Balayer devant sa porte
cleo29
Une belle soirée d'été venait de tomber sur les quais de Bastille. J'en profitais en bonne compagnie dans mon petit bistrot à tapas.
“Je consulte un psychologue depuis quelque temps”, annonça-t-il en réagençant sur la table les assiettes que le serveur venait de nous servir.
Point de choc pour ma part. C'est plutôt courant de nos jours, lui répondis-je, et plutôt mature, d'ailleurs, comme démarche.
“Oui… dit-il pensif. Je suis quand même préoccupé. Cela va peut-être te paraître bizarre, mais… parfois, quand je parle avec des gens, j'ai une envie instinctive qui surgit dans ma tête. Une envie soudaine de les poignarder. Tu vois ? Comme un accès de violence qui me prend. Comme ça, d'un coup.”
Comme ça ? Ce garçon si doux ? D'un coup ?
“Tiens, dit-il soudainement en souriant et minimisant sa confidence devant mon regard éberlué, sers-toi avant que je ne mange tout ! Ces frites sont délicieuses.”.
Par crainte qu'il ne bondisse de sa chaise et ne fonde sur moi dans un accès de violence, j'obtempère sans hésitation.
Quel malaise. Partir à tout prix, inventer un prétexte... Je règle mon addition. C'est tout de même curieux d'avouer une chose pareille à un second rendez-vous, me dis-je en descendant enfin, avec soulagement, les escaliers du métro à vive allure. C'était pourtant le garçon le plus sain que je rencontrais depuis longtemps, pensais-je en ralentissant mon pas pour entrer dans la rame du train à quai. Quelle histoire, j'imagine déjà la tête de Charlotte quand je lui raconterai, plaisantais-je intérieurement pour voir le bon côté des choses, tandis que les portes de la rame se refermaient derrière moi.
Plus de places assises, je m'accroche à la barre du métro. Deux minutes de trajet m'éloignent de ce mauvais souvenir. Je commence à me détendre lorsqu'une notification apparaît sur mon téléphone : “J'ai passé une très belle soirée, j'espère te revoir bientôt. Rentre bien.” Pincement au cœur. Il semble si gentil pourtant… ruminai-je tandis qu'à la station Saint Paul, un nouveau passager s'appuya de tout son corps contre la barre à laquelle je me tenais. C'est incroyable ces gens qui se croient seuls au monde ! Je lâche la barre, m'en voulant malgré tout de subir la situation sans rien dire à ce monsieur, reculant de plein gré contre les portes opposées du métro tout en lui lançant des regards noirs. Comme si le bonhomme allait ressentir de dos ma colère contenue. Enfin voilà. Encore un rendez-vous raté. Mais mieux vaut déguerpir avant de guérir.
Arrêt de l'Hôtel de ville. Pendant que je détale dans le couloir vers la ligne 11, je rumine ma liste des rendez-vous ratés de ces dernières semaines. Il faut croire que je ne sais pas filtrer les rencontres. Allez c'est reparti, encore une nana qui marche en me collant, on ne peut pas conserver un espace d'intimité dans cette ville ? Je me retiens de la pousser. C'est vrai, quoi, pourquoi cela ne marche pas, côté sentimental ? Non mais c'est pas vrai, voilà elle l'a faite cette queue de poisson, quelle c**** ! Inspire. Je déteste le métro. Expire.
On se calme. Enfin dans la ligne 11, enfin une place assise. Je serai bientôt à la maison. Que dois-je faire de ce texto ? Ce serait lâche de ma part de l'ignorer alors qu'on s'entendait si bien il y a seulement quelques minutes. Mais ce n'est pas envisageable pour moi de le revoir, je ne serai plus vraiment à l'aise. Bon, je lui dois une réponse : réfléchissons. “J'ai aussi passé un bon moment mais…” Mais ? Cela ne pourra pas aller plus loin ? Je ne suis pas intéressée ? Ce n'est pas toi c'est moi ? Impossible de me concentrer avec ce voisin qui a mis sa musique sur le haut-parleur de son téléphone. S'il y a bien quelque chose que je déteste, ce sont les gens qui imposent leur musique aux autres. Tu t'es cru à la maison, imbécile ??
Pfiou je suis à cran, heureusement que j'arrive à destination, me dis-je en me dirigeant vers les portes de sortie du métro. Allons bon, ce petit binoclard qui me coupe en plein élan pour passer la porte avant moi, ça recommence. Encore un c**, dis-je à voix haute car à bout, au moment où le binoclard en question, contre toute attente, ralentit et me tient la fameuse porte gentiment pour me faciliter le passage, le regard souriant.
Et là, je le revois à la table du bistrot : “j'ai une envie instinctive qui surgit dans ma tête. Une envie soudaine de les poignarder. Tu vois ? Comme un accès de violence qui me prend.” Quand je pense à tous ces gens que j'ai insulté dans ma tête sur le chemin… Toujours balayer devant sa porte…
“J'ai aussi passé un bon moment. Passe une bonne soirée et à la semaine prochaine pour notre promenade.” Envoi.