loin, dans un pays aux mille et une senteur, un pays d’Afrique du Nord, un pays rempli de couleur. Elle l’a suivi sans poser de questions, sans dire oui sans dire non, elle l’a suivi passive de sa propre vie. Ou peut-être est-ce son instinct de survie qui lui a donné la force de se lever et d’avancer, d’aller tout droit toujours tout droit encore tout droit. N’empêche qu’elle y est allée dans ce pays lointain, n’empêche qu’ils se sont aimés, elle et l’autre, dans ce pays inconnu. A partir de ce jour, elle n’a plus jamais pensé à lui. C’en était fait, fini, terminé, le fantôme a disparu pour de bon. Elle a mené sa vie avec cet autre pendant des jours, des mois, des années, elle a aimé cet autre. Ce plaisir de construire avec quelqu’un, de décider d’être heureuse avec quelqu’un, de comprendre que sa place est celle qu’on se donne et non celle qu’on croit qu’on va nous donner. Près de cet autre, elle a appris à ne pas fuir, s’enfuir devant la moindre barrière, elle a appris à se faire du bien, à ne pas tout donner pour l’autre mais à ne pas non plus garder pour soi. Elle a appris à faire la part des choses, que les problèmes n’existent pas à partir du moment où l’on entrevoie les solutions car il y a toujours une solution quelque soit la situation. Elle a appris l’écoute, le partage, la patience. Elle est allée encore plus loin que là où elle était allée avec lui.

Et pourtant…

Deux ans, 4 mois et 9 jours après leur séparation, ils se revoient. Ce n’est pas un hasard. C’était inévitable. Il y a dans la vie, parfois, des êtres qui se ressemblent tellement, que quoi qu’il advienne ils sont soudés l’un à l’autre. Elle découvre qu’ils font partis de ces gens-là. Alors ce soir-là, le soir de leurs retrouvailles, c’est comme si le monde extérieur n’existait plus, c’est comme si rien n’avait été réel et pourtant… Tout fut réel. Lui et cette autre, elle et cet autre. Leur éloignement, le silence, le manque, l’incompréhension, le non-dit, la nostalgie, tous ces sentiments existent en elle, vibrent en elle.

Lui a changé. Il n’est plus celui qui attend, celui qui subit. Il est devenu celui qui est. Il est toujours aussi beau, aussi séduisant, aussi excitant. Leurs corps sont des bêtes féroces et sauvages qui doivent se sentir, se lécher, se déchirer. Encore et toujours. Elle a peur, et si rien n’avait changé au fond ? Elle ne lui pose pas la question, elle ne cherche même pas une réponse, elle est si heureuse de le revoir après ces deux ans, quatre mois et neuf jours.

Il croit que si elle est revenue c’est pour de bon. Elle, elle ne sait pas pourquoi elle est revenue. C’était comme un appel dans sa chair. Et elle n’a pas voulu être sourde à cet appel. Ils ne parlent pas, en tous cas, pas de ce qu’ils ressentent, ils sont là, ensemble et c’est très bien.

Leurs corps se touchent, s’aimantent à nouveau. Ils ne savent pas faire autrement. Chaque pigment de leur peau attire l’autre. Ils se touchent, se caressent, se retrouvent.

Pendant plusieurs jours ils se revoient. Pour lui l’autre n’existe pas, pour elle, cela n’a pas d’importance. Elle vit chaque seconde comme si c’était la dernière. Elle ne projette rien, prend ce qui vient et ce qui ne vient pas et cela lui suffit. A la fin de ces quelques jours, elle veut partir. Il l’en empêche. Il ne comprend pas pourquoi elle ne veut pas rester. Il se met alors à parler. Il apprend que l’autre est toujours dans sa vie à elle. Et qu’elle ne sait pas, qu’elle ne veut pas choisir. Pour elle, il n’y a pas à choisir. Aujourd’hui elle est avec lui, demain, demain est un autre jour comme on dit.

Il la trouve égoïste. Elle, qui pour lui était un ange, devient humaine. Il est déçu. Une tristesse froide. Elle ne dit rien, ne proteste pas, accepte ce qu’il ressent, comme il le ressent. Elle n’a ni la force ni l’envie de se battre, de se défendre. D’ailleurs, elle est incapable d’expliquer son comportement. Elle trouve, dans cet instant d’aveu, de mots, qu’ils se ressemblent comme jamais. Deux enfants capricieux, qui veulent prendre ou donner, quelle différence ? Deux enfants qui grandissent et deviennent adultes. Plus de larmes, plus de rires. No man’s land. Sûrement qu’il aimerait qu’elle dise quelque chose, qu’elle proteste, qu’elle le colle contre elle à jamais. Sûrement qu’elle aimerait qu’il la comprenne, qu’il prenne le temps d’écouter ce silence. Mais rien n’y fait.

Pour lui, un mur entre eux vient de se construire.

Pour elle, les murs n’existent que parce qu’on veut les faire exister.

Une nouvelle séparation vient d’avoir lieu.

Les jours passent, heureusement.

Lui s’occupe l’esprit, tout le temps en mouvement. Tantôt il assiste à un vernissage, tantôt à une exposition, ou alors ce sont des soirées chez des amis plus ou moins proches, des voyages plus ou moins lointains. Il peut enfin commencer à vivre. Ne plus l’attendre, ne même plus penser à elle. La page est tournée. Un nouveau chapitre va pouvoir éclore.

Pour elle les minutes semblent durer des heures, les heures des jours, les jours des années. Elle vit dans une sorte de léthargie. Le monde est devenu fade. Alors dans des élans de lucidité, elle se met à lui écrire, à lui dire ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent. En vain, elle-même l’ignore. Les pages restent blanches. Immaculées de néant. Parfois, au détour d’une rue, quand la vie quotidienne vous pousse à avancer malgré les enclumes intimes, elle croit le voir. Son cœur bondit, ses jambes se cristallisent. Ce n’est jamais lui. Elle regarde passer cet étranger, l’observe, le compare à lui, prend une bonne inspiration et avance, avance, encore et toujours. Il y a l’autre qui voit bien que quelque chose cloche. Il s’inquiète, la bombarde de questions. Elle ne répond rien, ou si, que tout va bien, qu’elle est juste fatiguée, que ça va passer. Mais ça ne passe pas.

La journée, quand elle est seule et qu’elle pense à lui, l’envie fait surface. L’envie de lui. Ce désir la brûle. Alors pour l’assouvir, elle se caresse dans la solitude d’une chambre. Elle ferme les yeux, le revoit nu, son sexe dur, prêt à la pénétrer. Elle imagine qu’ils font l’amour, à leur façon, dans un jeu diabolique et angélique à la fois. Retour à la réalité, remplie de lui et seule.

Lui n’a plus de rapports sexuels depuis un certain temps. Toutes celles qui s’arrêtent sur lui ne l’intéressent plus. Il a peur. Il doute. La déception s’est accrochée en lui comme un naufragé à une bouée. Seule la masturbation le rassure. Et quand il prend son sexe dans sa main et qu’il ferme les yeux il ne pense plus à elle. Il imagine des corps de femmes, amassés les uns sur les autres, un tas de chair humaine, des dizaines de pubis collés les uns aux autres. Et cela suffit à le faire jouir.

Des jours passent, laborieusement. Chacun de son côté avance malgré cette enclume au cœur.

Avec l’autre, elle n’est pas heureuse mais elle ne se résout pas pour autant à le quitter. Elle attend, elle attend, elle attend. Quoi ? Même elle ne le sait pas. Peut-être au fond d’elle espère-t-elle qu’une main sacrée va pousser ses pas sur le bon chemin. Petite déjà, quand elle n’arrivait pas à se décider, elle attendait que quelque chose se passe. Elle a toujours laissé les évènements décidés pour elle. Et même si elle sent bien que cette solution n’est pas la meilleure, elle ne sait pas fonctionner autrement, elle n’a pas les outils. Alors elle imagine, espère qu’avec le temps, cette sensation désagréable, ce poids mort qui lui écrase le ventre va s’atténuer et disparaître.

Il est sans nouvelle d’elle. Il ne cherche pas à en avoir. Il s’est résigné à ne plus la voir, jamais plus. Un jour, il lui a semblé l’apercevoir au loin, dans une rue piétonne. Il n’a pas attendu de savoir si c’était réellement elle ou pas. Il a préféré entrer dans la première boutique venue. Se cacher, ne plus la voir. Et en même temps, impossible de l’ignorer. Depuis ce jour, il reste chez lui, davantage que nécessaire. Il s’enferme plus qu’il ne le voudrait. Il a besoin de ce passage à vide pour se nettoyer de sa désillusion, pour faire le deuil de cette fille qu’il a aimé comme il n’avait jamais aimé personne auparavant. Black out.

Elle erre dans les rues de Paris à la recherche de souvenirs, de petits bouts de lui. C’est l’hiver. Dans sa parka, elle frissonne. Et rien, jamais rien de lui ne s’offre à elle. Dans cette déambulation qui dure des heures, des jours, des semaines, elle commence à comprendre. Elle ne cesse de se répéter les mots qu’il a employé la dernière fois qu’ils se sont vus, elle n’est pas une femme différente des autres, elle l’a déçu, il n’est pas en colère, il ne ressent juste plus rien. Plus d’attente, plus de désir. Ces mots l’accompagnent partout où elle va. Et c’est entre deux averses qu’elle comprend enfin. Elle se rappelle la fois où il lui avait parlé de l’autre avant elle, elle se rappelle confusément des mots qu’il avait employés, la même gamme de mots que ceux qu’il lui a dit. La même chose, le même refrain. Il vit dans le fantasme. Il ne sait pas aimer celle qui est avec lui quand elle est avec lui et une fois que la fille s’en va, il réalise l’amour qu’il a pour elle. Mais on ne peut pas prendre et donner de l’indifférence. Ca, il ne le sait pas. Il n’a pas compris sa façon de fonctionner. Il idéalise. Il l’a idéalisée et il continue de vivre dans le fantasme. Jamais elle ne sera différente des autres, jamais elle ne sera une sainte. Elle a ses qualités et ses défauts et elle fait ce qu’elle peut comme elle peut. Une fois qu’elle n’a plus été là, son amour de lui pour elle fut débordant. Il a cru qu’elle était revenue pour de bon, il n’a pas accepté qu’elle aussi n’allait pas bien, qu’elle aussi était perdue. Alors pour se protéger d’elle, il a préféré la mettre sur un piédestal et l’en faire tomber. Même si les mots dans sa tête à elle sont confus, le sens est là. Comme une évidence. Il ne sait pas aimer dans le moment présent. Il ne fait que fantasmer le passé. Maintenant qu’elle a compris sa manière à lui de fonctionner, elle a envie de l’appeler, de lui parler. Dans ses moments d’errance parisienne, elle se rapproche de chez lui mais toujours quelque chose de fort et d’invisible l’empêche d’avancer davantage. Alors elle reste là, faisant du sur place, attendant qu’une main divine à laquelle elle ne croit plus le pousse vers elle.

Elle attend souvent un peu trop longtemps, elle s’use dans cette attente. Sa peau devient rêche. Son cœur se gèle dans cet hiver parisien.

Lui maintenant va chercher de la chaleur partout, dans n’importe quel bras de femme. Il passe de main en main, satisfait de ces instants éphémères de plaisir sans elle. Il travaille aussi beaucoup. Il trouve, dans les mots qu’ils prononcent certains soirs sur des plateaux de théâtre, un réconfort. Un ami qui le conforte dans le fait qu’il y a toujours des murs entre les gens. Quand il a une effluve de pensées pour elle, c’est elle qu’il remet en question, jamais lui. Alors il continue ce schéma depuis la nuit des temps, depuis le jour de sa naissance. Il aime une image qu’il a crée. Inconsciemment il rejette la réalité. Il plait beaucoup, beaucoup trop. Il a trop le choix de ses conquêtes. Il se perd dans son sex appeal. Fuck. Tu es trop beau pour ne te nourrir que d’apparence. Est-ce si difficile d’ouvrir les yeux ?

Elle apprend qu’il joue au théâtre bientôt. Elle hésite à y aller bien que sa décision soit déjà prise, elle veut le revoir. Juste le revoir quelques instants même à son insu. Alors elle y va. C’est un après-midi de décembre. Il a neigé sur la France. Sur son cœur à elle, le soleil a rayonné.

En sortant de la station de métro qui la mène là où il joue ce soir, son ventre se met à faire des nœuds, au point de devoir s’arrêter sur la chaussée pour détendre ses muscles. C’est alors qu’elle porte la main à son ventre et qu’elle repense à cet enfant qui ne naîtra jamais. Il lui avait trouvé un prénom dans cette maison au bord de la mer, un prénom international s’étaient-ils amusés à trouver. Un prénom passe-partout pour passer à travers les âges, à travers l’instabilité météorologique de la vie.

Elle, sur le trottoir, s’apprête à traverser la rue. Aucun regard à droite ou à gauche pour éviter une éventuelle voiture. Non, à cet instant précis, elle se sent invincible. Plus rien n’arrêtera le chemin vers lui.

Lui, il est dans les coulisses. Il ne sait pas si elle viendra. Secrètement, il l’espère. C’est la dernière représentation. Ce sera ce soir ou jamais. Il enfile son costume de scène. Méthodiquement, il range ses accessoires dans ses poches. Puis il part s’installer.

Elle est arrivée au théâtre la dernière. Elle reconnaît des visages mais elle enfonce sa tête sous son bonnet pour ne pas être vue. Juste le voir lui et puis partir. A l’instant où elle pénètre dans la salle, ses jambes se figent. Repartir ? Ne plus revenir ? Non, aujourd’hui elle fait le choix, sans main divine, rien qu’elle et sa décision, le voir une dernière fois.

Elle monte s’installer dans les gradins. Plus rien n’existe que son visage à lui, son corps et bientôt sa voix.

Lui, il est là, sur scène, à dire des mots d’une autre. Il sait qu’elle est là, leurs regards se sont croisés quelques instants auparavant. Sans ce quatrième mur qui les sépare, elle foncerait droit sur lui. Mais il y a des codes à respecter alors gentiment, elle reste à sa place et attend.

La pièce se termine. A peine les applaudissements éteints, elle récupère sa parka, son bonnet et ses gants. Vite maintenant, sortir, partir, vite.

Lui, sitôt retourné dans les coulisses, se met à courir, vite, très vite. Une pulsion immense le submerge. La rattraper avant qu’elle se soit enfuie. Il la connaît trop pour prendre son temps. Alors il courre, courre, courre.

C’est ainsi, dans cette course vers l’inconnu, qu’ils se retrouvent. Un moment sur image. Lui face à elle. Elle face à lui. Il se penche pour l’embrasser comme on embrasse les gens dans ce pays, deux baisers, un sur chaque joue. Pour elle, ce geste est un coup de poing. Il lui fait si mal qu’elle ne dit rien, elle ne sait que dire. Alors c’est lui qui va prendre la parole. Lui qui lui demandera comment elle va. Elle ne sait pas tricher alors elle répondra : « Pas, ça va pas ». Il demandera pourquoi. Pour seule réponse elle sourira. Non pas pour masquer une gêne mais parce qu’elle aime lui sourire. Parce qu’elle aime quand il lui sourit. Mais il ne sourit pas. Il veut savoir ce qu’elle fait là, ce qu’elle veut vraiment. Silencieuse face à ses interrogations. Pourquoi toujours parler ? C’est si évident ce qu’elle veut, ce qu’elle fait là. Mais d’un coup, elle pense à l’autre, à celui qui l’attend, celui qui est patient, qui la protège. Elle le regarde les yeux plein de larmes. Elle a peur. Elle le désire. Il la questionne, l’intimide. A cet instant précis, tout semble si clair en lui, si simple c’est ce qu’il dit. Pourtant il y a une femme dans un coin de la salle qui les observe. Une femme qui vient de rentrer dans sa vie à lui tout ça parce qu’elle porte son prénom à elle. Ce prénom qu’elle a toujours détesté, ce prénom qui sonne faux. Mais cette femme est bien réelle. Elle est là et elle l’attend.

Oui, maintenant je sais ce que je veux vraiment. Pardonne moi, je n’arrive pas à le prononcer. Tu n’as jamais lu dans mes pensées, quel dommage. Tu es là, à attendre, un mot, un geste. Je suis là, à attendre, un mot, un geste. Et c’est le silence qui nous entoure. La paralysie qui nous habille.

Le regard de cette femme qui les observe les neutralise. Alors elle part. Sans prévenir comme toujours.

Sur le chemin qui la mène au métro, elle est p

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